La Tribune : Quels sont selon vous les freins au développement et à quel niveau se situent-ils? M. Bendib : Je suis économiste de formation et pourtant je considère que les freins au développement ne se situent pas au niveau de la sphère économique mais s'intègrent plutôt dans une sphère plus complexe. En effet, l'anomie qui caractérise actuellement la société algérienne indique une crise générale dans la mesure où toutes les sphères (économique, politique et idéologique) sont touchées. Dès lors, on ne peut comprendre la réalité algérienne (et son mouvement quasi circulaire) en dehors d'une analyse historique qui doit intégrer l'articulation du système basé sur la distribution de la rente, système dominant de l'heure et du système capitaliste, système qui est, n'en déplaise aux idéologues du néolibéralisme, à un stade embryonnaire, malgré les apparences (au niveau du mode de consommation, en particulier). En fait, croire un seul instant que les outils développés (en particulier, les outils d'analyse de la science économique orthodoxe, i.e. l'économie néoclassique) pour comprendre une société capitaliste et anticiper son futur proche peuvent servir à appréhender la dynamique de la formation sociale algérienne relève d'un dogmatisme certain. L'économie algérienne est, au moment présent, une économie rentière qui se renouvelle grâce à la distribution de la rente pétrolière par un pouvoir omnipotent. Par conséquent, la valeur travail, valeur essentielle autour de laquelle gravitent toutes les autres valeurs d'une formation sociale dominée par le système capitaliste, (i.e. une société bourgeoise), est quasi absente de l'idéologie dominante et est même dénigrée par la culture ambiante (en Algérie, ceux qui travaillent et produisent sont souvent considérés comme des niais alors que ceux qui pratiquent la prédation à grande échelle ont souvent un statut social envié). Les freins au développement relèvent donc du politique (plus précisément du politico-idéologique) et ne peuvent être neutralisés qu'au niveau de la sphère politique. Toute autre approche (en particulier l'approche managériale) relèverait d'une diversion qui tairait son nom. Quelles seraient, à votre avis, les solutions à même de mettre fin à cette situation ? Au regard de ma réponse à la question précédente, la solution, à mon humble avis, ne se situe pas dans la sphère économique. Contrairement à une idée développée par certains confrères qui suggèrent qu'«il n'y a pas d'économies sous-développées mais uniquement des économies mal gérées», je pense que l'économie algérienne est une économie sous-développée, ou une économie arriérée, dans la mesure où elle ne se reproduit pas grâce à l'accumulation du capital, résultat de l'exploitation de la force de travail (les deux dynamiques, accumulation d'une part et exploitation d'autre part, reflétant l'essence du système capitaliste) mais se renouvelle quasiment à l'identique, malgré les apparences, grâce au saupoudrage de la rente pétrolière sur diverses couches sociales. Les solutions à mettre en œuvre pour dépasser cette situation de non-développement (ou de «développement du sous-éveloppement») relèvent de la décision politique. Et les solutions à mettre en œuvre ne sont certainement pas les politiques actuelles qui visent à calmer le «front social» en distribuant une partie de la rente, à travers des prêts (sans objectif précis à part celui de calmer la rue) aux jeunes et aux moins jeunes (l'économie algérienne exhibera-t-elle, à l'avenir, plus de «capitalistes» que de «prolétaires» ?) ou à travers le dispositif dit d'insertion professionnelle destiné aux chômeurs via des contrats à durée limitée (en fait, une manière comme une autre de camoufler le taux de chômage élevé et de calmer encore une fois la rue). Les solutions à mettre en œuvre ne sont certainement pas celles qui favorisent les activités spéculatives (l'économie de bazar, en général) au détriment de l'investissement productif qui, en termes de rendement, est, à l'heure actuelle, beaucoup moins attractif que les premières citées. En fait, avant toute dépense, il faut qu'il y ait un projet et notamment un projet social. Or, le pouvoir en place, malgré des dépenses faramineuses, ne semble pas avoir de projet à part celui de s'éterniser.
