Taïeb Hafsi*, Professeur à HEC Montréal Au lendemain de l'indépendance de l'Algérie, le départ massif des pieds noirs laissait le pays sans administration et mettait à l'arrêt l'ensemble de l'appareil économique du pays. Les extrémistes, surtout ceux de l'OAS, qui avaient travaillé à détruire les espoirs d'une transition facile, espéraient qu'ainsi l'Algérie sombrerait dans le chaos. Trois facteurs ont déçu ces espoirs. D'abord, pendant la colonisation, les Algériens vivaient en marge de la société dominante française[1] et avaient de ce fait des besoins très limités, souvent satisfait en dehors du circuit économique classique. Ensuite, les travailleurs de la terre étaient surtout des algériens. Ils étaient capables de faire fructifier la terre, même si de manière moins efficace que les colons. Finalement, le combat de libération avait stimulé l'initiative et servait notamment de stimulant à l'initiative entrepreneuriale. Tous ces éléments ont contribué à faciliter les décisions qui ont mis l'Algérie sur une trajectoire vertueuse. La première décision et la plus importante fut imposée aux autorités par l'initiative citoyenne. Les travailleurs, de la terre et des usines, ont pris en charge leurs installations ou propriétés terriennes, pour les sauvegarder. Ceci mena à l'autogestion, une forme d'organisation de la production inspirée surtout de l'expérience coopérative yougoslave et, en partie, des Kolkhoses et des Sovkhoses, les grands ensembles de production soviétiques. L'autogestion a été efficace pour faire face au vide de direction économique du lendemain de l'indépendance. Mais comme souvent, dans une sorte de paradoxe d'Icare, les bonnes choses poussées à leurs extrêmes deviennent destructives. L'autogestion était bonne pour le lendemain de l'indépendance. Elle était bien moins appropriée pour le développement économique de l'Algérie. L'autogestion est devenue socialisme parce que cela était compatible avec les sentiments de fraternité et de solidarité que la révolution avait générés. Le socialisme mettait l'accent sur la justice sociale, une aspiration que les élites et les révolutionnaires algériens avaient mis de l'avant, depuis la création du PPA, pour souligner les injustices économiques considérables dont les Algériens étaient victimes au cours de la période coloniale. L'aspiration de justice sociale devint un objectif et fut confirmée au congrès de la Soummam en 1956. Il faut cependant noter que la justice sociale ne veut cependant pas dire l'égalité sociale. Elle signifie que les personnes sont traitées de manière juste par leurs institutions, de sorte que l'effort et la contribution soient rétribués à leurs justes valeurs. Mais la différence entre les deux a vite été négligée. La justice sociale fut aussi confondue avec le socialisme et celui-ci, pour suivre l'exemple soviétique, était assimilé à l'Étatisme. La centralisation du pouvoir que cela impliquait était cependant compatible avec le seul exemple que les élites algériennes avaient fréquenté, celui de l'État français.
Les conditions de mise en place du socialisme-étatisme Le socialisme arrivait en Algérie à une époque historique où la concurrence entre socialisme et capitalisme était très importante. Cette concurrence était non seulement idéologique mais aussi géopolitique. Les États-Unis d'Amérique et l'Union Soviétique étaient les acteurs principaux de la rivalité entre socialisme et capitalisme. Au début des années 1960, le gouvernement américain de Kennedy avait exprimé un soutien réel pour la révolution algérienne, que le gouvernement américain percevait comme une lutte d'émancipation légitime des peuples. Les Algériens étaient perçus alors comme un peuple fier et amoureux de la liberté, un peu comme l'étaient les Américains eux-mêmes. Mais l'Amérique était représentative du péché originel de l'Occident colonisateur et impérialiste. De plus, l'Amérique était en proie au doute sur son propre système. La grande dépression et la deuxième guerre mondiale suggéraient que le capitalisme était peut être condamné à se détruire, comme l'avait prédit Marx. Finalement, un dernier élément important dans l'équation était la situation au Moyen-Orient. Les Occidentaux avaient créé l'État d'Israël et le soutenait à bout bras. En particulier, les États-Unis paraissaient être les champions de la domination occidentale du Moyen-Orient, en confisquant à leur avantage le pétrole saoudien et en organisant le coup d'État qui a défait le gouvernement démocratiquement élu de Mossadeq en Iran[2]. De l'autre côté, le système soviétique était en pleine expansion. Il était soutenu par la plupart des intellectuels des pays de l'Europe de l'Ouest. Il avait le vent en poupe et paraissait être porteur du futur. Ben Bella n'hésita pas une seconde. Sa première action diplomatique fut de faire un discours aux Nations-Unis et immédiatement après il visita Cuba, allié de l'Union Soviétique, en snobant Kennedy et les responsables américains. Cela fut interprété comme un acte hostile à l'Amérique. Cuba, qui avait bien entendu soutenu la révolution algérienne sans réserve, a aussi contribué à pousser l'Algérie dans le camp soviétique. Plus tard, l'Algérie devint l'un des champions du non-alignement, mais le mouvement des " Non-alignés " fut rapidement perçu comme une volonté de s'éloigner du camp occidental et de se rapprocher du camp soviétique. Dans un tel contexte, le choix du socialisme, qui était un choix de circonstance, imposé par l'hostilité de l'OAS et du colonialisme français, devint un choix idéologique rigide. Comme tous les régimes socialistes, le régime algérien se transforma rapidement en étatisme autoritaire, une sorte de national-socialisme centralisé avec un leader populiste charismatique à sa tête, Ben Bella. Ce dernier, perçu comme mégalomane, émotif et centré sur lui-même, dérangea rapidement la logique rationnelle des élites du FLN[3] et de l'ALN[4], devenue ANP (Armée nationale populaire). Il fut remplacé par un groupe d'officiers dirigé par Houari Boumédiène, lors d'un coup d'État le 19 juin 1965. Le coup d'état ne changea pas le choix idéologique du socialisme. Il le renforça, parce que le groupe qui arrivait au pouvoir voyait le destin de l'Algérie comme révolutionnaire et mondial.
