Par OULD EL HOCINE Mohamed Cherif J'entendis deux soldats qui discutaient en arabe de l'autre côté de l'épais écran de fumée. L'un deux disait à son camarade : "Avance donc, Ali, n'aie pas peur !" Ils n'étaient plus qu'à une trentaine de mètres de nous. L'attente et l'appréhension me torturaient. Je me disais que cette fois c'était bien fini pour nous, car nous allions être obligés de tirer sur eux, ce qui dévoilera notre position et permettra à leur commandant de donner l'ordre aux artilleurs de nous canonner à volonté et à l'aviation de nous bombarder, sans se faire de soucis pour leurs soldats - on l'a vu ! - qui ont pénétré dans la forêt et qui risquaient d'être touchés par les tirs et les bombes - Si pour tuer à coup sûr des fellagas, on devait également se résigner à sacrifier du même coup quelques bons et fidèles de leurs soldats. Je tenais énormément au précieux petit carnet de route, dans lequel je notais les détails les plus importants se rapportant aux combats auxquels je prenais part. J'ai alors creusé un petit trou près de moi pour l'y enfouir, me disant que, puisque j'allais certainement être tué, il était préférable que l'ennemi ne le trouve pas sur ma dépouille; car alors, il serait capable de faire transporter mon corps à Marengo (Hadjout), ma ville natale, pour l'exhiber triomphalement sur la place publique . Le pire c'était qu'il obligerait certainement mon père et ma mère à venir identifier mon cadavre, avant de leur faire subir les pires souffrances de mon fait. Ainsi avait-on agi avec la dépouille mortelle du chahid Si Abdelhak Noufi, qui avait trouvé la mort lors de l'embuscade de Dupleix (Damous) le 28 février 1957: l'ennemi avait emporté son corps pour aller l'exposer sur la grande place de Cherchell, puis les soldats français avaient obligé sa vieille mère à aller l'identifier sous les yeux d'une population musulmane mortifiée et les regards réjouis des Européens. Je ne voulais pas donner une occasion pareille à cet ennemi odieux, qui n'avait pas de respect pour les morts. Voici pourquoi j'avais enterré mon carnet de route. Comme les soldats continuaient de se rapprocher de nous, Si Braham Brakni me dit: "Si Cherif, je te fais mes adieux, nous allons mourir, rendez-vous donc dans le jardin du paradis, Djennat El Firdaws." Je lui ai répondu : "In châ Allâh!" Nous n'avions pas peur de mourir, et nous ressentions une immense allégresse qui s'emparait de nos cœurs. L'ennemi avançait et nous étions prêts à le recevoir. Je me suis installé à genoux et coudes au sol, ma MAT 49 bien coincée entre les mains. Quant à Si Braham Brakni, il s'était allongé, sa tête arrivant au niveau de ma ceinture, son fusil Garant bien placé au creux de son épaule. En l'occurrence, nous n'étions plus que deux moudjahidine en position de pouvoir tirer. La position de nos autres compagnons leur interdisait tout mouvement, s'il ne voulaient pas être brûlés ou se faire repérer. Devant l'urgence d'une situation qui devenait de plus en plus critique, j'ai de nouveau fait passer un message à Si Moussa, l'avertissant de la progression de l'ennemi. Imperturbable, il me fit la même réponse que précédemment : "Fais très attention, me disait-il, ne bouge surtout pas et ne tire que si tu ne vois pas d'autre solution." J'ai fait ma prière, puis j'ai dis à Si Braham: "Prépare-toi, les voilà qui arrivent." Nous nous sommes regardés une dernière fois, le visage de Braham rayonnait d'une joie sereine. Nous nous étions souvent trouvés côte à côte dans des situations extrêmement pénibles. Si Braham et moi étions, certes, d'excellents copains. Même si la fumée persistait, les flammes avaient diminué d'intensité, et les soldats avançaient toujours. Quand ils furent parvenus à une vingtaine de mètres de nous, je dis à Si Braham: "Tu les vois? - Oui, me répondit-il. - C'est moi qui tire le premier, annonçais-je alors. - D'accord." approuva-t-il. Le doigt sur la gâchette, j'étais prêt à ouvrir le feu. Les premiers soldats étaient à moins de 15 mètres, et il m'était facile de les canarder à cette distance. Mais les consignes de Si Moussa étaient claires et nettes: ne pas ouvrir le feu sous aucun prétexte, sauf en cas d'extrême urgence! Dieu nous avait donné ce jour-là à Si Brakni Braham et à moi-même beaucoup de courage, de patience et de sang-froid, sans quoi, nous n'aurions jamais pu surmonter notre crainte et notre énervement à quelques mètres du danger qui nous menaçait. J'allais en fin de compte