Le taux d'investissement productif dans notre pays ne dépasse guère les 2 % du PIB alors que normalement pour qu'il y ait décollage économique, il faudrait que ce taux se situe autour de 10 % et plus dépassant ainsi la démographie de sorte que ce taux puisse créer de la richesse, où se situent les carences et quelles sont les mesures à prendre pour booster ce taux ? Le taux d'investissement productif ne dépasse pas 2% du PIB parce que l'économie algérienne, en général et le pouvoir en place, en particulier n'ont pas besoin d'un taux d'investissement supérieur à cette figure et parce que le décollage mettrait en péril la domination des couches rentières. En effet, si l'on admet la proposition que la formation sociale algérienne est dominée par un système basé sur la distribution de la rente par un pouvoir omnipotent, il est inutile et plutôt dangereux pour le dit système et pour les couches dominantes de favoriser l'accumulation du capital (entendue en tant qu'autonomisation de la reproduction élargie de ce dernier vis-à-vis de la rente). En effet, un taux d'investissement conséquent qui déboucherait sur l'émergence de couches capitalistes autochtones autonomes, dans leur reproduction, de la distribution de la rente remettrait en cause la domination des distributeurs (les rentiers du système) de rente. Car, les capitalistes algériens, économiquement indépendants de la rente, exigeraient le pouvoir (ou une partie du pouvoir) politique et détruiraient le monopole des couches rentières sur ce dernier (dans cette optique, on peut comprendre la marginalisation effective des potentialités locales au profit d'intérêts étrangers en général et moyen-orientaux en particulier). Pour booster le taux d'investissement au-delà de 2%, il faudrait détruire le système basé sur la distribution de la rente et conséquemment neutraliser les couches rentières en tant que telles. Or, les couches rentières ne sont pas désarmées mais ont, pour le moment, une arme infaillible : le saupoudrage de la rente pour augmenter le nombre de leurs clients et pérenniser, dans le même mouvement, leur pouvoir. D'ailleurs, grâce à l'exportation d'hydrocarbures, le pouvoir algérien engrange des quantités astronomiques de dollars qu'il ne sait même pas gérer. Pourquoi donc, le pouvoir se mettrait-il à favoriser l'investissement productif ?
Les IDE (investissements directs extérieurs) sont infimes et concernent presqu'uniquement les services et le secteur de l'énergie (prospection et recherche pétrole, gaz ..) cela est-il dû à un manque de visibilité de la part des investisseurs quand à l'avenir économique ou à la situation politique intérieure? Quel est votre vision ? Les IDE sont infimes parce que, d'une part, la domination de la logique rentière en Algérie annihile toute velléité de construire un tissu industriel et agricole basé sur le travail et autonome par rapport à la rente. En effet, les IDE peuvent être un vecteur d'instauration de rapports de production capitalistes qui mettraient en péril la logique distributive du système rentier. D'autre part, la logique du capital financier mondial requiert que les économies pourvoyeuses d'hydrocarbures ne se développent pas en ne se métamorphosant pas en économies capitalistes. En effet, le renforcement du système rentier local serait, dans une première et longue phase, mieux approprié à la dynamique de la fraction dominante du capital mondial, i. e. le capital financier. Car l'économie algérienne (comme toutes les autres économies pourvoyeuses d'hydrocarbures) doit, du point de vue des intérêts du capital financier mondial, se spécialiser en tant que pourvoyeuse d'hydrocarbures et les couches rentières indigènes constituent de ce fait les défenseurs les plus fervents du statut de mono-exportateur de l'économie. Dans cette optique, on peut comprendre pourquoi les «puissances occidentales», représentantes des intérêts du capital mondial en général et du capital financier mondial en particulier, soutiennent tous les régimes archaïques qui «gardent» et «gèrent» les puits de pétrole et de gaz au profit du capital mondial. Enfin, au regard de ce qui vient d'être avancé, il me semble que le dépassement de la situation délétère du moment exige, d'une part, que les couches rentières soient neutralisées en tant que telles grâce à la vision que pourraient produire des hommes d'Etat et non des hommes de pouvoir et que le développement, dans toutes ses dimensions, soit perçu et s'inscrive, d'autre part, en dehors de la vision néolibérale qui tend à reproduire l'arriération des économies arriérées. M. R.