Je consacre ma chronique, exceptionnellement plus longue, à une réaction à la contribution de mon ami Taieb Hafsi, professeur à HEC Montréal, intitulée “Socialisme et étatisme: des idées naïves et dangereuses”. Je le fais pour trois raisons. La première est qu'il me l'a demandé. La seconde en souvenir du parcours militant et professionnel commun que nous avons partagé dans les décennies 60 et 70 d'abord en tant que dirigeants de l'Union nationale des étudiants algériens (UNEA historique) et ensuite en tant que cadres dirigeants de la Sonatrach au sein de la division pétrochimie, GNL et raffinage (PGR) sous la conduite de Mohamed Mazouni qui en était le vice président fondateur. La troisième raison- et je crois la plus importante- est que cela est prétexte à un débat nécessaire et utile sur les formes les plus appropriées ou les plus efficaces de gouvernance économique de notre pays. J'articulerai mon analyse et mes commentaires du texte en question en deux parties de longueur inégales : une première relative à ce sur quoi je ne partage pas les approches développées par Hafsi et une seconde traitant de ce sur quoi nous convergeons. Je ne répondrai pas sur tout; j'aborderai seulement les aspects qui me sont apparus essentiels et de nature à nourrir un débat contradictoire complexe. Mais au préalable je voudrai évacuer de mon champ de réflexion les parties relatives à certains aspects de la théorie économique, essentiellement institutionnaliste, développés dans la contribution. Elles peuvent intéresser les doctorants en économie, et probablement en gestion, car la théorie de l'agence, la théorie des coûts de transactions et celle des droits de propriétés sont des lectures et des références obligatoires dans leur cursus de recherche. Elles n'intéresseront pas pour autant tous nos lecteurs. Mais on ne peut reprocher à un universitaire de restituer les appro-ches académiques du courant dominant (main stream). Quoique là aussi les lignes ont bel et bien bougé après la crise financière. Hafsi le sait mais ne le dit pas. Il s'appuie sur l'échec du “socialisme” pour valider une vision d'un capitalisme “référentiel” anglo-saxon idyllique. On sait ce qu'il en est. Je voudrai à ce sujet le renvoyer à des lectures d'ouvrages plus récents : celles du livre de Paul Krugman par exemple (Pourquoi les crises reviennent toujours, édition du Seuil, 2009). Il y explique que les crises reviennent du fait de « l'incapacité à en tirer les leçons, à laisser les faits mettre en question des doctrines libérales erronées ». Pour continuer sur ces aspects théoriques que je ne voulais pourtant pas développer on peut se référer également à Stiglitz (Le Triomphe de la Cupidité, éditions LLL, 2010). Il y écrit que « la théorie économique en vigueur, avec sa foi dans le libre marché et la mondialisation, avait promis la prospérité à tous… La Grande Récession (2008) a pulvérisé ces illusions ». Un dernier point que je ne peux pas laisser passer. Lorsque traitant par exemple du « cas particulier » de la France, il affirme, qu'entre autres, le président Sarkozy « tente d'amener le système français vers le système américain » c'est discutable à l'épreuve des faits. Ainsi lorsque ce dernier intervient directement auprès du PDG du groupe Renault pour empêcher la délocalisation de la voiture Clio en Turquie ou bien lorsqu'il crée un fonds souverain d'investissement il s'en éloigne. Hafsi semble être resté sur le Sarkozy de la campagne présidentielle car le président actuel de la République française a dit ceci aux Assises de l'industrie de mars dernier : « je lis parfois des interrogations sur ma politique économique ; est-elle interventionniste ? Protectionniste ? A ceux qui s'interrogent, je livre aujourd'hui un principe fondateur de toute la politique que j'ai voulue mener : la priorité absolue au redressement de l'industrie française ». Pour moins que cela s'agissant des mesures de sauvegarde prises, notamment celles de la loi complémentaire des finances 2009 (LFC 2009)que j'ai toujours estimées comme ne devant être que provisoires, Hafsi semble nous dire « au secours le socialisme revient ». Mais plus fondamentalement je considère que Hafsi consacre trop de place à nous expliquer ce que l'on savait déjà sur « les bases théoriques de fonctionnement de l'économie de marché » mais ne dit rien sur les mutations actuelles des différents capitalismes qui ne sont pas seulement en compétition