Pour Dieu ou pour le plaisir des enfants, les Algériens des villes ont acheté massivement le mouton du sacrifice. Pour les plus riches, pas de problèmes. Cela peut aller pour eux, trois ou quatre moutons. L'essentiel est de respecter la règle des tiers : un tiers pour soi, un tiers pour les proches et les parents, un tiers pour les pauvres. Pour les plus pauvres non plus. Même s'ils le voulaient, ils ne peuvent absolument pas. Pour les salariés et les petits revenus, c'est difficile. Ils sentent bien qu'ils peuvent avec un petit effort. Et quelques-uns à la foi plus assurée ou plus prévoyante ont économisé l'argent nécessaire pour l'achat d'un mouton qui leur permette de faire bonne figure. Un mouton conforme aux critères du sacrifice sans être trop coûteux. Pour certains, l'achat s'apparente bien à une saignée financière, un sacrifice, un trou sérieux dans le budget. D'un point de vue strictement religieux, leur dépense ne se justifie pas. La doctrine est particulièrement nette sur cette question comme sur celle du jeûne. Nul n'est astreint à ce qui surpasse ses capacités. Alors, pour prévenir un regard par trop perspicace sur un effort financier trop visible, ils rajoutent cette justification superfétatoire : c'est pour les enfants. Pourquoi les moins nantis, les plus faibles, les plus pauvres se sentent-ils obligés de se justifier au-delà des raisons admises ou imposées par la société quand ils accomplissent les mêmes actes que les autres, comme s'ils entraient sans y être invités dans la cour des grands ? Mais là n'est pas le propos car ceux qui leur reprochent de faire ce geste au-dessus de leurs moyens comme ils reprochent aux malades, aux physiquement faibles de jeûner avec la même ferveur que les bien portants, oublient de s'interroger sur les faits, sur le sens, sur la portée, sur la fonction de ces gestes forts, de ces moments particuliers que représentent le mois de jeûne et la fête du sacrifice. Et d'abord les faits. Depuis plus de vingt-cinq ans, par vagues successives et malgré quelques reflux, les Algériens montrent plus de religiosité. Nous pouvons faire la part de la religiosité tactique. Elle reste le fait d'élites ou d'affairistes soucieux de se donner une meilleure prise sur la société et sur les gens. Mais de quelle tactique peut-il s'agir quand la grande masse des croyants est si loin de ces enjeux de pouvoir ? J'ai entendu un intellectuel s'étonner qu'après les années de terrorisme se confirme un tel afflux vers les mosquées. Comme si la justification par la religion de ces actes devait dégoûter les gens de la religion. Etrange attente chez un intellectuel. D'une part, il a pris au mot les terroristes en avalisant l'idée que leurs motivations ne sont pas sociales et politiques mais religieuses. Etrange parce que les attitudes religieuses s'expliquent par le social et le vrai travail de l'intellectuel, philosophe ou chercheur des sciences sociales reste de comprendre et de débusquer ce social à travers ses apparences religieuses. Ce serait même un paradoxe que les gens se dégoûtent de la religion en prenant les motivations conscientes des terroristes pour leurs vraies motivations. Un tel rapport de transparence n'existe pas chez les hommes ou alors nous n'aurions plus besoin des sciences sociales et de la psychologie. Il faudrait même aller un peu plus loin et oser l'hypothèse que le besoin du religieux post-terroriste continuait le combat que la société lui avait mené dans un dernier effort de réappropriation de sa religion. Le fait m'avait d'abord frappé par des membres des GLD qui avaient fourni un gros effort dans la lutte antiterroriste et qui avaient évolué vers deux comportements apparemment contradictoires. D'une part, ils tenaient des discours très antiterroristes, déniant à ces derniers toute appartenance à l'islam et, d'autre part, un changement vestimentaire et de vocabulaire les apparentait de l'extérieur au salafisme. En fait, ils étaient devenus salafistes, complètement. Deux