Lorsque l'on se tient sur la calotte glaciaire du Groenland, on comprend vite pourquoi l'homme moderne vénère les espaces vierges. Partout la glace est là, ciselée par des forces exceptionnelles. Des crêtes tourmentées d'argent et de lapis-lazuli se détachent dans la pureté de l'air arctique. Les grands glaciers imposent leur ordre à l'étendue anarchique, descendant lentement vers la mer à demi-gelée.Pas un souffle de vent, pas un grondement de moteur, pas un cri d'oiseau : la glace est muette. Au bruit se substitue l'absence. On la perçoit comme une pression derrière les tempes, et si l'on tend l'oreille, on a comme l'illusion d'un rugissement. Pour des générations d'explorateurs européens à la moustache ourlée de givre, les glaces polaires ont été et sont encore l'incarnation de la puissance de la nature. L'Arctique est une des dernières régions sauvages de la planète, et une des moins explorées. Le Groenland, la plus grande île du monde, est six fois plus étendu que l'Allemagne. Mais sa population ne dépasse pas les 57 000 âmes, pour la plupart des Inuits éparpillés dans de minuscules villages côtiers. L'Arctique dans son ensemble, soit à peu près le cercle polaire arctique et une bande étroite au sud, abrite à peine 4 millions d'habitants, dont près de la moitié résident dans quelques rares villes postsoviétiques lugubres, comme Mourmansk et Magadan. Partout ailleurs, y compris dans une grande partie de la Sibérie, du nord de l'Alaska, du nord du Canada, du Groenland et du nord de la Scandinavie, il n'y a personne, ou presque. Pourtant, la région est loin d'être inviolée.
Un dégel paradoxal Depuis 1951, l'Arctique s'est réchauffé environ deux fois plus que la moyenne planétaire. Durant cette période, la température au Groenland a augmenté de 1,5 °C, et de 0,7 °C dans le reste du monde. Cette disparité ne devrait faire que se confirmer. Une hausse de 2 °C des températures planétaires – apparemment inévitable alors que les émissions de gaz à effet de serre montent en flèche – entraînerait un réchauffement de 3 à 6° C dans l'Arctique. Presque tous les glaciers arctiques ont reculé. La zone de terre couverte de neige au début de l'été a diminué de près d'un cinquième depuis 1966. Mais c'est l'océan Arctique qui a le plus changé. Dans les années 1970, 80 et 90, l'étendue minimale de la calotte glaciaire a chuté de près de 8 % tous les dix ans. Puis, en 2007, la glace de mer s'est effondrée et a fondu pour atteindre un minimum estival de 4,3 millions de kilomètres carrés, soit près de la moitié de la moyenne dans les années 1960 et 24 % au-dessous du minimum précédent, calculé en 2005. De mémoire d'homme, c'est la première fois que le passage du Nord-Ouest, une voie navigable qui passe par les 36 000 îles de l'archipel arctique canadien, est libéré des glaces. A long terme, le dégel du Nord pourrait s'avérer dévastateur. Mais paradoxalement, dans l'intervalle, aucune autre espèce ne profitera plus de ce bouleversement que celle qui en est la cause : l'homme. La disparition de la glace de mer risque certes de sonner le glas des dernières cultures Inuits, mais de nos jours plus personne ou presque ne vit dans des igloos. Et la grande fonte va permettre à beaucoup de gens de s'enrichir.Avec le repli de la toundra vers le nord, d'importantes superficies de l'Arctique vont devenir cultivables. Un printemps de plus en plus précoce pourrait causer une augmentation de 25% de la végétation. Ce qui permettrait aux Groenlandais de récolter plus que la misérable centaine de tonnes de pommes de terre qu'ils produisent actuellement. Et d'autres matériaux, d'une valeur nettement supérieure, vont être de plus en plus accessibles. L'Arctique est d'ores et déjà une grande source de minerais, dont le zinc en Alaska, l'or au Canada, le fer en Suède et le nickel en Russie et il y en a bien d'autres à exploiter. L'Arctique recèle aussi du pétrole et du gaz, sans doute en grande quantité. Dans toute la région, des permis d'exploration sont accordés, aux Etats-Unis, au Canada, au Groenland, en Norvège et en Russie. Le 18 avril, Exxon Mobil a finalisé avec le Russe Rosneft les termes d'un accord portant