Le conglomérat industriel allemand Siemens a laissé planer le mystère sur ses intentions définitives concernant le français Alstom, préférant se concentrer sur une nouvelle stratégie de recentrage sur l'énergie. Nous n'agirons que quand nous saurons ce que nous voulons chez Alstom, a déclaré Joe Kaeser, le patron de Siemens, lors d'une conférence de presse à Berlin. Il n'en a guère dit plus. Pourtant ses premiers propos officiels étaient très attendus, depuis le début il y a une dizaine de jours de la bataille à distance avec l'américain General Electric pour s'emparer des activités énergie du français. Nous regardons, nous examinons les comptes, nous évaluons les opportunités et les risques et ensuite nous déciderons la manière dont nous continuons, a répété M. Kaeser, assurant de son sérieux dans ce dossier. Alors que son concurrent américain de longue date a déjà mis 12,35 milliards d'euros sur la table, le chef de Siemens a obtenu la possibilité d'examiner pendant quatre semaines les comptes d'Alstom. Celui-ci voudrait boucler l'opération avec GE, malgré les réticences du gouvernement français.
Au téléphone avec Merkel Dans une proposition préliminaire, Siemens évalue à un montant compris entre 10,5 et 11 milliards d'euros le portefeuille énergie d'Alstom et propose de lui céder en plus la plupart de ses activités de transport. M. Kaeser a eu, à sa demande, un entretien téléphonique avec la chancelière Angela Merkel à ce sujet, a déclaré en milieu de journée la porte-porte de la chancellerie, sans rien dévoiler du contenu de cette conversation, ni à quel moment elle avait eu lieu. La thématique Alstom pourrait aussi être abordée ce samedi, quand la chancelière recevra dans sa circonscription du nord de l'Allemagne le président français François Hollande. Les deux dirigeants vont s'entretenir de sujets d'actualité et Alstom est un sujet qui est en discussions, a déclaré la porte-parole. Berlin pense qu'une alliance ouvrirait des possibilités en termes de politique industrielle, a redit un porte-parole du ministère de l'Economie, tout en soulignant qu'il s'agissait avant tout de décisions d'entreprises. Joe Kaeser a souligné le soutien apporté par le gouvernement français, très attentif et orienté vers le long-terme, à qui pour l'heure il a promis une garantie des emplois de trois ans, un argument sensible pour Paris. A contrario, Siemens pourrait bien procéder à des suppressions de postes en son sein, en plus des 15 000 déjà prévues dans le cadre d'un plan d'économies lancé par le prédécesseur de M. Kaeser. Le groupe a annoncé mardi soir une réorganisation visant à supprimer des échelons hiérarchiques, rendre le groupe plus réactif et réduire dès 2016 ses coûts annuels d'un milliard d'euros.
Pas d'objectif de rentabilité A la tête du fleuron industriel allemand depuis neuf mois, M. Kaeser, auparavant directeur financier, s'efforce de ramener calme et discipline au sein du groupe qui fabrique aussi bien des éoliennes, des trains que des scanners médicaux. Il veut simplifier le groupe, le recentrer sur l'électrique au sens large, réduire l'écart avec ses concurrents et améliorer ses performances opérationnelles au moyen d'un plan baptisé Vision 2020. Outre la réorganisation en neuf divisions (contre 16 actuellement), Siemens va accorder davantage d'autonomie à sa division d'appareils médicaux et prévoit d'introduire en Bourse sa branche d'appareils auditifs, jugeant qu'elle n'offre pas de synergies avec le reste. Par ailleurs, Siemens a annoncé le rachat pour près d'un milliard d'euros de turbines et compresseurs de Rolls-Royce et annoncé une coentreprise avec Mitsubishi Heavy Industries à destination de l'industrie métallurgique et sidérurgique. Est-ce qu'en 2020 l'entreprise sera plus grosse ? Je ne sais pas, mais elle fera mieux, a promis M. Kaeser. Il s'est en revanche bien gardé de s'engager sur un objectif de rentabilité global, écueil sur lequel son prédécesseur Peter Löscher s'était échoué. Ces changements stratégiques, tout comme les résultats financiers du deuxième trimestre de son exercice 2013/2014, avec une hausse des bénéfices, étaient bien reçus à la Bourse de Francfort, où l'action Siemens gagnait 2,26% à 96,03 euros.
