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Tenaillé par la faim, le monde hanté par de vieux épouvantails
Publié dans Le Maghreb le 14 - 07 - 2008


Par Hiba Sérine A.K
En 1969, la mission spatiale américaine Apollo 11 déposait les premiers hommes sur la Lune. Les images qu'ils ont ramenées, celles de la Terre vue de l'espace, ont profondément bouleversé notre représentation de la planète. Pour la première fois, des images, largement diffusées, montraient que la Terre est un espace irrémédiablement fini, une petite bille bleue sur un fond noir. Tout ce que nous avons est ici, disaient ces clichés spatiaux, toutes nos ressources sont dans cet espace confiné. Et de là sont nés les premiers mouvements écologistes. Aujourd'hui, alors que les prix des matières premières se font douloureux, ce sont ces images qui reviennent à l'esprit, rappelant du même coup que, au fondement de la théorie économique, il y a la rareté. Et ainsi donc, toute poussée inflationniste réveille le spectre de la pénurie. Dans les régions les moins développées du monde, ce spectre prend une méchante tournure de réalité. Sur les marchés mondiaux, le prix du riz thaï a gagné 200% en deux ans, le blé 126% et le maïs 171%. Du coup, dans les pays où l'on consacre déjà près de trois quarts de son revenu à la nourriture, le nombre de personnes qui ont faim a augmenté de 50 millions en 2007, selon la FAO. Dans les pays industrialisés, où la part de la nourriture compte pour moins d'un quart du revenu, l'inflation ne fait pas de morts, mais elle érode sérieusement le moral et le pouvoir d'achat. Pour éclairer ce violent dysfonctionnement du marché agricole, on invoque simultanément les dérèglements climatiques qui détruisent les récoltes, les spéculateurs cyniques qui faussent le marché, les subsides à la production de bioéthanol, l'augmentation inexorable de la population mondiale, et la multiplication des Chinois carnivores. Un tableau qui sent fort la fin du monde, avec en soubassement le marché dans toute sa fatalité: l'offre n'est plus capable de répondre à la demande, et il va donc falloir vivre avec ces prix. Dans la foulée, de vieilles idées se remettent à circuler, et notamment celles du révérend Malthus, l'un des plus fameux théoriciens du monde fini. Dans les années 1800, cet économiste a publié son Essai sur les principes de la population, dans lequel il donne une explication à la pauvreté et à la famine: la population, si elle n'est pas régulée, croît à un rythme exponentiel (2, 4, 8, 16, 32, etc.), tandis que les ressources vivrières, elles, augmentent à un rythme arithmétique (2, 3, 4, 5, etc.). Toutes choses étant égales par ailleurs, un nombre croissant de personnes serait donc condamné à mourir de faim. Comme on le sait, l'histoire a maintes fois désavoué Thomas Malthus. La colonisation de terres nouvelles, la croissance des rendements agricoles, et la transition démographique liée au confort économique ont permis de repousser les limites de sa théorie. Mais, comme toutes les pensées eschatologiques, celle de Malthus ressurgit à chaque fléchissement du moral ambiant; la dernière fois, c'était dans les années 1970. Aujourd'hui, alors que les pays industrialisés ont accompli leur transition démographique jusqu'à souffrir du vieillissement de leur population, les regards accusateurs, cherchant un bouc émissaire à la crise alimentaire, se tournent vers la Chine. Un pays notoirement surpeuplé dont la fulgurance économique semble devoir se réaliser au détriment du reste du monde. L'ironie, c'est que la Chine, dont la politique de l'enfant unique relève du plus pur malthusianisme, demeure aux yeux du monde une bombe démographique en puissance. Les modifications des comportements alimentaires de sa population, et notamment l'augmentation de sa consommation de viande, seraient donc à l'origine des tensions sur les marchés céréaliers. On compte trois kilos de grains pour produire un kilo de volaille, et un peu plus du double pour un kilo de bœuf. Le chiffre qui fait peur, c'est qu'un Chinois mangeait en 2005 cinq fois plus de viande qu'en 1980; sous-entendu, les Chinois sont nombreux, et maintenant ils mangent cinq fois plus. Il faut donc pondérer. En 2003, la consommation annuelle de viande d'un Chinois était deux fois et demi inférieure à celle d'un Américain, et une fois et demi plus faible que celle d'un Suisse, selon les statistiques de la FAO (52 kilos, contre respectivement 120 et 74). On relèvera que, dans la crise alimentaire comme dans le réchauffement climatique, c'est le potentiel de croissance de la Chine, mis en rapport à sa population abondante, qui frappe les esprits. Jusqu'à en faire oublier le niveau de consommation licencieux des pays industrialisés. Là encore, on peut y voir la résurgence d'une autre vieillerie: l'angoisse du péril jaune. Tous ces vieux épouvantails pleins de fatalisme finissent par cacher la dimension profondément politique des crises alimentaires. Amartya Sen, Nobel d'économie 1998, a démontré que la famine était avant tout liée aux inégalités de répartition des richesses. Alors que l'on suppose notre planète capable de nourrir 12 milliards de personnes en l'état actuel des sciences agricoles, l'inefficience des marchés, dont les mécanismes ne fonctionnent que quand tout va bien, est aujourd'hui plus patente que jamais. Dans cette crise, les plus vulnérables à la flambée des prix sont les pays les plus pauvres, puisqu'ils sont généralement importateurs nets de denrées alimentaires. En Afrique subsaharienne, les gouvernements, sous l'injonction multilatérale, avaient ouvert leurs frontières et concentré leurs investissements agricoles sur des produits d'exportation. Les cultures vivrières indigènes ont été étouffées, en période d'abondance, par la déferlante de nourriture bon marché provenant de pays industrialisés, où l'agriculture bénéficie de subsides d'Etat. Sous la pression inflationniste, la facture alimentaire de ces pays enfle. En Afrique, elle a crû d'un tiers entre 2006 et 2007, voire de 50% pour les pays les plus dépendants, estimait la FAO à la fin de l'année passée. Les principaux bénéficiaires en sont, évidemment, les grands pays exportateurs, au premier rang desquels figurent les Etats-Unis. Ainsi, les marchés agricoles agissent comme caisse de résonance des inégalités en présence. Faire le constat affligé, théories d'apocalypse à l'appui, de leur incapacité à joindre convenablement l'offre et la demande n'y changera rien. A court terme, la faim appelle des mesures politiques et solidaires. Les pays les plus pauvres doivent pouvoir reconstituer leur agriculture de subsistance en restant, pour un temps, à l'abri des marchés. En plus d'un soutien ciblé au développement agricole, c'est une digue dont ils ont besoin. Parce qu'on ne retape pas un bateau en pleine mer.


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