sur un investissement de 500 milliards de dollars dans le développement de réserves offshore, y compris dans la mer de Kara, en Russie. Les compagnies pétrolières n'aiment guère en parler, mais c'est là une autre conséquence positive de la fonte. Le changement climatique provoqué par la consommation de carburants fossiles va permettre l'exploitation et l'utilisation de davantage d'hydrocarbures arctiques. Ces nouvelles industries ne vont pas apparaître du jour au lendemain. Il reste bien assez de glace de mer pour qu'il soit extraordinairement difficile et coûteux de travailler dans le cercle polaire. Il est probable qu'il faudra attendre au moins dix ans avant que les explorations d'aujourd'hui débouchent sur une production d'hydrocarbures. Mais à terme, c'est inévitable. Le butin est gigantesque, et les compagnies pétrolières et les pays riverains ont la ferme intention de s'en emparer.Tout au long de la deuxième moitié du XXe siècle, l'Arctique, qui était le plus court chemin entre la Russie et l'Amérique, a couru le risque de devenir le théâtre d'une guerre nucléaire. A en croire certains, l'ouverture des voies navigables ne fait que renforcer la possibilité d'un conflit. Une inquiétude attisée par la Russie et le Canada, les deux plus grands Etats riverains : chez l'une comme chez l'autre, l'Arctique est à l'origine d'une vigoureuse flambée nationaliste. Jetant un regard nouveau sur leurs régions septentrionales, quelques-uns des huit pays arctiques ont entrepris de les remilitariser. La Norvège a transféré son centre de commandement dans la ville arctique de Reitan en 2009. La Russie est en train de remplacer et de moderniser sa flotte de six brise-glace nucléaires, des bâtiments civils pouvant avoir un impact sur la sécurité. Mais les menaces sont sans doute surévaluées.
La guerre du pôle n'aura pas lieu L'Arctique n'est pas une terra nullius. Contrairement à l'Antarctique, régi par un traité international, il est pour l'essentiel déjà partagé. On y recense près d'une dizaine de litiges territoriaux, le plus complexe étant sans doute celui qui oppose les Etats-Unis au Canada quant au statut du passage du Nord-Ouest. Or ces deux pays ne vont pas se faire la guerre, et la majorité des Etats riverains sont membres de l'Otan. Pourtant, la fonte de l'Arctique ne fera pas que permettre à des pays déjà riches en ressources de s'enrichir plus encore. Elle aura d'autres conséquences géostratégiques. L'ouverture de nouvelles voies navigables risque de semer le trouble. En longeant la côte sibérienne par le passage du Nord-Est, on raccourcit d'environ un tiers la distance entre l'Europe occidentale et l'Asie de l'Est. Ce passage est désormais ouvert quatre ou cinq mois par an, et le trafic s'y développe. En 2010, 4?navires seulement l'avaient emprunté ; l'an dernier, 34 l'ont fait, dans les deux sens. Les grands exportateurs asiatiques, la Chine, le Japon et la Corée du Sud, investissent déjà dans la construction de bâtiments capables de naviguer dans les glaces. Pour la Russie, c'est une double bénédiction. Cela lui permettra de commercialiser plus rapidement ses ressources arctiques, et plus la route maritime du nord deviendra praticable, plus Moscou pourra diversifier son économie dépendante des hydrocarbures. Les risques de litiges, sans aller jusqu'à la guerre, sont nombreux, et il faudra savoir les gérer. Ce qui est bon pour la Russie peut ne pas l'être pour l'Egypte, qui, l'an dernier, a récolté 5 milliards de dividendes liés au canal de Suez, autre passage reliant l'Orient à l'Occident. Fort heureusement, un Conseil arctique très prometteur a été créé. Sous la houlette des Scandinaves depuis cinq ans, il a atteint un niveau de coopération impressionnant, entre autres dans les domaines de la recherche scientifique, de la cartographie et du développement des ressources.Mais comment concilier la menace environnementale de la fonte de l'Arctique et les ouvertures économiques qu'elle représente ? La diminution de la glace de mer est tout autant le résultat de l'activité humaine que la transformation des prairies en terres arables. Elle pourrait même s'avérer lucrative. J. A.