«Je suis là pour voir, pas pour manger» «J'ai décroché mon diplôme en marketing alors que je jouais au Real !» Les plus radicaux des supporters du Barça éprouvent une haine sans limite à tout ce qui est madrilène, excepté pour un seul joueur pourtant symbole du Real Madrid. «Lui, c'est un type, il nous a toujours respectés», vous disent-ils presque gênés. Pourquoi donc lui et pas un autre ? Il a fallu que Le Buteur et El Heddaf, fidèles à la tradition, invitent Butragueno en personne à la 10e édition du Ballon d'Or et passent avec lui presque une journée entière pour lever le voile sur cet amour interdit des Catalans envers un pur produit du Real. Vous allez le découvrir dans le reportage que voici : «J'ai perdu ma sœur, mais j'ai tenu à être là» Il était 13h30 environ lorsque l'avion d'Iberia en provenance de Madrid s'est posé sur le tarmac de l'aéroport Houari-Boumediène. Accompagné de son père qui s'appelle aussi Emilio Butragueno, notre invité de marque a été orienté vers le salon d'honneur. «C'est la première fois que je mets les pieds en Algérie et ce n'est pas normal d'attendre tout ce temps pour visiter un pays si proche», nous a-t-il dit pour lancer la conversation. «Moi, j'ai attendu 86 ans pour le faire», a enchaîné son père qui ne fait visiblement pas son âge. On a vite senti une complicité rare entre les deux Emilio Butragueno, surtout dans une société occidentale qui comprend plusieurs maisons de vieillesse. Emilio fils nous explique son attachement à son père : «Déjà, c'est lui qui m'emmenait à Bernabeu regarder le Real jouer, alors que je n'étais pas plus haut que trois pommes. Mais ce qui nous a soudés, c'est d'abord le décès de ma mère, il y a dix ans, puis celui de ma sœur, il y a juste un mois. Vous savez, a-t-il précisé, c'est dans de telle situations qu'on a besoin de s'unir davantage.» Ainsi, Butragueno, qui nous a donné son accord pour assister à la cérémonie du Ballon d'Or, il y a deux mois, avait perdu entre-temps une de ses sœurs. «C'est vrai que ce fut un moment dur, mais un engagement est un engagement, je vous ai promis de venir et je suis là.» «L'Algérie relèvera la tête comme l'Espagne» A mesure que la discussion s'animait, on a découvert un Butragueno très curieux qui posait beaucoup de questions sur l'Algérie. «C'est une façon d'éviter qu'on me pose des questions», a-t-il plaisanté avant d'ajouter, plus sérieux : «Je n'aime pas croire tout ce qu'on écrit dans la presse, je veux voir de mes propres yeux et juger sur place.» Les questions tournaient principalement autour de la décennie noire des années 90 et des raisons qui ont poussé des citoyens d'une même patrie à s'entretuer. «Le passé est le passé, maintenant il faut se tourner vers l'avenir», nous a-t-il dit en tentant tant bien que mal de nous réconforter en nous expliquant que «la crise économique qui frappe l'Espagne actuellement pourrait avoir des conséquences plus dramatiques qu'une crise sécuritaire.» Pour El Buitre (Ndlr : le vautour, surnom du joueur), l'Algérie relèvera la tête comme l'Espagne qui a souffert de la guerre civile il y a bien longtemps. Butragueno continuait à poser des questions sur le système scolaire algérien, le championnat d'Algérie de football et tout ce qui touche à notre pays. «En 86 contre l'Algérie, on m'a matraqué» Une fois qu'on a commencé à parler football, Butragueno s'est vite senti comme un poisson dans l'eau. «Quand j'évoque l'Algérie du football, il me vient à l'esprit ce fameux match de la Coupe du monde 86, un match que je n'oublierai pas de sitôt, car je n'ai pas eu le temps d'entrer dans le match que j'ai reçu un coup, puis un autre qui m'a obligé de céder ma place. En Algérie, on a longtemps parlé du coup de coude donné par Goicoechea à votre gardien de but, mais en Espagne, on se plaignait du matraquage de Butragueno», raconte Butragueno avec force détails reconnaissant que «nous avions très peur de l'Algérie qui avait déjà acquis une grande réputation quatre ans plus tôt chez nous, surtout que ce jour-là à Monterrey, le climat chaud arrangeait beaucoup plus les Algériens. Finalement, tout s'est bien passé pour nous et on aurait même pu aller très loin dans cette Coupe du monde.» «L'Algérie, c'était Madjer, Belloumi, mais aussi Morceli et Boulmerka» Quand on lui parle de l'Algérie des années 80, Butragueno ouvrent grands ses yeux bleus. «Ah ! Madjer ! Quelle facilité à éliminer un adversaire, je ne savais même pas s'il était gaucher ou droitier, tellement il était excellent des deux pieds», se rappelle-t-il avant d'enchaîner : «Avec Porto, il nous a fait des misères lors d'un match de Coupe d'Europe. Dommage que lors de son passage à Valence, il a été blessé.» Butragueno regrette que Belloumi ait choisi de rester en Algérie. «Il doit avoir ses raisons, mais j'aurais bien aimé le voir dans un club européen, il aurait eu une carrière