Le potentiel pétrolier et, surtout gazier, de l'Arctique est très important. La plupart des grandes compagnies y sont déjà présentes, mais deviennent prudentes, face aux conditions extrêmes d'exploitation, et aux risques de marée noire. En 2008, une étude de l'Usgs (Institut américain de géologie) estimait qu'au nord du cercle polaire arctique reposaient 13% des réserves mondiales de pétrole encore à découvrir et 30% de celles de gaz. C'était le coup d'envoi d'un emballement médiatique sur le nouvel eldorado énergétique du Grand Nord, et d'une accélération des permis de forage, provoquant une levée de boucliers des organisations écologistes. L'hypothèse de voir l'une des dernières zones préservées du globe, la fameuse «dernière frontière», hérissée de plate formes pétrolières et gazières off shore, et sillonnée d'une armada de méthaniers, tankers et autres navires marchands, devient de plus en plus réaliste. Quatre ans plus tard, l'intérêt est toujours soutenu du côté des pétroliers, dont les principaux sont présents en Arctique depuis des années (une cinquantaine de gisements importants sont exploités). En mer de Barents, le norvégien Statoil exploite déjà le seul gisement gazier offshore de la région, Snovit. Sur le champ pétrolier de Prudhoe Bay, en Alaska, opèrent plusieurs majors depuis des décennies, l'Américain ConocoPhillips en tête. Exxon Mobil, ENI, Statoil se sont alliés au Russe Rosneft en mer de Kara. Sur la péninsule sibérienne de Yamal, un méga projet gazier, conduit par le russe Novatek associé à Total (20%), progresse à grands pas et va faire entrer à son capital le chinois Cnpc (à hauteur de 20% également). Il a d'ailleurs commandé au coréen Daewoo 16 méthaniers de classe glace pour exporter -a priori à partir de 2016- du gaz naturel liquéfié via la Route maritime du Nord, qui s'ouvre au trafic et rejoint le Pacifique. Etc.
La «spirale de la mort» Avec des réserves prouvées de 84 milliards de barils de pétrole et de 318 milliards de barils (équivalent pétrole) de gaz, l'Arctique est en effet considérée depuis longtemps comme une province énergétique reconnue. Mais l'étude de l'Usgs montre que le potentiel de cette région de 21 millions de km carrés (dont deux tiers d'océan) est bien plus grand. Olivier Appert, président de l'«IFP Energies Nouvelles», est convaincu du grand intérêt de la zone. Notamment en raison de sa proximité avec une Europe en crise et de plus en plus dépendante en matière d'énergie. «On estime qu'en 2035, l'Europe dépendra à 70% de l'extérieur pour ses apports énergétiques», soulignait-il récemment lors d'une conférence pour l'ONG Le Cercle Polaire. D'après les géologues, le pétrole restant à découvrir se situe surtout sur les côtes nord de l'Alaska et à l'Est du Groenland; le gaz en mer de Barents, en Alaska et, pour une très grande part, en Sibérie Occidentale. L'Ouest de la Sibérie serait également riche en huile et gaz de schistes, «qui intéressent fortement les Russes».
L'Arctique se défend Pourtant, Olivier Appert relativise: «le coût d'un investissement pétrolier en zone arctique est 1,5 à 2 fois supérieur à celui d'un projet similaire au Texas». A cause, notamment, de «défis technologiques majeurs en termes de production et de transport». Gazoducs et oléoducs «doivent être parfois isolés du sol et chauffés», comme le sont certaines sections de l'oléoduc TransAlaska (1 300 km) qui va de Prudhoe Bay au port de Valdez. Il évoque aussi les difficultés logistiques de l'île artificielle de NorthStar en mer de Beaufort, énorme plateforme pétrolière opérationnelle depuis 2001, approvisionnée par des barges en été, et par des routes de glace en hiver. Pour les forages off shore, le recul, voire la disparition de la banquise en été, va faciliter les choses. A terre, c'est l'inverse: le ramollissement du pergelisol (les terres gelées), complique les opérations, contraignant à surélever sur pilotis certaines infrastructures. C'est le genre de casse-tête auxquelles ont été confrontées les équipes du projet Yamal, dans le nord de la Sibérie. Ces difficultés renchérissent donc fortement le coût d'extraction et, à 100 dollars du baril, de nombreux projets rencontrent des problèmes de rentabilité. Le boom du gaz de schiste américain, la baisse des prix qu'il a entrainée et l'indépendance énergétique qu'il va conférer aux Etats-Unis, a mis à mal le modèle économique de certains projets arctiques ultracoûteux. Tel Shtokman, l'un des plus champs gaziers au monde, situé à 500 km des côtes russes et à 350 mètres de profondeur -ce qui est en soi un défi redoutable- et dont le coût de développement avoisine les 30 milliards de dollars. Initialement destiné au marché américain, le projet est stoppé par le russe Gazprom depuis un an et demi, et ses deux partenaires, le Français Total et le Norvégien Statoil attendent que la compagnie russe révise éventuelle le mode de financement (Statoil est, officiellement, définitivement sorti mais certains experts le jugent plutôt «dormant»).
