Il se pourrait qu'il y ait du vrai dans l'adage populaire voulant qu'" à quelque chose malheur [soit] bon " - mais encore faut-il aller débusquer ce " quelque chose " là où il se cache... De la crise des marchés de crédit à laquelle assistent médusés les salariés, pressentant confusément, mais pertinemment, qu'en bout de course ce sont eux qui pourraient bien en faire les frais, on peut au moins dire qu'elle offre une occasion, à ne louper sous aucun prétexte, de prendre la mesure de ce qu'il en coûte de tout accorder à la finance et de se décider enfin à lui briser les reins. Il n'empêche que les investisseurs n'ont pas tardé à comprendre qu'ils tenaient là un ami. Et, de fait, sous mandature Greenspan, la Réserve Fédérale n'aura jamais manqué d'ouvrir grand le robinet à liquidités chaque fois que les investisseurs un peu trop turbulents s'étaient mis dans un mauvais cas. L'habitude a été si bien prise que la finance a fini par y voir un filet de sécurité à toute épreuve. C'est peut-être à la suite de l'éclatement de la bulle Internet que le déplorable pli se sera le plus profondément confirmé. Car, passé le temps de l'amortissement de la crise, c'est dans l'orgie continuée de liquidités à bon marché qu'aura pris naissance... la crise suivante, celle d'aujourd'hui. Ultime talent : Alan Greenspan est parti pile à temps, alors que la fête battait son plein et juste avant que les lampions ne dégringolent. On aurait dû avoir la puce à l'oreille du tombereau d'éloges déversé par Wall Street au moment où il a tiré sa révérence... 5. 2007, ou la rébellion avortée du banquier central Mais avec Ben Bernanke (8), c'est autre chose. La finance glapit qu'elle s'étrangle, et il ne fait rien. Ambiance hargneuse sur CNBC (9) : des mieux costumés de la place aux plus vulgaires des marchands de soupe financière (10), tous ont l'écume à la bouche à mesure que Ben Bernanke résiste à leurs injonctions de baisser les taux. Ah ces têtes allongées, distordues, grimaçantes, éructantes ! La bonne petite baisse des taux qui était quasiment devenue un acquis social de la finance n'est pas au rendez-vous. On ne les avait pas prévenus que la chose pouvait s'interrompre un jour, et si au moins on le leur avait dit, peut-être auraient-ils arrêté la java un peu plus tôt. Mais là, sans même un mot d'avertissement, il y a presque atteinte aux droits de l'homme et de l'investisseur, et ces messieurs sont furax. Il faut prendre ces pitreries et ses démonstrations furibardes au sérieux. Wall Street est très mécontente et ce mécontentement n'a rien de superficiel. Il est le signe qu'un combat de titans s'est engagé dès les premières heures de la crise. L'expression n'est pas exagérée car les forces en présence sont effectivement gigantesques. D'un côté la finance et les sommes faramineuses qu'elle met en mouvement, les risques colossaux qu'elle prend pour elle-même et qu'elle fait courir du même coup à toute l'économie ; de l'autre le banquier central qui a le pouvoir de lui infliger de sérieux dommages... ou le devoir de venir à sa rescousse. Or la grande nouveauté dans ce paysage stratégique, c'est que M. Bernanke n'a pas d'abord semblé décidé à laisser reconduire en l'état le rapport de force, ou plutôt de servitude, dont il a hérité de son prédécesseur. Bien conscient, comme Alan Greenspan en son temps, que les premiers coups sont décisifs, Ben Bernanke a manifestement saisi l'opportunité offerte par cette crise pour renouer à chaud et aussi violemment que nécessaire un autre rapport avec les marchés. Ainsi l'épreuve de force s'est-elle ouverte, avec sans doute pour arrière-pensée de la part de M. Bernanke que la révision en profondeur des habitudes de la finance ne peut passer que par un événement cuisant. Mais quelle est exactement la marge de manœuvre stratégique dans cette guerre de mouvement, et jusqu'où Ben Bernanke peut-il aller dans l'affrontement sans mettre en péril des choses autrement plus graves que sa propre réputation en construction ? Car l'aléa moral et la prise d'otage qui en résultent ne sont pas que l'effet d'un défaut de volonté du banquier central précédent, mais bien celui d'une structure objective d'interactions telle qu'elle s'impose à tous. M.Bernanke est le dernier à l'oublier, c'est pourquoi il tente de conduire au plus fin sa propre stratégie au milieu des tensions contradictoires dans lesquelles il se trouve pris. Ce délicat cheminement passe nécessairement par des compromis, quotidiennement ajustables. C'est ainsi que, campant d'abord (11) sur sa position de refus de baisser les taux, mais confronté à l'impératif de maintenir la continuité vitale du crédit interbancaire, Ben Bernanke aura consenti à alimenter le marché monétaire d'un très abondant surplus de liquidités à plusieurs reprises dans la semaine du 9 au 16 août. Mais combien de temps ce compromis, qui ne lâche pas sur les taux mais cède sur les volumes, pouvait-il durer ? La réponse n'a pas tardé à venir. Le 17 août, la Réserve Fédérale a fini par mettre les pouces et consenti une baisse très substantielle de son taux de réescompte. Il faut croire que le revirement a été négocié dans l'urgence si l'on en juge par le retard à l'allumage de certains des membres du comité directeur, encore sur la ligne initiale de fermeté le matin même, et déclarant que nulle baisse n'interviendrait " sauf calamité "... avant, fait rarissime, d'être formellement démentis par un porte-parole, et que le demi-point tant attendu soit enfin lâché à la finance. M. Bernanke a beau tenter de garder la face en menaçant