« A 4 à 1, on nous a demandé de ne pas humilier davantage la Tunisie chez elle » Après Noureddine Kourichi, c'est au tour de Mahmoud Guendouz de parler de ce qui s'est passé avant, pendant et après le Mondial de 1986. Des révélations jamais faites auparavant. L'ex-capitaine des Verts est aujourd'hui membre du staff technique de l'équipe Al Jazeera d'Abou Dhabi, de la réserve pro et responsable des moins des 18 ans du club émirati. Il revient dans cet entretien avec beaucoup de détails sur cet épisode noir, selon lui, du football algérien. Entretien.
Dans une interview qu'il nous a accordé récemment, votre ex-coéquipier en équipe nationale Noureddine Kourichi est revenu sur les deux coupes du monde auxquelles a participé l'Algérie, et a expliqué l'échec enregistré en 1986 au Mexique par une démobilisation totale sans aller au fond des choses. En tant que capitaine de cette équipe, pouvez-vous nous dire exactement ce qui s'est passé ? Vous savez, le simple fait d'évoquer le Mondial 86 éveille en moi un sentiment de colère et de révolte. Cela fait plus de vingt-deux ans, mais croyez moi, jusqu'à présent, je n'ai pas encore digéré ce qui s'est passé durant cette coupe du monde, et je ne pardonnerai jamais à tous ceux qui ont cassé cette équipe, ceux qui ont détruit un travail de longue haleine, de dur labeur, fait par des hommes compétents, intègres et dévoués. A notre retour du Mexique, j'avais écrit un livre intitulé Révélations mexicaines, dans lequel j'avais tout raconté et tout dénoncé. Ce livre n'a jamais vu le jour. Il a été interdit de publication. Vous m'offrez aujourd'hui l'occasion de revenir sur cet épisode noir de notre football car je considère le Mondial 86 comme une étape cruciale de notre sport-roi, un virage décisif que nous n'avons pas su négocier alors que nous avions d'énormes moyens de le prendre sans risques.
Justement, d'aucuns estiment que le groupe de 86 était bien meilleur et plus performant que celui de 82, mais paradoxalement, les résultats et les prestations ont été très décevants ... C'est juste. L'équipe nationale de 1986 était plus mature, plus compacte et plus expérimentée. Nous avions des joueurs plus talentueux et plus aguerris avec de l'expérience en plus. Vous n'avez qu'à voir les éliminatoires que nous avions faits pour vous en rendre compte. On écrasait tout sur notre passage et on était redoutés partout en Afrique. Le match que nous avions gagné contre la Tunisie à Tunis en est la parfaite illustration. Ce jour-là, alors que nous menions par 4 buts à 1 à El Menzah, on nous a demandé d'arrêter le massacre pour ne pas humilier davantage le pays voisin. Nous avions une grande équipe qui pouvait aller facilement en demi-finale de cette coupe du monde. Malheureusement, nous n'avions pas d'entraîneur. Nous avions une équipe forte, mais un entraîneur faible.
Vous parlez de Rabah Saâdane ? Oui. Il a complètement failli à sa mission et je ne lui pardonnerai jamais cela car il a joué avec les sentiments de millions d'Algériens, de tout un pays. Pour vous expliquer les choses, il faut revenir un peu en arrière.
Lors de l'établissement de la liste des 22 ? Non, bien avant cela. Les problèmes ont commencé à l'occasion d'un match amical que nous allions jouer contre l'équipe brésilienne de Fluminense. On ne sait pour quelle raison, le président de la FAF de l'époque a voulu, dans un premier temps, changer le staff médical en virant le docteur Bensalem. Nous les joueurs, nous y étions fermement opposés, d'autant qu'on sentait que quelque chose se tramait derrière cette équipe. Nous avons pu savoir, en effet, qu'il préparait, entre autres, le terrain à plusieurs émigrés pros à qui on allait faire appel. La place de quelques joueurs locaux qui avaient fait toute la phase des éliminatoires et qui avaient contribué à la qualification en coupe du monde était désormais en jeu, et le conflit entre professionnels et locaux allait naître avant d'aller au Mexique. Alors, quand le président de la FAF en question s'est rendu compte qu'il ne pouvait pas faire tout ce qu'il voulait dans cette équipe, il nous a menacé, particulièrement Cerbah et moi.
Qu'est-ce qui s'est passé par la suite ? Je suis allé le voir à la FAF. Je lui ai parlé comme un Algérien fier de son pays, et je lui ai demandé de choisir entre l'école algérienne et l'école française. Il m'a accusé de vouloir faire de la politique. Mais après, il a changé de discours en me voulant de son côté, genre «si tu as besoin de quelque chose tu n'as qu'à le demander, je suis là, ne t'inquiètes pas...» Ce monsieur est venu détruire ce que les hommes avaient construit auparavant. Et tout ce que j'ai fait pour préserver le groupe et défendre les joueurs, c'est Saâdane qui devait le faire à ma place normalement. Mais lui n'a pas bougé le petit doigt. Il avait peur qu'on le vire.
