La mémoire vivante du Malouf, Hadj Mohamed-Tahar Fergani a été victime, dimanche dernier, d'une attaque cardiaque, et fut immédiatement évacué à l'hôpital de Constantine où il devra selon ses proches, subir dans les minutes qui suivent une intervention à cœur ouvert. Le chanteur, 84 ans, souffrait déjà depuis bien longtemps d'une hernie discale qui a brouillé sa démarche, devenu presque claudiquant, subira une implantation d'un pacemaker, (petite pile chargée de stimuler un cœur trop lent) dans le cœur. Triste nouvelle, qui peut être, condamnera l'infatigable rossignol de la ville des Ponts, qui à lui seul, représente de façon brillante le genre malouf, à ne plus chanter. Le malouf, c'est lui et c'est filial. C'est de père en fils. Le malouf qui comme son nom l'indique est issue du mot arabe walf qui veut dire habitude, ou même tradition, est la forme qu'emprunte la tradition musicale arabo-andalouse à Constantine et en Tunisie. Malouf, c'est aussi "fidèle à la tradition". Fidélité au patrimoine musical qui s'est enrichi dans l'Andalousie, du VIIIe au XVe siècles, dans les cours royales, les cénacles intellectuels et les jardins des délices, à Grenade, Cordoue, Séville, mêlant musulmans et juifs. Et d'ailleurs le cheikh, perfectionne aussi bien le malouf que les deux autres genres, issus de l'école algéroise, la sana'a, et la tlemcénienne, le gharnati. Chanteur de génie, il est le seul selon les chercheurs, à interpréter des compositions sur quatre octaves. Octave, étant l'intervalle dont la note la plus haute a une fréquence double de la première. Du souffle quoi, beaucoup de souffle et de rythme dans le gorge. Né le 9 mai 1928 sur le Vieux Rocher, il est le digne héritier du grand cheikh, El hadj Zouaoui Makhlouf, disparu il y a trois décades, et qui disait de lui : "Lorsque Fergani disparaîtra, une voix unique dans le monde disparaîtra à son tour." Une reconnaissance portée par un maître à son élève et que peu de mélomanes contrediraient. Des détracteurs, il en a eu, et ils prédisaient avec malveillance qu'avec l'âge sa voix se raillera ou disparaitra complètement. C'est vrai que sa voix avec une pile dans le cœur perdra de sa puissance, mais en plus de 60 ans de carrière, Fergani sera associé à cet antique Ihy, Dieu de la musique avec son violon qui porte à lui seul sa propre muse. Echelon par échelon Contre ses détracteurs qui prédisaient une fin précoce, il avait des mots souples, sans méchanceté il leur répondait ; "Toutes les mauvaises langues se trompent. Le don que Dieu m'a accordé ne disparaîtra jamais. Ma voix ne provient pas, comme pour la majorité des gens, de mes cordes vocales. Elle remonte du fond de mes poumons. Touchez mon torse." Il poussera, pour étayer ses dires, une note aiguë. Voix abyssale, Fergani répétait encore récemment à la radio que sa voix était un don de Dieu et qu'il avait une grande chance d'être de par ce don, le grand élu de l'Un. A 17 ans, vous n'allez jamais imaginer que le petit Fergani faisait de la broderie, art par excellence de sculpter sur les étoffes de soie et satin. "J'ai commencé à dix-sept ans par faire de la broderie, presque comme héritage. Ma famille faisait de la broderie sur l'argent, le fameux mejboud, et je dois dire que ça me plaisait beaucoup. Le destin en a voulu autrement, bien que je n'ai jamais laissé tomber mon premier métier " disait-il encore. A 20 ans, le fils de son père Hammou Regani (Regani est le vrai nom de famille, ndlr), qui fut lui-même bien implanté et bien connu dans le monde du malouf à Constantine, montera pour la première fois sur scène. à cette époque déjà, il fréquentait les grands qui comme Missoum et Ahmed Wahbi, lui tendront la main pour l'aider à chanter. Il débuera paradoxalement comme c'était en vogue à l'époque, par de l'oriental. Ce n'était pas le mythique violon qui l'accompagnait, mais le prodige avait au tout début, un instrument pas banal du tout, le nay (flute). Vers cette période, l'adolescent multipliera les cérémonies de fêtes de mariage et ira même jusqu'à Tunis, toute proche de Annaba pour enregistrer son premier opus de fidélité, " Hbibek la tenseh " (Ton ami, ne l'oublie jamais). En 54, la guerre en Algérie déclenchée, lui et ses compères artistes mettront en veille leur talent. Lampions rallumés et voix prometteuse éclate au grand jour dès 62, année de l'indépendance de l'Algérie. Omar Chakleb, Mâamar Benrachi, Makhlouf, Zouaoui Darsouni, Abdelkader Toumi, Si H'souna et le géniteur, seront les modèles et les mentors de Fergani. Hammou Fergani l'initiera au haouzi, et Si H'souna et Benrachi au z'joul, avec l'aide de Toumi "notre maître à tous", tiendra à souligner Fergani. "Je pense que je tiens ma particularité du fait d'avoir opéré un savant mélange d'oriental, de malouf et même d'hindou. Ce qui a donné le cachet Fergani. La voix dont m'a fait cadeau le Créateur et mon talent au violon ont fait le reste", dira t-il à un confrère. Sur l'échelle de la notoriété, Fergani est placé tout haut, et il est prestigieux et honorable de l'avoir dans la salle à sa fête que ça soit à Constantine ou ailleurs, sa présence porte en elle-même, une gloire. Sa cote de popularité est telle qu'il retournera aux mythes de cette musique puisée de l'arabo-andalou et qui n'était destinée qu'aux puissants notables et aux princes. L'avoir, c'est trop cher. Par le style haouzi de Tlemcen, il commença, et dans le style malouf il posera son corps. Toute sa famille s'en inspire de celui qui a plein de galons accrochés à ses épaules avec plusieurs enregistrements et plusieurs trophées internationaux. El Hadj Fergani créa son orchestre et son école à Constantine. Yafil, du texte Ed Dhalma, est son titre le plus populaire. Longue vie à l'artiste.