mais en confrontation. Jean-Hervé Lorenzi du Cercle des économistes français nous l'explique assez bien dans son ouvrage « La Guerre des Capitalismes aura lieu », édité chez Perrin en 2008. Car au-delà d'un corpus commun (propriété privée des actifs, droits de propriété, coordination par les marchés) le capitalisme familial répandue en Amérique latine, le capitalisme d'Etat encore dominant en Chine, au Vietnam et en Russie et les capitalismes européens(modèle rhénan, modèle français) renvoient à des gouvernances économiques différentes. L'examen de ces pratiques devrait intéresser au plus haut point un pays émergent comme l'Algérie qui a sa propre histoire économique et une pratique d'Etat plus récente. Hafsi doit convenir avec moi qu'on est bien loin « du capitalisme mondial pacifié qu'on nous promettait après la chute du mur de Berlin et de l'URSS ». En vérité « la guerre des capitalismes est notre horizon de court terme », pour reprendre les termes de l'ouvrage cité sur ce sujet. C'est dans ce contexte économique et géostratégique inédit et incertain que l'Algérie devra se frayer un chemin. Il fallait quand même le dire. Au plan de l'analyse interne je ne partage pas également les vues de l'auteur concernant l'histoire économique de l'Algérie. A l'indépendance, ce n'est pas l'OAS, épiphénomène tardif, et ses destructions qui ont pesé le plus dans le choix d'une « voie non capitaliste de développement », selon l'expression consacrée des marxistes à l'époque. En fait Hafsi nous suggère que s'il n'y avait pas l'OAS, un développement libéral du style de l'Afrique du Sud aurait été possible ,avec comme sous entendu, le maintien en Algérie de la communauté « pied-noir » d'où était issue la classe entrepreneuriale. Mais là où il se trompe, de bonne foi sans doute, c'est que le non développement de l'Algérie était systémique et consubstantiel au système colonial lui-même : dépossession des terres de la paysannerie algérienne, analphabétisme, exclusion des « indigènes » des hauteurs dominantes de l'économie, leur laissant au mieux les segments inférieurs du négoce. On ne va pas rouvrir ici le débat récent sur Albert Camus. Plus récemment encore, avec la mise en œuvre des réformes économiques des années 90, certains avaient cru que l'ouverture totale du marché- avec la fin du monopole de l'Etat sur le commerce extérieur et la loi monnaie et crédit (LMC, 1990) allait induire un cercle vertueux de la croissance. Avec cette ouverture brutale du marché, combien d'entreprises privées qui devaient contribuer à structurer un marché en émergence ont alors disparues sous l'effet d'une compétition inégale avec le reste du monde et des dévaluations successives brutales qui ont aggravé leur endettement ? Même si Hafsi a été impressionné lors de ses travaux par l'esprit de créativité de dix entrepreneurs algériens qui ont réalisé des performances « malgré les freins et les herses bureaucratiques que l'Etat a mis sur leur chemin », il n'en reste pas moins que nous sommes loin du compte en termes de masse critique que devrait avoir notre secteur privé. Hafsi sait aussi bien que moi que le marché-en tant qu'institution- ne peut s'imposer par le volontarisme de la génération spontanée mais comme « construit socioculturel » historique donc politique impliquant la société autant que l'Etat. D'où les graves problèmes persistants chez nous des marchés informels (validés socialement ?) et de la désorganisation entretenue des réseaux de distribution de biens et de services, source de rentes indues captées par des groupes sociaux influents. On est loin encore en Algérie de la transparence des marchés et de la symétrie de l'information qui doit les accompagner. Pour se rendre compte de l'état arriéré des différents segments de marché il suffit de demander de payer par chèque ou d'exiger une facture. Ceci dit, « la coordination par le marché » est ce que l'on a fait de mieux pour obtenir l'efficacité économique. Cela m'amène à faire la transition avec la partie concernant les points de convergence que j'ai avec Hafsi, Le premier point d'accord est relatif à la nécessité de la décentralisation comme mode de fonctionnement de l'économie mais aussi des démembrements de l'Etat et des collectivités locales. Le principe de subsidiarité nous apprend qu'il est plus efficace de laisser le pouvoir de décision à l'endroit où convergent le plus d'informations pertinentes. Cela implique en