totalement différente», assure-t-il. Pour El Buitre, l'âge d'or du sport algérien, ce n'est pas que le football. « C'est aussi est surtout l'athlétisme avec deux grands champions que sont Moceli et Boulmerka, deux sportifs qui ont marqué leur époque. Vous savez, il n'est pas facile de détrôner un champion du monde de la trempe de Aouita et Morceli l'a fait à un très jeune âge», reconnaît Butragueno. Les conseils de Butragueno à Meghni Le vol Paris-Alger d'Air Algérie était arrivé presque en même temps que celui d'Iberia. C'est ainsi que Mourad Meghni s'est retrouvé en face d'un grand champion au salon d'honneur de l'aéroport Houari-Boumediène. Dès que Butragueno a su qui était en face de lui, il a vite commencé à prodiguer des conseils à Meghni. «Il ne faut surtout pas baisser les bras, si tu as un bon mental, tu reviendras sans problème, tu n'es pas le premier joueur à s'être blessé ni le dernier», lui a-t-il dit pour ensuite parler un peu du championnat d'Italie. Butragueno : «Rafael Benitez est très critiqué, non ?» Meghni : « Oui, Mourinho lui a placé la barre très haut avec en sus une équipe vieillissante.» Butragueno : «A la Lazio par contre, ça va mieux.» Butragueno : «Appramment oui, ça va mieux sans moi. Le club le plus en forme, c'est Milan, Ibrahimovic et Robinho ont transformé le groupe.» Butragueno venait de déguster le bon thé algérien et il était temps pour lui d'aller rejoindre l'hôtel Hilton pour se mettre à l'aise. Un long après-midi l'attendait. «Quand vous êtes stressés, sortez au balcon !» Impatient de découvrir la ville, Butragueno et son père se sont changés en un temps record, mais ils ont quand même été retardés par des fans qui ont reconnu l'ancienne star du Real qui l'ont sollicité pour des photos. «Je ne pense pas que des Algériens m'aient reconnu, il y avait juste deux Espagnols qui ont allumé la mèche», nous a dit Butragueno qui ne pensait pas qu'on puisse encore le reconnaître, 15 ans après avoir mis fin à sa carrière de footballeur. Mais par la suite, on lui donnera tort. Direction le siège du Buteur et d'El Heddaf où l'attendait toute une rédaction, à sa tête le directeur des deux journaux M. Nabil Amra. Discussion à bâtons rompus avec Fabbio Mandarini, l'un de nos invités journaliste à Il Mattino italien. Dégustation de gâteaux traditionnels, photos souvenir avec tous nos journalistes et surtout une belle photo devant un grand poster de Zidane remettant le Ballon d'Or à Saïb, cinq ans plus tôt, à Madrid. Mais la chose qui a plu à Butragueno, c'est la vue splendide du port d'Alger. «Je sais que vous exercez un métier stressant. Alors quand vous ne vous sentez pas bien, il faut juste sortir au balcon et regarder la mer», nous a-t-il conseillé. «Je suis là pour voir, pas pour manger» Direction le restaurant El Djenina pour déguster des plats algériens et première mauvaise surprise : il était 16h et le restaurant venait juste de fermer ses portes. «Pas de problème ! on aura le temps de manger algérien, moi je suis là pour le Ballon d'Or et pour voir du pays. Je suis donc prêt à faire le Ramadhan aujourd'hui», a plaisanté Butragueno, impatient de découvrir la Casbah, patrimoine de l'Unesco. Après un long moment passé dans la circulation dense de la capitale, nous voilà enfin à la Haute Casbah prêt pour l'assaut. Avant même de pénétrer dans la cité, un quinquagénaire a reconnu Butragueno et l'a sollicité pour une photo souvenir. «On est mal barrés», a réagi Butragueno sans jamais perdre son sourire et sa courtoisie. La suite ne sera pas de tout repos. Sauf pour le papa qui, du haut de ses 86 ans, soutenait le rythme sans jamais s'essouffler. «Il a a été un vrai lion dans sa jeunesse. Avant d'intégrer l'équipe première du Real, je jouais contre lui et physiquement, il nous écrasait tous», raconte Butragueno pour décrire son père. «Sauf que je laissais toujours le ballon derrière moi», plaisante le papa en reconnaissant qu'il ne possédait pas le talent de son fils. «Viva Espana !»en pleine Casbah Sans doute au lendemain de la victoire de l'Espagne en Coupe du monde et l'engouement populaire qui s'en est suivi même en Algérie, des supporters algériens ont eu l'étrange idée d'écrire sur un mur, en gros caractères : «Viva Espana !». Cela n'a pas échappé à l'œil vigilant du papa qui a vite demandé à son fils de prendre une photo devant le mur. Butragueno posait des questions sur tout ce qu'il voyait : de la petite boutique de maroquinerie, aux portes traditionnelles en passant par les femmes en haïk. En voyant un match de foot entre enfants, il s'est arrêté pour apprécier le talent en herbe des adolescents de la Casbah. Le papa applaudissait toutes les belles actions et Butragueno commentait les matchs jusqu'à ce qu'un groupe reconnaisse la légende du Real, et là c'était la cohue. Tout le monde voulait des photos, y compris les supporters