Il se pourrait qu'il y ait du vrai dans l'adage populaire voulant qu'" à quelque chose malheur [soit] bon " - mais encore faut-il aller débusquer ce " quelque chose " là où il se cache... De la crise des marchés de crédit à laquelle assistent médusés les salariés, pressentant confusément, mais pertinemment, qu'en bout de course ce sont eux qui pourraient bien en faire les frais, on peut au moins dire qu'elle offre une occasion, à ne louper sous aucun prétexte, de prendre la mesure de ce qu'il en coûte de tout accorder à la finance et de se décider enfin à lui briser les reins. Reconduisant l'éternelle partition des dominants entre les imbéciles et les cyniques, et se séparant de la cohorte des irréparables dévots qui continueront de faire l'éloge de la mondialisation financière même sur un tas de ruines fumantes, il s'en est trouvé quelques-uns dans la finance pour saisir les immenses possibilités stratégiques offertes par cette position privilégiée qu'il leur est donné d'occuper. " Si les conséquences de nos pertes vont si loin qu'il est impossible au banquier central de s'en désintéresser et de ne pas nous éviter la faillite, pourquoi ne pas prendre les risques les plus démentiels sachant que dans le cas favorable les gains seront hors de toute mesure... et que dans le cas défavorable la disproportion même des risques, donc des pertes, sera telle qu'il faudra nous tirer d'affaire ?... " Beaucoup prêtent à John Merrywether, patron du Hedge Fund LTCM d'avoir, en 1998, tiré toutes les conséquences de ce raisonnement et délibérément pris d'insensés paris en spéculant ouvertement sur des anticipations de taux d'intérêt qui ont mal tourné, mais sur lesquelles il avait engagé, par effets de levier successifs, des sommes excédant ses capitaux propres dans des proportions faramineuses. C'est donc d'un seul tenant que se sont avérées colossales, non seulement ses propres pertes, mais celles subies par les investisseurs qui lui avaient confié leurs fonds, parmi lesquels de nombreuses institutions financières. Trop de pertes pour trop d'acteurs importants au cœur du système financier : sans intervenir directement elle-même, la Réserve Fédérale a dû commander un secours de place (4) pour tirer LTCM de son inévitable faillite, et sauver la mise de ses apporteurs de fonds... exactement de la même manière que neuf ans plus tard le ministre de l'économie Peer Steinbrück ordonne à quelques banques allemandes de se porter à la rescousse de leur consœur IKW qui a perdu tant et plus sur le marché des dérivés de subprime... 3. Les périls de la crise de liquidité C'est bien cette menace combinée de l'aléa moral et du risque systémique qui plane au dessus de la crise actuelle et dont la probabilité d'occurrence fait l'objet de toutes les conjectures. Car les pertes enregistrées par les divers fonds de placement qui se sont chargés de titres dérivés hypothécaires, RMBS ou CDO (5), font régner un climat de suspicion générale, périodiquement alourdi par l'arrivée de nouvelles inquiétantes - le naufrage de deux fonds de la banque Bear Stearns, la quasi-faillite de l'allemande IKW, la fermeture successive de fonds investis en subprime chez Oddo puis BNP-Paribas... Or ce goutte-à-goutte est d'autant plus ravageur que tous les acteurs de la finance se savent pertinemment les uns et les autres investis dans ces produits dérivés catastrophiques. Mais à quel degré exactement et avec quel niveau de pertes potentielles ? Cette incertitude, particulièrement avivée par la situation de crise, jette le doute sur toutes les signatures et, chacun redoutant la découverte prochaine de nouveaux cadavres dans les placards, plus personne ne veut plus prêter à personne. Il en résulte de vives tensions sur le marché interbancaire sur lequel les banques se prêtent mutuellement. Ainsi les jours de crise aiguë (9 août, 16 août) se signalent-ils en particulier par des pics des taux d'intérêt overnight (6) du crédit interbancaire. Or par un redoutable effet de ciseau, il semble que les possibilités de refinancement se raréfient à mesure même que les besoins se font impérieux ! Car le mouvement naturel des investisseurs est de retirer leurs capitaux investis dans les fonds de placement gérés par les banques, lesquelles doivent alors faire face à des sorties de liquidités imprévues. Et lorsqu'elles ne sont pas elles mêmes directement investies au travers de leurs propres fonds, elles n'en continuent pas moins d'être exposées du fait d'avoir largement prêté à d'autres acteurs, les Hedge Funds qui, eux, n'y sont pas allés avec le dos de la pelle en matière d'investissement scabreux, et rencontrent les mêmes problèmes de retraits soudains - donc ne tarderont pas à éprouver des difficultés dans le service de leur propre dette bancaire. Confrontés à d'urgents besoins de liquidités, tous ces acteurs s'étaient d'abord rués pour tenter de vendre en catastrophe leurs actifs pourris dérivés de crédits immobiliers - mais en vain puisque le marché de ces titres a été le premier à s'effondrer, et a virtuellement cessé de fonctionner. Tous ceux qui le peuvent se retournent alors vers le marché monétaire (7) pour y émettre des titres de dette de très court terme (dits commercial paper) gagés sur certains de leurs actifs (on parle alors d'ABCP pour Asset Backed Commercial Paper). Ce marché du " papier commercial " est de la plus haute importance comme source de financement des institutions financières. Mais la capacité d'y lever des fonds en émettant de l'ABCP est directement fonction de la qualité des actifs auxquels l'émission est adossée. Or quels sont les actifs que les fonds de placement (bancaires ou non) peuvent