Les résultats du socialisme-étatisme Le choix du socialisme-étatiste a toutefois apporté des résultats positifs, du moins dans sa première phase, grâce aux acteurs qui l'animaient. D'abord Boumédiène, le chef de l'Armée de libération nationale, qui se révéla un leader charismatique fort et talentueux. Il était secondé au plan politique par un groupe de jeunes officiers de l'ALN, dont faisait partie le Président actuel Abdelaziz Bouteflika, qui a joué un rôle positif important dans la poursuite du développement de la diplomatie algérienne dans le monde[5]. Intellectuellement et moralement, on dit que ce groupe était dominé par Ahmed Medeghri, l'un des officiers qui était le plus préoccupé par la construction des institutions et qui devint de ce fait le Ministre de l'intérieur. Au plan économique, il n'y avait pas de leader fort, mais il y avait tout de même un groupe de jeunes intellectuels séduits par l'étatisme et qui avaient à leur tête Belaid Abdesslam. Celui-ci devint Ministre de l'industrie et de l'énergie. Les capacités et l'expérience en matière de développement industriel étant très faibles, ce groupe s'appuya sur les conseils d'universitaires, surtout français. Stan de Bernis, Professeur d'économie à l'université de Grenoble fut le plus connu à cause du lien qui est fait entre ses conseils et le développement étatique centralisé qu'a connu l'Algérie. Ses travaux portaient notamment sur ce qu'il est convenu d'appeler " la construction des industries industrialisantes ", qui signifiait qu'il fallait en priorité développer en amont l'industrie lourde, ce qui servirait alors de fondement au développement des multitudes d'industries légères en aval. Les premiers résultats furent encourageants. L'Algérie était un pays dont l'économie était simple et il était alors approprié de gérer cet ensemble de manière centralisé. Cela évitait les gaspillages et les lenteurs de la décentralisation. De plus, en 1970, la première crise du pétrole amena des ressources nouvelles considérables avec l'augmentation des prix du pétrole et la nationalisation du 24 février 1971, ce qui permit de faire de l'État un investisseur de grande envergure. Sans se préoccuper des questions d'efficacité, on pouvait construire les industries lourdes auxquelles les conseillers économiques faisaient référence. Plus important, le socialisme a marché au départ parce que le groupe de direction était moralement au dessus de tout soupçon. Boumédiène et ses jeunes officiers, Abdesslam et ses jeunes cadres, étaient tous d'une intégrité à toute épreuve. Ils étaient dévoués à la cause du développement économique et social de la nation. En particulier, Abdesslam a été un exemple de vertus morales pour tous ceux qui ont travaillé avec lui. Je n'ai pas moi-même travaillé directement avec lui, mais j'étais suffisamment proche pour sentir les effets de son caractère. Un homme de principe, Abdesslam est rapidement devenu l'homme d'une seule cause, celle de l'étatisme centralisé. Malgré tout le respect et je dois dire l'affection que j'ai portés et que je porte encore à Bélaid Abdesslam et malgré mon admiration pour sa générosité au service de l'Algérie, je dois reconnaître que sa théorie, qui était pourtant bien formulée, est fausse. Le socialisme étatiste ne peut pas permettre de réaliser un développement économique soutenable du pays. Comme les dirigeants algériens ont expérimenté de manière maladroite avec l'économie de marché et que leurs résultats sont faibles, ils pourraient être tentés de revenir au socialisme étatiste. Mon propos dans ce texte est de montrer que cette voie est sans issue. Le socialisme étatiste mène aux pires résultats pour des raisons organisationnelles et non idéologiques. C'est un bel idéal qu'on ne peut pas réaliser !