du Barça. «Comment avez-vous pu perdre 5 à 0 ?» lui demandait-on dans un espagnol approximatif. «Mauvaise soirée, mauvaise soirée», répondait-il sans entrer dans les détails. La séance photo paraissait interminable et le salut est venu d'un habitant de la Casbah qui nous proposait de monter sur sa terrasse pour apprécier la baie d'Alger. Après une petite hésitation, nous avons accepté l'invitation du monsieur. Nous n'avons pas eu tort. «La ville d'Alger doit faire quelque chose pour la Casbah» Après avoir escaladé deux étages, une vue à couper le souffle se présentait devant nous : toute la baie d'Alger était exposée en face de Butragueno qui n'arrêtait pas de siffler pour exprimer son admiration. «Cette vue est une œuvre d'art, la ville d'Alger doit faire quelque chose pour sauver la Casbah. Si vous faites quelque chose pour la Casbah, vous aurez une cité plus belle que Tolède. J'ai mal en voyant toutes ces maisons détruites», s'exprimait Butragueno sans presque s'arrêter. Il était visiblement émerveillé. N'était le froid qu'il faisait, il serait resté encore plus longtemps. «N'oubliez surtout pas de m'envoyer les photos, même si j'ai déjà l'intention de revenir ici bientôt», continuait Butragueno. Il nous restait à descendre les dédales de la Casbah, pour admirer Djamaâ Ketchaoua puis acheter des dattes sur demande de notre hôte, avant la tombée de la nuit. Cela s'est fait en un temps assez court, il y avait des gens au Hilton qui attendaient de voir l'invité d'honneur et Butragueno ne voulait pas rater ça non plus. «Salam alikoum ! Choukran !» Décidément, rien n'échappait à Butragueno durant sa virée algéroise, y compris quelques mots en arabe qu'il prononcera durant la soirée provoquant les applaudissements nourris de toute l'assistance. Emilio Butragueno a répondu présent à toutes les sollicitations en remettant un cadeau au président de la République, M. Abdelaziz Bouteflika, par l'intermédiaire de son représentant diplomatique, Abdelaziz Belkhadem, puis le Ballon d'Or à Madjid Bougherra après avoir été lui-même honoré par le directeur de nos deux journaux. Fatigué, mais très satisfait de son court séjour en Algérie, Butragueno a demandé à aller dormir pour essayer de récupérer un peu et se préparer à un voyage au Maroc pour l'inauguration d'un centre d'enfance sponsorisé par le Real Madrid. Cela ne l'a pas empêché de nous accorder un entretien d'un quart d'heure plein de belles surprises que vous dégusterez dans notre édition de demain. Vous aurez compris maintenant pourquoi Butragueno est estimé partout en Espagne, même dans les fiefs des ultras du Barça. -------------------------------------------------------------------- «J'ai décroché mon diplôme en marketing alors que je jouais au Real !» Pour ceux qui l'ignorent encore, Emilio Butragueno est titulaire d'un diplôme universitaire en marketing. D'aucuns pourraient croire qu'il l'a décroché après avoir pris sa retraite de football. Il n'en est rien. «J'ai fait mes études universitaires alors que j'étais footballeur professionnel», nous a-t-il révélé. L'idée que se font les gens du planning supposé chargé pour un professionnel est donc balayée par cette révélation. «Contrairement à certaines idées reçues, nous n'avions pas un programme trop chargé. Il y a les entraînements et des plages de temps assez larges pour le repos. C'était simple : durant les moments de repos, comme par exemple la sieste, j'étudiais, et durant les déplacements, je révisais au cours des trajets», explique-t-il. C'est tellement simple lorsqu'on en a la volonté. «Globalement, je n'étais pas très perturbé, si ce n'est quelques fois lorsque je jouais les dimanches soir, car je n'étais pas très frais le lendemain matin pour mes études.» A méditer par les footballeurs qui, sous prétexte qu'ils font du football leur métier, négligent leurs études, s'ils ne les abandonnent pas carrément à un jeune âge. Zoubir Bachi, Ali Fergani, Abdelhafid Tasfaout et Mourad Aït Tahar semblent être les exceptions à la règle de la «déperdition universitaire» du footballeur algérien. ---------------------------------------------------------------- Rodolph Pires : «La présence de Butragueno prouve que le Ballon d'Or du Buteur est un événement de taille» Le commentateur vedette de la chaîne française Canal+ Maghreb, Rodolph Pires, présent lui aussi à la cérémonie du Ballon d'Or, nous a fait la déclaration suivante : «Il est clair que Bougherra mérite son trophée. C'est déjà un double exploit pour lui. Remporter le Ballon d'Or pour la deuxième année de suite, tout en étant défenseur. Ce sont généralement les attaquants et les créateurs du jeu qui remportent ce genre de distinction. Cela démontre toute l'envergure de ce joueur. Aussi, je tiens à saluer la présence d'une grande star internationale comme Butragueno. Cela prouve que c'est un événement de taille.»