apporter en collatéral en ce moment ? Ce qu'ils ont en magasin : du RMBS, du CDO, des dérivés de crédits divers... c'est-à-dire précisément tout ce que tout le monde fuit comme la peste. Résultat : disparition des acheteurs d'ABCP sur le marché monétaire et tarissement d'une nouvelle source de financement. Que reste-t-il à faire dans ces conditions où toutes les portes habituelles se ferment les unes après les autres, sinon " balancer " tout ce qu'on peut là où on peut pour retourner au cash à tout prix ? Dans un ultime sursaut, les agents en détresse se redirigent alors vers les marchés d'actions où demeure encore la possibilité de brader les plus belles pièces de leurs portefeuilles. Mais le nombre de ceux qui s'y livrent devient tel que le ratio vendeurs/acheteurs est fortement déséquilibré et le marché d'actions, pourtant sans rapport immédiat avec les marchés de crédit, devient baissier à son tour. Ainsi, par l'effet des reports successifs, la déconfiture originelle des subprime gagne-t-elle de proche en proche à peu près tous les compartiments des marchés financiers... Les événements à l'œuvre depuis début août n'ont pas encore acquis la pureté et la brutalité de cet enchaînement, mais tous les éléments en sont déjà présents et ne demandent qu'à s'intensifier. En l'état actuel des choses, le rétrécissement des canaux de refinancement est déjà bien assez inquiétant comme ça... Or la continuité du refinancement des banques sur le marché interbancaire ou sur le marché monétaire est absolument vitale puisqu'elle conditionne le maintien de leur capacité d'assurer leurs engagements. C'est bien ici l'épicentre du risque de système potentiellement porté par la crise actuelle. Que quelques banques particulièrement soupçonnées ne puissent plus se refinancer et rencontrent de sérieux problèmes de liquidité, et ce pourrait être la panique générale. 4. La banque centrale ligotée Nous n'en sommes pas encore là. Mais tous les mécanismes de la finance agissant de concert pour le pire en situation de crise, la tornade des marchés met la liquidité générale sous haute tension. Ainsi la crise financière voit-elle une accumulation de risques de provenances diverses mais en mortelles synergies, et dont la totalisation s'effectue dans les marchés monétaire et interbancaire, le saint des saints, la pièce centrale de toute l'horlogerie financière - et, bien au-delà, de toute l'économie - la chose à maintenir impérativement dans un bain d'huile. On comprend sans peine que les banquiers centraux soient sur le pied de guerre à la moindre tension sérieuse puisque les défaillances de quelques-uns peuvent entrer en résonance et provoquer le grippage de l'ensemble. Voici donc la loi à laquelle, inversant complètement les rôles, les surveillés soumettent les surveillants : la finance privée joue, s'amuse beaucoup, gagne énormément d'abord, puis prend peur de ses propres aventures et, si elle a fait suffisamment de bêtises, force la paternelle figure du banquier central à renoncer à la morigéner pour venir la tirer d'affaire - " suffisamment de bêtises " signifiant que les défaillances individuelles sont si profondes qu'elles ne pourront rester simplement locales mais menacent, par le jeu des externalités, d'activer un risque global. Et voilà le banquier central pris en otage. S'il ne tenait qu'à lui, il laisserait volontiers les plus imprudents boire une tasse bien méritée - entendre : aller à la faillite qui sanctionne normalement les paris les plus irréfléchis. Mais ces irréfléchis-là sont objectivement en position d'entraîner à leur suite trop de monde et avec trop de conséquences. C'est donc un rapport de force qui se noue entre banques centrales et opérateurs financiers, les seconds cherchant en permanence jusqu'où aller trop loin... c'est-à-dire jusqu'où le banquier central n'a plus que le choix de leur venir en aide. Il suffit d'ailleurs d'observer la tête pleurnicharde des gestionnaires de fonds qui défilent sur les chaînes boursières américaines pour réclamer de Ben Bernanke, le président de la Réserve Fédérale, une baisse immédiate des taux, comme si elle leur était due. Confortablement installé dans l'aléa moral, ils ont bamboché trois bonnes années à coup de produits dérivés aussi juteux que risqués, et maintenant que la party est finie, ils attendent que le banquier central vienne passer la serpillière... A leur décharge, concédons qu'ils ont été mal habitués. Car ils sortent de presque vingt années de félicité sous la bienveillante indulgence d'un Alan Greenspan qui a toujours tout accordé à ses chers petits. Toute l'explosion de la libéralisation financière, ils l'auront vécue dans un bonheur parfait sous la houlette d'un aimable tuteur qui, ayant longuement médité les leçons du krach de 1929, peut-être un peu trop, se sera montré dès le début parfaitement enclin à baisser les taux d'intérêt à la première alarme des marchés. Et c'est bien ainsi que " Magic Greenspan " a construit son aura de sorcier auprès d'une finance trop pressée de transfigurer le service de ses intérêts en vertu chamane. Le mémorable krach de 1987 aura été son coup d'éclat inaugural, tant il est vrai que les réputations se forgent dans les premières épreuves. Le fait est qu'en cette matière, Alan Greenspan aura été servi, assailli par un effondrement boursier dont on n'avait pas vu l'équivalent depuis presque soixante ans, et ceci quelques mois à peine après avoir assumé la difficile succession de Paul Volcker, sortant auréolé. Personne, rétrospectivement, ne contestera sans doute le bien-fondé de l'immédiate décision qu'il prit à l'époque. Frédéric Lordon In Le Monde diplomatique