La Cour constitutionnelle turque se rapprochait hier d'une décision sur une éventuelle interdiction du parti au pouvoir, accusé d'"activités antilaïques", au troisième jour de ses délibérations à Ankara. Les onze magistrats, qui ont siégé douze heures par jour depuis lundi, débattent sur la demande du procureur général d'interdire le Parti de la justice et du développement (AKP, issu de la mouvance islamiste), et d'interdire d'appartenance à un parti pendant cinq ans le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, le président Abdullah Gül, et 69 autres membres de l'AKP. La Cour a trois options: accepter le recours, le rejeter, ou priver le parti de financement public. Sa décision doit être prise par au moins 7 des 11 juges. Ceux-ci ont prévu de débattre tous les jours jusqu'à ce qu'ils arrivent à une décision. Une dissolution de l'AKP entraînerait très probablement des législatives anticipées, de forts remous politiques et économiques, et des tensions avec l'Union européenne, à laquelle la Turquie souhaite adhérer. Cette procédure est la première ouverte en Turquie contre un parti au pouvoir, et la seule de ce type connue au monde dans un système démocratique.Jusqu'ici, la Cour constitutionnelle, créée en 1962, n'a pas hésité à fermer 24 partis politiques, visant particulièrement les formations islamistes et pro-kurdes. Le procureur général Abdurrahman Yalcinkaya soutient que "la République laïque n'a jamais connu un aussi grand danger" et accuse l'AKP d'instrumentaliser la démocratie dans le but d'imposer la charia, ou loi islamique.L'AKP, qui peut se targuer du soutien de près de 47% des électeurs --son score aux législatives de 2007-- rejette les accusations et dénonce un "coup d'Etat judiciaire" pour l'éjecter du pouvoir. Les délibérations interviennent dans une atmosphère de tensions exacerbées par un double attentat dimanche à Istanbul qui a fait 17 morts et n'a pas été revendiqué. Le pays est également troublé par une autre procédure en justice impliquant 86 prévenus, après la découverte d'un réseau ultra-nationaliste, Ergenekon, accusés d'avoir créé une organisation terroriste armée pour semer le chaos et créer un climat favorable à un coup d'état militaire. Créé en 2001 et arrivé au pouvoir l'année suivante, le Parti de la Justice du Développement est le résultat d'une scission au sein du parti islamiste Fazilet, interdit la même année pour "activités antilaïques". Il s'est attiré les foudres des milieux pro-laïcs en tentant de légaliser le port du foulard dans les universités par un amendement à la constitution passé en février. Mais la Cour constitutionnelle avait rejeté cet amendement en juin, montrant ainsi que d'autres moyens qu'une interdiction pure et simple du parti au pouvoir sont possibles pour stopper des réformes jugées contraires à la laïcité, posée en dogme par le fondateur de la République, Kemal Atatürk. Les pro-laïcs purs et durs, emmenés par l'armée, qui se pose en gardienne du dogme, efficacement secondée par le système judiciaire, mènent une sourde lutte de pouvoir et d'influence contre l'AKP depuis son accession au pouvoir. Cette lutte s'est intensifiée depuis les législatives de 2007, à l'issue desquelles l'AKP a fait élire l'un des siens, l'ancien ministre des Affaires étrangères Abdullah Gül, à la tête de l'Etat, une couleuvre difficile à avaler pour les pro-laïcs.