tirer, le premier soldat de la file se trouvant déjà à moins de 10 mètres de moi, mais voilà que, brusquement, ma cible vivante a obliqué sur sa gauche, entraînant les autres troufions à sa suite. Ces derniers passèrent devant nous, à la queue leu leu, sans même jeter un regard dans notre direction. C'était une section du 29e B.T.A. Que s'était-il passé au juste? Dieu seul le sait! Un miracle ! un vrai miracle: Dieu avait aveuglé les yeux du soldat de tête. Peut-être même - qui sait ? - qu'ayant vu que j'étais prêt à lui tirer dessus, il avait préféré sauver sa peau en m'ignorant et en détournant le cours de la marche de sa section. Il est également possible que ce fût un sympathisant du F.L.N. engagé dans l'armée française, qui n'avait pas encore pu prendre les contacts nécessaires pour ensuite déserter avec armes et bagages et aller rejoindre les rangs de la révolution. Le soldat n'avait d'ailleurs pas signalisé par la suite notre présence au commandant... Mon avis est que c'était un signe divin, un miracle, car la providence divine n'a jamais cessé de nous protéger et de nous montrer que Dieu était toujours du côté des moudjahidine sincères qui combattent en son nom. Brrr, nous l'avons échappé belle...! Nous devions nous rendre compte par la suite que le commandement militaire français avait acquis la certitude que nous avions tous fini par succomber sous les bombardements conjugués de l'artillerie et de l'aviation, qui avaient incendié la forêt qui nous servait de refuge. La déduction du commandant Gaudoin était simple et carrée: en dehors du groupe qui avait réussi à s'échapper, nous avions tous péri rôtis et asphyxiés au milieu de brasier qu'était devenue la forêt. Mais nous fûmes pourtant plus de soixante moudjahidine à avoir réussi, par l'effet de la grâce divine, à supporter l'épouvantable chaleur et la fumée abominable que dégageait la fournaise où l'armée française avait décidé de nous laisser brûler vifs. Pour bien s'assurer qu'il n'y avait plus eu de survivant, le commandant Gaudoin, chef du 29e B.T.A., avait ordonné à cette section de soldats de pénétrer dans la forêt et lui faire un compte rendu de la situation. Lors du retour de la section au P.C. de commandement, le soldat que j'avais failli abattre déclarera: "Mon commandant, nous n'avons rien à signaler. - Puisque vous n'avez rien à signaler, répliqua le commandant, foutez donc le feu partout en partant." L'ordre était clair: les soldats devaient brûler tout le douar Nouari, ce qui n'était qu'un acte de lâcheté supplémentaire de l'armée française à l'égard des populations civiles désarmées Lorsque nous avons entendu l'officier donner cet ordre, nous avions décidé de sortir pour aller affronter ces lâches agresseurs de pauvres gens sans défense. Si Moussa nous ordonna de nous lever et de le suivre, en tâchant de prendre garde à ne pas nous brûler aux troncs des arbres qui se consumaient en braises. Ne pouvant plus longtemps supporter les exactions criminelles commises par les militaires contre la population civile algérienne, Si Moussa avait décidé que désormais nous ne reculerions plus, et que nous devions attaquer les soldats français quel que pût être leur nombre. J'ai déterré et récupéré mon carnet1, car la crainte qui m'avait poussé à le cacher sous terre n'avait plus lieu d'être. Nous étions fermement décidés à aller en découdre avec l'ennemi, dont les soldats se trouvaient sur notre gauche. Mais quand nous sommes parvenus à l'extrémité du bois, les soldats avaient déjà disparu, laissant derrière eux le douar en flammes. À l'intérieur du bois, nous devions découvrir le corps d'un moudjahid étendu par terre. Après nous être approchés de lui, nous avons réalisé qu'il était toujours en vie. En ouvrant les yeux, il nous reconnut tout de suite et s'écria alors: "Ah, c'est vous mes frères, les moudjahidine, al-hamdou lillâh (Dieu soit loué!)" C'était Si Brahim Khodja, de Blida, le chef du sixième groupe. Nous l'avions déposé sur un brancard que nous avions rapidement entrepris de confectionner avec quelques branches d'arbres et de la toile de bâche qui servait à protéger nos mitrailleuses contre la pluie. Un peu plus loin, nous sommes tombés sur les corps sans vie de deux autres frères de combat: Mohamed Cherfaoui, de Cherchell, qui était dans le groupe de prisonniers F.L.N. ayant réussi à s'évader de la prison de Cherchell, le 16 avril 1956, et Ahmed Abbès, un agent de liaison natif de Mouzaïa. De toute évidence, ces