amis m'ont particulièrement intéressé. Le premier pour son jeune âge quand il s'enfonçait dans les oueds et les bosquets à la recherche des traces. Le deuxième pour sa témérité et celle de trois autres jeunes hommes pour le temps qu'ils passaient à débusquer les terroristes, chercher les casemates, chercher des indices. Sur le coup, nul signe de traumatisme particulier ne transparaissait sur leur visage. On pense tout simplement : ils sont courageux. Par la suite, en observant leur transformation et en les écoutant, j'ai réalisé quelles épreuves ils avaient vécues en silence, sans pouvoir les formuler, quel drame avait été pour eux l'idée de rencontrer la mort ou, pis, de la donner. Quelle épreuve avait été pour eux de donner les apparences du courage serein pour ne pas miner les autres. Leur salafisme était la rançon de leur engagement. Il est aussi une certaine rage à perpétuer un combat idéologique contre les terroristes mené à l'intérieur de la représentation religieuse puisqu'ils n'ont pas les moyens de le mener dans la représentation politique. Ce qui m'apparaît aussi clairement pour ces deux cas peut être généralisé à la masse des croyants en qui redoublent les besoins de religiosité. Pas de la même façon certainement puisque les traumatismes ne sont tous de même ampleur ou de même intensité mais il est indéniable qu'il existe un traumatisme de toute la société. Se réapproprier sa religion, c'est l'arracher aux autres. Encore faut-il la reconnaître, et à quels signes ? Aux signes fondamentaux. Ceux du Texte et ceux d'une interprétation juste. Ce salafisme n'est pas nouveau dans notre société. Nos parents développaient un salafisme spontané sur lequel vous lirez de belles pages dans le prochain livre de L. Boukra à paraître chez Apic. Mais vos propres souvenirs suffisent à vous restituer la force avec laquelle nos parents croyaient à la cité de Médine et aux califes bien guidés. Cela se transmettait de bouche à oreille compte tenu de l'analphabétisme mais tous recherchaient le havre de la Cité perdue et le bonheur d'un âge d'or. Il faut donc bien noter que ce nouveau salafisme a des significations bien différentes du salafisme du FIS et du Hamas. Il en est même radicalement différent. Il n'est pas le seul. En fait, on observe plusieurs salafismes. Le plus célèbre mais pas forcément connu reste le courant coraniste. Ce salafisme spontané ou savant travaille en profondeur la société. Que vingt ans après octobre 1988 le pouvoir en soit à résoudre les mêmes problèmes en dit long sur la profondeur de ces courants. Alors que les enfants viennent en prétexte à l'achat du mouton ne doit pas nous voiler les besoins propres des pères qui avancent ce prétexte. Les enfants ont bon dos, tout le monde le sait. Pourquoi ces pères résistent-ils si peu à leurs enfants ? Ils doivent résoudre leurs propres fantasmes, leurs propres angoisses devant le vide créé par l'effondrement des solidarités ancestrales, la disparition des valeurs patriarcales et la marchandisation des rapports sociaux. Devant ce vide abyssal du socle éthique qui s'effiloche, les actes religieux forts tels que le jeûne et le sacrifice du mouton viennent renouveler le pacte social du musulman qui ne reconnaît comme maître que Dieu. Avoir Dieu pour seul maître, c'est aussi renvoyer les maîtres terrestres à une définitive vacuité, à une irrémissible temporalité, à un accident du temps. C'est à se ressourcer dans de plus solides symbolismes que les hommes recherchent leurs sources et tentent d'y retourner quand ils ne sont que le fil de cette eau incapable de remonter les pentes du temps. Il y aurait bien d'autres significations à rechercher dans cette histoire de mouton. Je vous ai déjà parlé de la symbolique du couteau et de ce signe clair de Dieu refusant le sacrifice humain contrairement aux dieux friands de sang humain qu'adoraient les différentes religions de cette grande région du Moyen-Orient. A vous de voir de votre côté. M. B.