La population syrienne s'est formée au gré des aléas et des péripéties de l'histoire mouvementée de cette région du Moyen-Orient, à l'intérieur de frontières tracées par la France et le Royaume-Uni. Les deux puissances coloniales, à la suite du démembrement de l'Empire ottoman, s'étaient entendues en 1916 pour fixer des communautés dans un territoire. L'accord Sykes-Picot qui a entériné cette entente pouvait permettre à la Syrie de vivre longtemps en tant qu'Etat unitaire, même si le maintien des équilibres ne pouvait pas s'accommoder indéfiniment de la dictature d'un pouvoir minoritaire exclusif. Mais à l'épreuve, il apparaît clairement que l'ouverture du prétendu «printemps arabe» est plus destructrice, dans le cas de la Syrie, que le régime tyrannique et dynastique qui l'écrasait plus qu'il ne la gouvernait. Aujourd'hui, ce sont le sionisme et les intérêts d'une géopolitique impérialiste qui sont en train de la faire disparaître pour consolider davantage la sécurité et la suprématie régionale d'Israël d'une part, et l'affaiblissement de l'Iran et ses ambitions nucléaires d'autre part.Le tableau est sombre et toute l'actualité de ces derniers jours confirme cette tendance à l'aggravation d'un conflit orienté méthodiquement et sans relâche vers une guerre civile sanglante et impitoyable. En soutenant et armant massivement les islamistes armés majoritaires sur le terrain des combats, les capitales occidentales n'ignorent pas que la conséquence prévisible de leur parti-pris est une communautarisation d'une crise politique transformée à dessein en guerre civile. La descente aux enfers s'est même accélérée depuis la création, le 11 novembre dernier à Doha, d'une «Coalition nationale syrienne des forces de l'opposition et de la révolution», à l'instigation des Américains et de leurs alliés qui trouvaient trop lent le processus qui devait aboutir à la chute du régime de Bachar Al- Assad. Pour faire bonne mesure, ils ont placé à sa tête cheikh Ahmed Mouaz El-Khatib, un imam-ingénieur en costume, la direction du CNS (Conseil national syrien) étant assurée, elle, par le chrétien Georges Sabra. A priori, le souci de la mesure y est, puisque ce sont deux représentants des deux principales communautés syriennes qui sont intronisés chefs des deux instances. Islamistes purs et durs La raison du choix est évidemment autre. L'œil fixé sur les pertes et profits du théâtre des opérations militaires, les Etats-Unis se devaient de mettre un islamiste à la tête de la Coalition, créditée d'une capacité d'harmonisation et d'unification de l'opposition aussi bien politique qu'armée. Auréolé d'une modération de circonstance, l'imam-ingénieur est en réalité un Frère musulman connu, dans le passé, pour ses prêches incendiaires contre les Etats-Unis et les Juifs. Seulement voilà, sur le terrain ce sont les brigades islamistes qui abattent le gros du travail. Leur disposition au martyr est grandement appréciée par les déserteurs qui ont rejoint l'ALS, l'armée syrienne libre, plus soucieux de la préservation de leur vie.En dépit de cette prévenance, et aussitôt la naissance de la Coalition proclamée, plusieurs groupes islamistes armés ont annoncé leur rejet de la nouvelle instance et se sont prononcés pour un Etat islamique. Parmi ces groupes –une quinzaine-, figurent les trois plus importants d'entre eux,Liwaa al-Tawhid, Front al-Nousra, qui combattent à Alep. Dans la vidéo qu'ils ont diffusée, ils qualifient de complot la Coalition et mettent en avant leur préférence pour «un Etat islamique juste». Parmi les 14 organisations signataires de cet appel figurent notamment Liwa al Tawhid, Front al-Nousra et Kataëb Ahrar Cham, ce dernier étant carrément salafiste. Peu reconnaissants envers leurs soutiens occidentaux, ces islamistes purs et durs ne laissent aucune place au doute quant à leurs intentions : «Nous refusons tous les plans extérieurs, que ce soit les coalitions ou les conseils (faisant allusion au Conseil national syrien) qui nous sont imposés d'où qu'ils viennent.» Leurs propos ne devraient pas être pris à la légère, sachant que les djihadistes sont présents sur tous les fronts et qu'ils sont la principale force de frappe dans le Nord. Riches des subsides du Qatar, leur nombre dépasserait les dix mille. Mais au total, selon les estimations turques, le nombre de rebelles en armes, toutes tendances confondues, se situerait entre soixante-dix-mille et cent mille-hommes. Face à une telle évidence, il est permis de s'interroger sur la place réelle des autres communautés et courants dans la lutte armée. La réponse, au stade actuel, ne peut souffrir aucune ambigüité : la prépondérance voulue, planifiée et calculée des islamistes, y compris ceux d'Al-Qaïda, leur a fermé les portes.
Meurtre ciblé Pire, depuis l'avènement de la Coalition de l'opposition, les islamistes sont passés à une stratégie de terreur systématique, élaborée pour terroriser les communautés et les pousser à l'affrontement. Le 28 novembre, ils font exploser deux voitures piégées dans un quartier de Damas habité en majorité par des chrétiens et des Druzes, se soldant par 54 morts et 120 blessés. La systématisation de la terreur (en fait, un terrorisme à l'état pur) a également franchi un nouveau pas à travers la «promotion» du meurtre ciblé. Journalistes, artistes et comédiens, membres de la famille de responsables politiques, fonctionnaires ou hommes d'affaires qui refusent de collaborer avec les terroristes ou de payer la «dîme», les listes des personnes à abattre s'allongent chaque jour et sont même publiées sur certains sites et relayées par des réseaux sociaux. Cette escalade des assassinats survient au même moment où, via la Turquie, les rebelles ont reçu des missiles sol-air qu'ils réclamaient avec insistance pour être moins vulnérables à l'aviation du régime. On ne s'en étonnera pas, les bonnes consciences occidentales sont restées silencieuses devant ces assassinats de civils dont le seul tort est de ne pas soutenir les terroristes. Seule l'organisation des droits de l'homme Human Rights Watch (HRW), dans son dernier rapport, s'est indignée de l'enrôlement des enfants dans la guerre. L'ALS y est accusée d'envoyer des mineurs au combat, ce qui constitue un crime de guerre. HRW avance le nombre de 17 enfants morts au combat dans les rangs de l'ASL. En fait, aucune communauté hors musulmans sunnites n'échappe à la vindicte des islamistes syriens qui ont basculé dans le terrorisme. Même les Kurdes, mal vus du régime baathistes, sont dans leur collimateur, alors que les Druzes sont ostracisés au même titre que les Alaouites en raison de leur pratique de l'islam réputée non conforme aux canons de l'orthodoxie. C'est à ce niveau que se situe la différence par rapport aux soulèvements tunisien, égyptien ou libyen. Si la similitude est certaine pour ce qui est des causes, l'orientation prise en cours de route est bien différente. Le terreau syrien est assurément plus favorable à l'éclatement de la mosaïque communautaire, pour des raisons historiques connues. Il est impossible, par conséquent, que le risque d'une guerre civile communautaire n'ait pas été pris en compte par les pays occidentaux et arabes, qui ont décidé de faire tomber le régime représenté par Bachar Al-Assad, quel qu'en soit le coût en termes de vies humaines et de déchirements. Osera-t-on, après cela, parler encore de «printemps arabe» ? A. S.