Chute des bénéfices, en pleine incertitude sur l'avenir Le géant industriel Alstom, en pleine incertitude sur son avenir, a renoncé à verser un dividende cette année après une chute de ses bénéfices annuels dans un contexte économique difficile. Le fabricant français de turbines électriques et de TGV, dont la branche énergie est convoitée par General Electric et Siemens, a dégagé un bénéfice net en baisse de 28% sur l'exercice décalé achevé fin mars, à 556 millions d'euros, dans un marché peu porteur dans les pays développés et en ralentissement dans les pays émergents. Le groupe a pâti notamment du décalage de grands projets d'infrastructures dans son activité principale de centrales thermiques (Thermal Power), qui souffre d'un marché européen de l'électricité européen en surcapacités. Il entend d'ailleurs céder cette division qui fournit des centrales clefs en main et gros équipements comme des turbines et alternateurs, ainsi que les activités d'énergies renouvelables et de transmission d'électricité, pour se recentrer sur sa branche de construction ferroviaire. "L'activité d'Alstom Transport est une activité solide, performante, sur un marché en croissance", a déclaré le P-DG Patrick Kron lors d'une conférence téléphonique. Une partie du produit de la cession éventuelle de la branche énergie servirait à renforcer son bilan. "Alstom n'est pas une entreprise en crise, c'est une entreprise qui n'a pas de problèmes financiers à court terme", a réaffirmé M. Kron. Mais "il s'agit aujourd'hui de regarder non seulement le court terme, mais aussi le moyen et long termes et de préparer l'entreprise à relever les défis stratégiques qui sont devant elle". "La configuration actuelle des activités énergie d'Alstom leur faisait courir des risques importants sur ce moyen-long terme, d'où ce projet avec General Electric", a-t-il ajouté. Une augmentation de capital n'aurait pas été la réponse appropriée, selon lui: "Nous avons un problème de taille critique sur le marché de l'énergie. Je ne crois pas que disposer d'un milliard de plus règlerait ce problème", a-t-il estimé lors d'une conférence de presse.
Assemblée générale à l'automne Le conseil d'administration d'Alstom a donné fin avril sa préférence à l'offre de 12,35 milliards d'euros de GE, mais il s'est donné jusqu'à la fin mai pour étudier d'autres offres de rachat pour sa branche énergie, avant d'entrer en négociations exclusives avec le candidat mieux- disant. L'allemand Siemens s'est invité dans le processus avec le soutien du gouvernement français: il n'a pas encore déposé d'offre, mais a d'ores et déjà proposé lui aussi de racheter les activités énergie du groupe, qu'il évalue entre 10,5 milliards et 11 milliards d'euros, en ajoutant dans la transaction sa propre activité transports -à l'exclusion de la signalisation. Trouvant l'offre de GE insuffisante, le gouvernement a demandé au groupe américain de l'améliorer, en mettant dans la balance ses propres activités de transports. Le géant américain avait déjà évoqué la possibilité de créer une coentreprise dans la signalisation. "Il y a dans le portefeuille de General Electric une activité signalisation qui mérite d'être examinée", a indiqué M. Kron, se disant moins intéressé par les locomotives fret où Alstom n'est pas présent. "Nous allons évidemment discuter avec General Electric de ce qu'on peut faire ensemble dans ce domaine-là", a-t-il ajouté, estimant "légitime" l'intervention de l'Etat dans le dossier. Les actionnaires d'Alstom auront le dernier mot, lors d'une assemblée générale qui devrait se tenir à l'automne, après le processus d'information-consultation des instances représentatives du personnel et la soumission du dossier aux autorités réglementaires, a précisé le dirigeant. Il a laissé planer le doute sur son propre devenir. "Je n'ai rien négocié avec quiconque me