que ce taux peut de nouveau être relevé à tout moment, la finance lui a incontestablement tordu le bras. 6. Une politique monétaire " dédoublée " pour contrer la spéculation Le problème de M. Bernanke est qu'il intervenait dans une situation déjà beaucoup trop mûre et où les degrés de liberté avaient presque totalement disparu - un combat quasiment perdu d'avance. A défaut de spéculer sur les meilleures stratégies pour sortir d'un guêpier de ce genre - car le plus probable est qu'on n'en sort pas -, il est donc plus utile de réfléchir dès maintenant aux moyens d'éviter qu'il ne s'en forme un nouveau d'ici quelques années. Disons d'emblée clairement les choses : la véritable solution en la matière, celle qui doit impérativement demeurer à l'horizon d'une politique alternative, consistera à fermer pour de bon le casino et à mettre les roulettes au feu ! Car il est évidemment de la dernière hypocrisie de vitupérer, index levé à la façon de M. Sarkozy, les aberrations de la finance quand on n'a pas la moindre envie de transformer les structures qui leur donnent invariablement naissance. Mais l'on sait aussi combien cette perspective politique demeure lointaine, notamment dans le cadre de l'Union européenne qui a eu l'excellent goût de ranger la liberté de mouvement des capitaux dans la "Charte des droits fondamentaux " de son Traité constitutionnel... et dont les tendances idéologiques, aussi bien que les intérêts vitaux de certains de ses membres, le Royaume-Uni notamment, désirent ardemment la déréglementation en général, et celle des marchés financiers en particulier. Aussi, gardant en tête cet idéal de la re-réglementation radicale de la finance, est-il pertinent de penser tout ce qu'il est possible de faire dès maintenant, à structures constantes, pour mettre des bâtons dans les roues des marchés en folie. L'idée du SLAM (12), comme plafond imposé à la rémunération actionnariale pour désarmer ses exigences sans limite, s'inscrit typiquement dans ce programme de moyen terme. Mais le SLAM ne met bon ordre qu'à l'hubris de la propriété financière, c'est-à-dire au seul compartiment des marchés d'actions. Et il n'aurait été d'aucun secours dans le compartiment des marchés de crédit où la crise actuelle trouve ses origines. Il est cependant une condition vitale pour ce dernier compartiment - mais elle en fait si générale qu'elle les concerne tous - : il s'agit de sa bonne alimentation en liquidités. C'est le déversement constant de fonds qui est au principe de l'inflation des prix d'actifs. Mais d'où proviennent ces fonds eux-mêmes ? D'abord des épargnes salariales collectées par les grands investisseurs institutionnels (fonds de pension, fonds mutuels (13)), mais aussi - comme si ces premières masses étaient insuffisantes pour bien s'amuser - des liquidités supplémentaires accordées aux divers opérateurs de la finance spéculative au travers des crédits bancaires. Or voilà bien, en cette deuxième source de financement de la spéculation, un point d'appui pour l'action politique, et au moyen de l'un de ses plus classiques instruments : la politique monétaire. Le joyeux délire sur les produits dérivés - en l'occurrence hypothécaires mais ç'aurait pu être n'importe quoi d'autre - n'aurait jamais pris les mêmes proportions s'il n'avait été complaisamment alimenté par des tombereaux de liquidités obtenus du crédit bancaire, lui-même encouragé par des refinancements à bon marché auprès de la banque centrale dont les taux ont été maintenus à des niveaux très bas depuis les premières coupes de 2001-2002 jusqu'à la mi-2004. On dira d'abord que le crédit bancaire ne fait pas tout à l'affaire puisque le carburant injecté dans les marchés provient aussi, et largement, des épargnes préalablement accumulées. Sans doute, mais au moins n'y est-il pas pour rien ! Et, à concurrence de ses montants propres, il y a là déjà une contribution à l'activité spéculative qui s'offre immédiatement à une régulation coercitive par les prix (les taux). Mais on objectera surtout que si les taux d'intérêt sont relevés pour asphyxier la spéculation, ce sera du même coup toute l'économie réelle qui se trouvera à son tour privée d'air. Objection à coup sûr recevable. Mais pas imparable. Recevable en effet, puisque les mêmes taux d'intérêt qu'on voudrait assassins pour la finance sont également ceux qui conditionnent le crédit des ménages, des entreprises et qui pourraient bien eux aussi les laisser raides morts. Voilà donc le dilemme dans lequel se trouve empêtrée la Banque centrale à l'époque de la libéralisation financière : elle ne dispose que d'un instrument pour deux objectifs. Si elle baisse les taux pour soutenir l'activité réelle, nolens volens elle ouvre ce faisant grand les portes de l'euphorie spéculative. Souhaite-t-elle au contraire contrôler strictement l'inflation des prix des actifs financiers, elle pénalise par là même l'économie réelle qui n'y est pour rien. On sait le choix qu'a fait la Réserve Fédérale sous la présidence d'Alan Greenspan : la croissance réelle et la bulle financière. Mais c'est un calcul à courte vue et qui est voué aux heurts d'un stop and go qu'on croyait disparu depuis les années 1970, mais qui revient sous une autre forme : pendant la croissance la bulle bat son plein... jusqu'à l'effondrement spéculatif dans lequel peut se trouver entraînée l'économie réelle par le canal de la contraction du crédit lorsque les banques, mitraillées de mauvaises créances, arrêtent brutalement les frais et pour tout le monde. Frédéric Lordon In Le Monde diplomatique