La plateforme ivre de Shell Outre ces déconvenues, deux évènements majeurs ont récemment refroidi les ardeurs des compagnies pétrolières. Premier choc: la gigantesque marée noire provoquée en 2010 dans le Golfe du Mexique lors de l'explosion de la plateforme Deepwater Horizon de BP. Cette catastrophe environnementale en fut une aussi -financière et en termes d'image- pour la compagnie britannique. Or, en Arctique, où le souvenir du naufrage de l'Exxon Valdez en 1989 reste douloureux, les conséquences d'un accident du type BP seraient plus graves encore parce que, d'une part, les méthodes chimiques de lutte contre une marée noire sont inefficaces dans des eaux glaciales et qu'en outre, l'absence de ports de proximité interdit tout réaction rapide. L'autre image qui a marqué les esprits est celle, fin décembre, de la plate forme pétrolière de Shell, ballotée et dérivant dans l'Océan arctique en pleine tempête avant de s'échouer sur une île déserte au nord de l'Alaska. Un fiasco qui venait clore une tentative risquée et plutôt calamiteuse l'été précédent du groupe anglo-néerlandais dans les mers de Beaufort et des Tchouktches, à l'extrême nord de l'Alaska, où il a obtenu deux permis de forage. Il y a 5 mois, le groupe a annoncé «une pause» cette année dans la zone, non sans ajouter que l'Alaska restait une région «à haut potentiel pour Shell sur le long terme». Depuis 2006, le groupe a déjà dépensé près de 5 milliards de dollars en Arctique.
L'arctique n'est plus la Graal. Pour l'instant L'accident a fait resurgir le débat aux Etats-Unis sur les forages arctiques. Deux anciens conseillers de Barack Obama se sont publiquement prononcés contre. Dès septembre 2012, le P-dg de Total, Christophe de Margerie, annonçait de son côté au Financial Times que sa compagnie n'irait pas forer le pétrole sous la banquise. «La situation a beaucoup évolué depuis 3 ou 4 ans, l'Arctique n'est plus le Graal», note un dirigeant du groupe, évoquant les huiles et gaz de schiste des Etats-Unis (et d'ailleurs), ou les découvertes pétrolières récentes en Afrique. «Pour une Europe en crise, le Grand Nord offre un potentiel important qui peut l'aider à retrouver une certaine sécurité énergétique, mais qui se heurte à de lourdes difficultés techniques, économiques, environnementales et géopolitiques, que les compagnies pétrolières ont désormais pris en compte», résume Olivier Appert. Peut-être. Mais Total n'a aucune intention de renoncer à ses activités gazières, jugeant le gaz moins polluant que le pétrole; ConocoPhillips et Statoil vont à leur tour tenter leur chance dans la très dangereuse mer des Tchouktches respectivement en 2014 et 2015; le Groenland vient d'ouvrir les eaux de sa côte est (après la cote ouest) à l'exploration pétrolière. L'objectif n'est pas seulement d'approvisionner l'Europe mais bien, de plus en plus, les lucratifs marchés asiatiques. Pour le géographe Eric Canobbio, «tout n'est qu'une question de sécurisation des approvisionnements et de positionnement de l'offre polaire par rapport à l'offre mondiale. L'Arctique est très vulnérable mais soumise à des tensions qu'elle ne maitrise pas». A. D. In slate.fr