concernant. Je ne pense pas que je serai nécessaire durablement à l'avenir d'Alstom devenu Alstom Transport, il y a des équipes compétentes qui ont parfaitement les moyens et le talent de prendre le relais", a déclaré M. Kron. L'industriel n'a pas réaffirmé les prévisions pour l'exercice en cours, qu'il avait exposées en janvier. Le chiffre d'affaires est resté stable à 20,7 milliards d'euros (+4% en organique), pour un résultat opérationnel annuel en recul de 3% à 1,4 milliard, ce qui donne une marge opérationnelle en léger retrait à 7% (contre 7,2% sur l'exercice précédent), comme anticipé. Les nouvelles commandes se sont repliées de 10%, à 21,5 milliards d'euros. Le carnet de commandes total s'établissait à 51,5 milliards d'euros à la fin mars, représentant deux ans et demi d'activité. Signe encourageant, le flux de trésorerie libre, indicateur très regardé par les investisseurs, est repassé en terrain positif au second semestre, mais sur l'ensemble de l'exercice écoulé, il reste négatif de 171 millions d'euros (contre +408 millions en 2012-2013), pour une dette nette en hausse à 3 milliards d'euros.
Problème de sécurité nationale L'éventuel rachat de la branche énergie d'Alstom par l'américain General Electric pose le problème de la sécurité et de l'indépendance nationale, le groupe français fournissant notamment les turbines des sous-marins nucléaires de la dissuasion, estime un spécialiste du renseignement. Dans une note publiée prochainement sur le site du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R), son directeur Eric Denécé relève que les centrales nucléaires françaises, le porte-avions Charles de Gaulle et surtout les quatre sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE), fondement de notre dissuasion nucléaire et donc de notre indépendance nationale, sont équipés de turbines Alstom, produites par la branche énergie du groupe. Les turbines, ajoute-t-il, sont un élément essentiel de ces systèmes, puisqu'elles fournissent l'alimentation électrique à la propulsion et aux systèmes auxiliaires. Sur les sous-marins, elles entraînent les hélices, leur puissance mécanique conférant ainsi la vitesse nécessaire au bâtiment. Pour cet expert, le rachat de la branche énergie d'Alstom conduirait à l'abandon total d'une expertise capitale dont la France a par ailleurs payé le développement depuis de longues années, jusqu'à devenir l'un des leaders mondiaux du domaine. Surtout, assure Eric Denécé, cela reviendrait à laisser partir entre des mains étrangères la capacité à concevoir, développer et produire nous-mêmes ces pièces mécaniques essentielles, et donc à devenir dépendants des Etats-Unis en la matière. Il rappelle que General Electric (GE), via sa filiale Thermodyn dont l'usine est implantée au Creusot, fournit déjà les turbines à vapeur des six sous-marins nucléaires d'attaque (SNA) de type Rubis. GE/Thermodyn a également été sélectionné en 2007 par la direction des constructions navales (DCNS) pour fournir les turboalternateurs et les turbines de propulsion de la nouvelle série de six SNA du type Barracuda de la Marine nationale dont les livraisons sont prévues entre 2016 et 2027. La commission de la Défense de l'Assemblée nationale assure que la France, depuis la création en 2000 du groupe européen d'aéronautique et de spatial civile et militaire EADS, a une longue pratique de la préservation des chaînes d'approvisionnement des composants nécessaires à la dissuasion. La commission cite les missiles balistiques M51, embarqués sur les SNLE français, qui sont développés par EADS Astrium Space Transportation. La France sait s'organiser juridiquement, financièrement et en termes de sécurité, insiste-t-on à la commission, de façon à ce que, indépendamment de la constitution de l'actionnariat, il y ait des parties d'activité qui restent françaises à cent pour cent.