Mais apparemment, vous n'êtes pas parvenu à convaincre le président de la FAF ... Nous avions une opportunité de le faire revenir sur sa décision à l'occasion du match contre l'Angola. Ce sont les joueurs du cru qui allaient y prendre part. La veille du match, on s'est réunis entre nous, et j'ai dit aux joueurs qu'ils doivent prouver que nous n'avons pas besoin de tous les pros qu'on voulait ramener. J'ai tenu le même discours au staff technique qui était composé de Saâdane, Abdelouahab et Mokdadi. On a gagné difficilement 3 à 2. Après ce match, on a fait appel à quelques pros et on a remporté les quatre autres matches, c'est-à-dire les doubles confrontations avec la Zambie et la Tunisie. Et Saâdane s'était rangé définitivement du côté du président de la FAF.
Comment cela ? Savez-vous qu'il n'allait pas me faire jouer lors du match aller contre la Tunisie ? Il avait reçu des instructions dans ce sens. On voulait me mettre sur le banc pour voir si j'étais indispensable ou non. Si tout se passait bien, je ne devais plus ouvrir la bouche. J'ai eu écho de ces tractations et je suis allé voir Saâdane. Je l'ai mis en garde contre toute décision qui mettrait en danger l'intérêt de l'équipe nationale. La veille du match, il est venu me voir, lui et Noureddine Saâdi, pour me dire : «Ecoute Mahmoud, tu vas jouer le match aller, mais le match retour, c'est Chaïb qui jouera.» Je n'ai rien dit. Le jour de la rencontre, je fais une grande prestation, comme l'ensemble des joueurs d'ailleurs, et j'ai même été derrière le but égalisateur. On ne pouvait plus me toucher, mais j'avais encore des doutes.
Comment cela ? L'équipe nationale devait participer à un tournoi au Mexique. J'avais décidé de ne pas partir pour voir la réaction des dirigeants et du staff technique. Je pensais qu'en ne me présentant pas à l'aéroport, on allait demander après moi et chercher pourquoi je ne suis pas venu. Mais personne n'a cherché à savoir, et mes soupçons se sont avérés fondés. Ils ont joué trois matches, ils les ont tous perdus. Au retour de l'équipe, Saâdane m'appelle à minuit et me demande si on pouvait se voir. J'ai accepté et on s'est vu au centre de regroupement de l'équipe nationale au complexe olympique. Il a reconnu son erreur et on devait repartir pour redresser la situation. J'ai oublié de vous dire qu'entre- temps, un nouveau dirigeant avait rejoint le staff de l'EN, un énergumène qui voulait lui aussi me casser, et c'est lui qui aurait fait en sorte que l'équipe embarque sans moi pour le tournoi du Mexique.
Avant le Mondial, il y a eu la coupe d'Afrique des nations du Caire qui a été catastrophique pour vous. L'EN a été éliminée au premier tour... Nous l'avons très mal préparée pour la simple raison que ce n'était pas l'équipe «A» qui devait y participer. Il était prévu que l'Algérie parte en Egypte avec l'équipe «B» afin de permettre aux «A» de bien préparer le Mondial. Aussi, sur le plan psychologique, il était important de se préserver d'un éventuel échec au Caire. Mais puisqu'il y avait le Maroc dans notre groupe, on a décidé d'envoyer l'équipe «A». Tout a été fait à la hâte, et c'est la raison pour laquelle cette coupe d'Afrique a été un échec.
Parlons maintenant de la fameuse liste des 22 sélectionnés pour Mexico qui a fait couler beaucoup d'encre à l'époque. Quelle en est la part de vérité ? Quelques jours avant que cette liste ne soit rendue publique, j'ai été reçu par un haut responsable de l'Etat, le patron du parti unique de l'époque. Il a voulu discuter avec moi du sujet et de l'équipe nationale en général. Il m'a parlé des joueurs locaux et il m'a laissé entendre que certains d'entre eux n'étaient pas en mesure de défendre les couleurs nationales au Mexique. J'ai senti alors que beaucoup d'entre eux allaient sauter.
Voulez-vous dire que la liste des 22 sélectionnée a été faite par des hauts responsables de l'Etat ? Oui, et c'est au siège du FLN qu'elle a été établie. La liste des 22, ce n'était pas Saâdane. Il n'avait aucun mot à dire là-dessus et c'est ce que je lui reproche entre autres. Il s'est tu et il n'a rien dit.