deux-là avaient été atteints par des roquettes. Mais nous aurons la surprise de constater qu'ils avaient eu la gorge tranchée, ayant été achevés au couteau. Sitôt les soldats partis, les malheureux habitants du douar Nouari, si durement éprouvés par notre cause, accoururent vers nous pour nous saluer. Ils nous connaissaient très bien, car nous faisions de fréquents passages dans le secteur. Ils nous apportèrent du pain, du lait, de l'eau, tout heureux de nous revoir vivants, sans s'occuper du feu qui continuait de ravager leurs modestes demeures. Nous fûmes tous très émus et profondément touchés par cette générosité dans le malheur, de la part de ces pauvres gens auxquels leur sympathie agissante à notre endroit avait attiré ce terrible orage d'injustice et d'adversité... Ce genre de comportement nous retournait l'âme et ne manquait jamais de nous culpabiliser, car nous étions très sensibles à tout ce qui touchait le peuple. Je ne crois pas qu'il puisse exister de peuple aussi merveilleusement généreux, aussi courageux et aussi magnanime que le fut le peuple algérien durant les terribles années de la Révolution. Le peuple s'était complètement sacrifié au profit de la lutte armée pour l'indépendance, en particulier les frustes et modestes gens des montagnes, dont la plupart n'ont pas encore goûté aux fruits de la liberté qu'ils ont tant contribué à reconquérir... Ce peuple aujourd'hui oublié par l'Algérie moderne était nos yeux et notre guide, il nous avait donné asile, nourris et abreuvés, en se privant et en privant ses enfants à cause de nous, en souriant et sans gémir. Je me rappelle qu'il nous arrivait souvent d'entrer dans un refuge, après une longue et épuisante marche sous la pluie et le froid, et il n'était pas rare alors de voir les habitants qui nous hébergeaient retirer les couvertures dans lesquelles se trouvaient enroulés leurs propres enfants pour nous couvrir. Notre population fut un peuple militant, un peuple moussebel, entièrement dévoué à la cause nationale. Pauvre, démuni, illettré, mais fier et hautement politisé, malgré les fausses apparences contraires, il avait consenti les plus lourds sacrifices pour libérer sa terre du joug colonial. Ce peuple héroïque avait réussi, durant les années de feu et de sang, à forcer l'admiration et la considération des plus grands peuples de la planète. Nous nous sommes reposés et après avoir fait la prière, nous sommes partis enterrer à une centaine de mètres du théâtre du combat nos deux valeureux chouhada, Si Mohamed Cherfaoui et Si Ahmed Abbès. Nous avons ensuite évacué à l'infirmerie régionale notre blessé Si Brahim Khodja, qui sera bien après fait prisonnier par l'armée française, comme nous devions l'apprendre plus tard. Alors qu'il se trouvait, en compagnie d'autres combattants blessés, dans une infirmerie clandestine située dans les monts du Zaccar, non loin des lieux-dits Mesquer et Lahouaoura, cette dernière fut attaquée, après dénonciation, par une forte escouade de soldats français, sénégalais et martiniquais du poste de Arib. Faibles et désarmés, les blessés n'avaient pas pu opposer de résistance aux assaillants; seul un moudjahid de la toute première heure, le preux et vaillant Si Belahcen Kosa (Abdelkader Belkebir), de Khemis Meliana - qui n'avait jamais accepté de se séparer de sa mitraillette - luttera avec courage et acharnement jusqu'à tomber mort. Beaucoup d'autres moudjahidine, qui recevaient des soins dans cette clinique clandestine du F.L.N., seront lâchement assassinés ce jour-là. En plus de Si Brahim Khodja, l'ennemi devait également arrêter le docteur Si Mohamed Souilamas, et Si Youcef Khodja, deux moudjahidine natifs de Cherchell. Ayant fini d'enterrer nos deux compagnons, nous avons quitté le douar Nouari, après en avoir chaleureusement salué les courageux habitants. Notre arrivée était fébrilement attendue au douar Bouharb, dont les habitants, ainsi que nos compagnons de la section de Si Kaddour et ceux du courageux groupe de Si Brahim Khodja, guettaient notre arrivée avec beaucoup d'impatience. Nous avions grandement besoin de nous alimenter et de prendre du repos. Les habitants se sont empressés de nous préparer à manger. Après cela, nous nous sommes tous réunis autour d'un bon feu, et Si Moussa ayant accordé la parole à Si Kaddour, ce dernier nous raconta ce qui suit: "Le matin, après que vous m'ayez demandé de me placer avec ma section au Djebel Lemri, j'ai vu en face un important nombre