Il flotte depuis quelque temps sur Alger et sur d'autres radieuses contrées algériennes une espèce de «smog», un mélange de fumée, de suie et de brouillard très épais qui vous empêche de respirer. Naturellement, il ne s'agit pas de ces brumes jaunâtres provenant d'un mélange de polluants industriels qui accablent les grandes villes du monde industrialisé. Il est plutôt question d'une chape de plomb morale, d'une dérive paranoïaque et d'un climat inquisitif. Cela fait peur, de plus en plus, et incite à penser qu'Alger, par exemple, n'est vraiment pas une ville méditerranéenne, conviviale, justement celle que «l'Algérois» Albert Camus a célébrée dans Noces suivi de l'Eté. Aux chapitres classiques de la sinistrose algérienne sont, en effet, venus s'ajouter de récents procès de la foi de convertis, instruits par des tribunaux civils. De même, cette tendance bien algérienne à dresser des échafauds, des bûchers et des potences pour tous ceux d'entre nous qui contreviennent à la «bien-pensance» générale. Figure connue du barreau algérois, Mme Fatima Benbraham en est une nouvelle victime publique. L'avocate qui s'est exprimée sur l'épineux problème de la pédophilie en Algérie, a expérimenté à son corps défendant les limites de la liberté de conscience et d'opinion qui pourtant «sont inviolables», selon la Constitution (art.36). Pour reprendre une formule récente de cheikh Abderrahmane Chibane, personnalité respectable et respectée du mouvement des uléma, ancien ministre des Affaires religieuses et gardien du dogme, l'avocate a tenté de «réparer une erreur par une autre». Son erreur justement ? Avoir suggéré de réguler la prostitution et de l'encadrer par la loi. Pour ses contempteurs, nombreux dans la presse, au sein de sa propre corporation, dans le monde politique et dans l'univers cultuel, elle aurait encouragé l'essor du stupre dans un chaste pays en encourageant l'ouverture et le développement de lupanars décentralisés. Ses démentis, ses dénégations et les expressions renouvelées de sa bonne foi dans l'interprétation propre de l'intérêt général n'ont pas empêché la montée au créneau de toutes sortes d'instructeurs spontanés de procès en sorcellerie. Ces inquisiteurs à la petite semaine ont vu en l'avocate téméraire une sorte de «démonolâtre», une blasphématrice, voire presque une hérétique. Oh, bien sûr, Mme Benbraham n'a pas exercé le culte de Latrie et de Durie à Satan, ni appelé à fabriquer ces fameux «philtres d'amour» prohibés par le «Directorium Inquisitorum» des Inquisiteurs européens du XVe et du XVIe siècle. L'avocate, qui est à l'écoute des évolutions et des pulsions de sa société, avait juste émis un avis éclairé sur une manière de traiter les misères sexuelles des hommes, dont l'horrible dérive est la pédophilie. Face à ce fléau qui a toujours existé dans notre pays mais qui subit aujourd'hui l'effet de loupe médiatique, quelle parade efficace adopter justement au temps où l'Internet étend sa toile maléfique dans le bon et le (très) mauvais sens du terme ? Il n'y pas de solution miracle. C'est évident. Les sociétés plus évoluées, plus ouvertes, moins rigides et moins traumatisées que la nôtre savent que la panacée n'existe pas. Mais chez nous, plutôt que de se saisir des propos de l'avocate pour ouvrir un débat serein et apaisé, on fait monter les prédicants de tous poils et les cagots de tous bords. Et voilà que certains de ses confrères, des Torquemada qui s'ignorent, pétitionnent à tout-va pour la faire traduire devant la commission de discipline et de l'éthique du syndicat des avocats. Rien que ça ! A la place du débat et de la recherche de solutions efficaces par tous les contributeurs positifs au bien commun, on assiste au déferlement d'une certaine hypocrisie jésuitique. Sa traduction, on la retrouve dans la montée irrésistible du bigotisme et de l'intolérance. Pourtant, Dieu est Amour et le Saint Coran prêche la bonne parole, celle de la paix des âmes et de la mansuétude à l'égard des pécheurs. «Il y a seulement de la malchance à ne pas être aimé : il y a du malheur à ne point aimer», a dit un jour Albert Camus. On peut croire que c'est ce qu'a voulu dire aussi Mme Fatima Benbraham. N. K.