Quel est ce haut responsable de l'Etat qui vous a reçu avant que ladite liste ne soit rendue publique ? C'est Cherif Messaâdia, que Dieu ait son âme. Il n'a pas agi par mauvaise foi, il veillait bien à ce que l'Algérie soit bien représentée, mais cette liste ne devait pas être de ses prérogatives. C'est le sélectionneur national qui devait le faire et non des politiques. Saâdane a tout accepté. Tout ce qui comptait pour lui, c'était de partir au Mexique. Des joueurs qui bronzaient sur les plages de St-Tropez ont reçu alors des invitations pour la coupe du monde au détriment des locaux qui avaient sué pour arracher la qualification. La préparation a été très mal faite, nous étions en regroupement au Mouflon d'Or, au mois de Ramadhan, il n'y avait pas de matches amicaux, l'encadrement médical a été changé, il y avait des problèmes financiers, et ce n'est pas par hasard si on a reçu, avant notre départ au Mexique, la visite du président Chadli Benjedid qui était venu pour nous rassurer et nous encourager.
Et une fois au Mexique ... Déjà, à notre arrivée, on ne savait pas dans quel hôtel on allait descendre. En plus de l'altitude, il faisait très chaud, mais certains émigrés s'en balançaient. Ils étaient là beaucoup plus pour le tourisme que pour autre chose. L'Etat avait envoyé deux avions hercules chargés de nourriture pour veiller à l'alimentation de la délégation algérienne, mais on n'avait utilisé cette nourriture que deux fois si je me rappelle bien. Une grande majorité des joueurs mangeaient dehors, dans un restaurant d'un terrain de golf. Figurez-vous qu'on se retrouvait parfois à cinq dans le restaurant de l'hôtel sans que cela n'alerte Saâdane. Pas une seule fois il a essayé de rappeler les joueurs à l'ordre.
Est-il vrai que des joueurs veillaient chaque soir ? Je vous ai dit que plusieurs d'entre eux étaient venus en touristes. S'ils se permettaient de manger dehors sans qu'ils soient inquiétés, ils se permettaient plusieurs autres choses. C'était la débandade, tout le monde faisait ce qu'il voulait, il n'y avait aucune discipline du groupe. Et pendant ce temps-là, Saâdane restait enfermé dans sa chambre. Il a laissé la situation se dégrader jusqu'au pourrissement.
Si la liste des 22 avait fait couler beaucoup d'encre, la composition du onze rentrant faisait également du bruit à la veille de chaque match, non ? Exact. Même pour les matches, ce n'était pas Saâdane qui faisait l'équipe. Il restait cloîtré dans sa chambre et recevait par téléphone la composition de l'équipe. La veille du premier match contre l'Irlande, Mourad Abdelouahab, que Dieu ait son âme, est venu frapper à ma chambre à une heure tardive de la nuit. Il m'a fait savoir que les joueurs locaux sont en train de faire grève en bas de l'hôtel et il m'a demandé d'aller leur parler. Il y avait Menad, Belloumi et les autres qui voulaient protester contre l'injustice. Ils étaient restés dehors jusqu'à minuit. Je suis descendu pour les voir et je suis arrivé à les calmer. Voyez-vous, cela par exemple, c'est l'entraîneur qui devait le faire, pas moi. Mais lui n'était pas concerné.
Et les deux autres matches ? Contre le Brésil, Saâdane avait fait un petit effort pour rectifier le tir et se racheter en incorporant d'autres joueurs. On fait un bon match, mais on perd. Mais contre l'Espagne, c'était la grande khalouta. C'était la débandade totale, pas de responsables, pas d'autorité, rien avant, pendant et après le match. Et là, je vais vous faire une confidence ou une révélation, appelez cela comme vous voulez...
Laquelle ? En voyant tout cela la veille du match contre l'Espagne en l'absence d'un vrai responsable, nous avons décidé, un joueur et moi, de prendre le taureau par les cornes. Nous nous étions entendus qu'en cas de qualification contre l'Espagne, c'est nous qui allions prendre l'équipe en main. Considérez cela comme un putsch, peu importe ! mais comme Saâdane avait fui ses responsabilités et n'était plus en mesure de gérer le groupe, il fallait bien que quelqu'un prenne les commandes d'un navire en détresse, au moment où tous les entraîneurs étaient cachés dans leurs chambres.
Vous jouez et vous perdez par 3 à 0 ... On perd ce match de la façon dont tout le monde a vu. A la fin de la rencontre, Belloumi s'est accroché avec Benmabrouk. Bien entendu, j'ai pris position avec Belloumi. Nous avions souffert pour arracher cette qualification, et certains joueurs sont venus tout détruire. Le pire, c'est qu'ils n'avaient pas leur place. On les a fait venir des divisions inférieures d'Angleterre et je ne sais d'où, en sacrifiant des joueurs comme Bouiche, Yahi, Bencheikh, Menad, Kouici et d'autres qui étaient nettement meilleurs et qui méritaient tous de jouer. Ces joueurs avaient réalisé aux éliminatoires cinq victoires et un nul à l'extérieur... Qui dit mieux ? Mais on les a écartés avec la complicité du sélectionneur national. Au retour, dans l'avion, Saâdane était esseulé, il avait perdu toute dignité.