contre partie la responsabilité c'est-à-dire le contrôle démocratique et la sanction par le résultat. Pour avoir été membre de la Commission nationale de réforme des missions et des structures de l'Etat, je suis particulièrement sensible à cet aspect. Je me pose à ce sujet la question de savoir pourquoi le chantier de la régionalisation n'est pas encore ouvert. Le deuxième point de convergence que j'ai avec Hafsi porte sur la nécessité de disposer « d'un appareil étatique qui respecte le citoyen et l'aide à se prendre en charge et à créer de la richesse ». Pour moi respecter le citoyen et l'aider à se prendre en charge implique pour l'Etat, à cette étape du développement du pays, trois choses : un système de formation efficace, un système de santé publique accessible et l'accès à un logement décent. C'est à ces conditions que peut se réaliser ce que Hafsi appelle dans son cinquième point « la protection de la paix sociale ».Certains, dont je ne partage pas le point de vue, pensent à ce sujet que l'Etat en fait trop l'accusant même de dérive populiste. Le deuxième aspect aussi important que le premier est la priorité absolue à donner au soutien de l'entreprise algérienne. Là aussi les plus libéraux disent à tort qu'il suffit de tout ouvrir et de laisser faire les entrepreneurs pour que cela marche. Les faits invalident cette vision. Je ne suis pas le seul à le penser. Un ancien responsable éminent d'une association patronale algérienne reconnaissait à juste titre « que nous n'avons pas su mener l'ouverture vers l'extérieur ». Il va plus loin en affirmant que « mieux nous l'avons faite (cette ouverture) alors que notre économie et notre industrie n'étaient pas encore construites ». Là nous devons convenir tous les deux que c'est l'Etat à la fois régalien et régulateur qui est interpellé. Preuve qu'il a encore un rôle à jouer dans l'organisation de la sphère économique. Mais ce rôle est difficile à assumer car comme le dit si bien Hafsi « ce qui affecte les uns de manière positive peut affecter les autres de manière négative, et il en résulte souvent un résultat insatisfaisant pour tous ». A titre d'exemple la suppression de la technique bancaire universelle de la remise documentaire (rem doc) dans la LFC 2009 partait de la volonté des pouvoirs publics de freiner les importations superflues et de mieux « tracer » la profession mais elle a eu du même coup comme conséquence négative la destruction des capacités de financement de l'exploitation qu'un certain nombre d'entreprises privées avaient mis du temps à construire avec leurs fournisseurs étrangers. Pour prévenir de telles situations il n'y a pas mieux que le dialogue et la concertation préalables. A l'évidence les instruments et les canaux mis en place à cet effet (réunion tripartite, pacte national économique et social) n'ont pas fonctionné ce qui fait craindre aux entrepreneurs « le retour vers des pratiques centrées sur la restriction de l'acte de commerce comme de l'acte d'investir… ». C'est là que je trouve l'idée de Hafsi sur « l'incrémentalisme disjoint » intéressante car elle peut contribuer à mettre en place, entre les pouvoirs publics et les partenaires sociaux, un processus crédible de consultation/decision itératif et transparent. Cette idée est à creuser d'autant que la période de validité du pacte national économique et social est échue et que ce dernier devra être renégocié. Dernier point concernant les entreprises. Il faut reconnaître que des mesures intéressantes sont prises pour les soutenir : diminution de la pression fiscale, révision du code des marchés publics, instruments de soutien financier à la PME. Mais cela reste insuffisant car le cadre légal et institutionnel d'exercice des affaires est encore trop bureaucratisé et l'accès aux facteurs de production (crédits bancaires, foncier) compliqué et aléatoire. De plus l'extension de la sphère spéculative et la recherche de rentes encore trop nombreuses (rent seeking) produisent des effets d'éviction sur la promotion des élites entrepreunariales notamment par la validation sociale, a contrario, des parcours des acteurs de l'économie informelle. Du coup on voit bien que les processus de passage à l'économie de marché en Algérie renvoient à des recompositions politiques et sociales qui sont inachevées et complexes. C'est en partant de cet angle d'attaque que j'invite Hafsi à enrichir la contribution de qualité qu'il a livrée au débat.