de soldats qui vous encerclaient, sans compter les autres qui s'étaient postés devant moi et que je n'avais pas voulu attaquer pour plusieurs raisons. Tout d'abord, parce que j'avais senti qu'il était trop tôt pour le faire, ensuite, parce qu'ils étaient en trop grand nombre et n'auraient fait de nous qu'une seule bouchée. Nous les avons vus ensuite quitter les lieux pour aller se joindre à ceux qui vous encerclaient déjà." Après ce compte rendu précis, Si Moussa félicitera Si Kaddour pour la sage et très judicieuse décision qu'il avait prise. Ce fut ensuite au tour de Si Ali, l'adjoint de Si Brahim Khodja, qui nous raconta comment leur groupe était parvenu à briser l'encerclement et à s'échapper. "Quand le feu s'est déclaré dans le bois et nous a séparés, Si Brahim Khodja nous a dit que Si Moussa Kellouaz et nos autres compagnons allaient tenter une sortie par le côté droit, et que nous devions donc, pour ce qui nous concerne, essayer de faire la même chose par le côté gauche. "Nous nous sommes engagés dans le combat pendant un certain temps, mais les soldats ennemis étaient trop nombreux, même si nous avons réussi à en abattre et à en blesser plusieurs. "Comme Si Brahim Khodja avait été grièvement blessé, nous avons décidé de le prendre avec nous et de retourner dans le bois, mais il ne nous a pas permis de rester à l'intérieur. Il s'adressa à Si Ali (de Fouka-Marine), et lui dit; "Tiens donc, prends ma MAT 49, et tâche de tenter de faire sortir le groupe. Il faut coûte que coûte forcer ce mur et le franchir, pour obliger l'ennemi à disperser ses effectifs. Allez donc, courage, et ne vous faites pas de souci pour moi: je suis heureux de mourir en martyr. Partez donc, mes frères, et que Dieu vous protège."" Si Ali terminera son récit par ces paroles: "Mais, du moment que Si Djelloul Benmiloud, le chef de la section de commando se retrouvait lui-même parmi nous, c'était à lui qu'incombait le commandement du groupe. Et maintenant, je le prie de vous raconter le reste des péripéties vécues par le 6e groupe." Prenant la parole, Si Djelloul Benmiloud dit : "Lors de notre première tentative de sortie de l'encerclement, j'avais bien saisi la direction dans laquelle il nous fallait axer notre offensive, si nous voulions vraiment réussir notre percée. J'ai alors donné l'ordre aux frères de me suivre au pas de course, sans cesser de tirer et sans regarder derrière nous. Ainsi avons-nous pu faire une brèche au milieu du mur de soldats, qui, surpris et pris de panique devant la violence de notre assaut, s'étaient mis à fuir, en s'égaillant comme un troupeau de gazelles, nous laissant le passage libre. Nous en avons tué et blessé plusieurs dizaines, mais les avions de chasse se sont vite mis de la partie, nous poursuivant sans désemparer, jusqu'à ce que, grâce à Dieu, nous ayons atteint les premiers escarpements montagneux où nous nous sommes réfugiés." Du récit édifiant fait par Si Ali et complété par Si Djelloul Benmiloud, on pouvait déduire que ce fut grâce à l'action intrépide du groupe de Si Brahim Khodja que nous devions d'être encore en vie. L'état-major français considérait que nous étions certainement tous morts sous les bombardements au milieu des flammes, et que seule une petite poignée de fellagas avait réussi à s'en tirer plus ou moins indemne. Le commandant Gaudouin pensait très sérieusement être parvenu à liquider la katiba El Hamdania et à tirer vengeance du commando Si Zoubir, qui lui avait donné tant de cheveux blancs en lui infligeant des défaites franchement inoubliables, comme celles qu'il essuya le 26 avril 1957, lors de la bataille de Sidi Mohand Aklouche, et le 4 mai 1957, dans les monts du Zaccar (Miliana). Le bilan de cette très brûlante - c'est bien le cas de le dire! - journée de combat s'avéra hautement positif: il y a eu plusieurs morts et blessés dans les rangs de l'ennemi, alors que nous ne déplorions que la mort de deux hommes: Si Mohamed Cherfaoui et Si Ahmed Abbès - et un blessé grave - Si Brahim Khodja. Avant de quitter le douar Bouharb, les habitants s'étaient rassemblés autour de nous pour nous saluer. Si Ali, de Bakalem, l'adjoint du commandant de la compagnie, nous demanda de chanter ensemble des chants patriotiques. Nous terminerons cette séance vocale en entonnant ce fameux hymne aux accents très émouvants Ikhwânî lâ tansaw echouhada ellî dhahaw fî sabîl el-watan (Mes frères, gardez-vous d'oublier les martyrs qui se sont sacrifiés pour la Patrie...).