Selon vous, il était le seul responsable de cette mascarade ? Oui, parce qu'il n'a pas pris ses responsabilités. Je ne dis pas qu'il n'est pas compétent. Je ne l'ai jamais dit et je ne le dirai pas. Mais il a fait passer son intérêt personnel avant celui de toute une nation. Il voulait coûte que coûte aller à cette coupe du monde, en acceptant tout. La dignité d'un Algérien n'a pas de prix. Aujourd'hui, je me rends compte que j'ai représenté l'Algérie mieux que lui. Je vous raconte une histoire que j'ai vécue à Martigues quand j'entraînais l'équipe première. J'avais dans l'équipe un avant-centre qui était le fils d'un ami du maire de Martigues. La veille d'un match de championnat, le père de ce joueur était venu me voir en compagnie du maire, et devant les joueurs, il a essayé, tout en discutant amicalement, de deviner l'équipe qui allait être alignée. Il a commencé du gardien jusqu'au numéro 9 où il a cité le nom de son fils, Bruno. Moi, j'avais prévu de mettre son fils sur le banc, mais le lendemain, je l'enlevais carrément de la liste. Je ne me suis pas laissé influencer et je n'ai pas cédé à cette sorte de pression. Pourtant, j'étais dans un pays étranger, dans un club étranger, et je n'avais pas encore mes papiers de surcroît. J'ai pris ce risque parce que je ne voulais pas que ma dignité soit écrasée. Ce jour-là, j'avais gagné plus de crédibilité au sein des joueurs. Christian Dalger exerce aujourd'hui en Algérie. Il était dans mon staff à l'époque et peut en témoigner.
Avez-vous essayé de lui parler de tout cela à l'époque ? Oui, et nous l'avons même beaucoup aidé. C'est grâce à nous qu'il est devenu ce qu'il est aujourd'hui et c'est grâce à nous qu'il s'est fait un nom. Mais il n'a pas su se montrer reconnaissant. A-t-il pensé un jour à quelqu'un de cette génération pour l'aider ou pour le mettre dans son staff ? A-t-il pensé à Drid, ou à Kaci Saïd qui est aujourd'hui entraîneur des pompiers ? Jamais ! il ne pense toujours qu'à ses intérêts personnels. La preuve, il est revenu encore une fois en équipe nationale et ne soyez pas surpris s'il sera encore là en 2020.
Que s'est-il passé à votre retour en Algérie ? Ceux qui ont été à l'origine de cet échec sont rentrés chez eux, peinards. Et nous, nous avons été insultés et traités de tous les noms. Le ministre allait me casser, nous étions, Assad et moi, dans le collimateur.
Pourquoi Assad et vous en particulier ? Moi en ma qualité de capitaine et Assad pour avoir pris comme moi des positions courageuses. Justement, en parlant de Assad, et pour vous donner une autre preuve qu'on avait une dignité et qu'on était jaloux de notre pays, sachez que la Ligue arabe avait décidé d'octroyer une importante somme d'argent aux trois pays arabes qui allaient participer à la coupe du monde au Mexique. Assad avait refusé. Il leur a dit : «Non merci, nous n'avons pas besoin d'argent.» Et on n'avait pas pris cet argent. Dites-moi qui pourrait le faire aujourd'hui ?
Pour résumer en quelques mots ce qui s'est passé à Mexico, que pouvez-vous nous dire ? A mon avis, c'est le plus grand gâchis du football algérien. On a tué cette belle équipe qui avait la possibilité et les moyens de porter très haut les couleurs nationales. C'est à partir de cette année-là que le football algérien a commencé à régresser. En 1986, il n'y avait pas d'hommes. Ce n'était pas le cas en 1982 où l'équipe était bien entourée et bien encadrée, avec un staff responsable et compétent. Même le ministre de l'époque, M. Djamel Houhou ne lâchait pas l'équipe d'une semelle. Il était toujours là à répondre aux besoins de tous les joueurs. Il n'y avait pas photo entre les deux phases.
Une dernière question : même en 1982, on disait justement que c'est Djamel Houhou qui avait fait l'équipe qui a affronté l'Allemagne en le voyant sortir des vestiaires avant le coup d'envoi. Est-ce vrai ? Non, jamais. Djamel Houhou était un grand monsieur, il ne dépassait jamais ses prérogatives. En plus, Khalef et Mekhloufi ne se seraient jamais laissés faire. Entretien réalisé par Basset M.