On inhume Abraham Serfaty, à Marrakech. Une foule majoritairement composée de militants de gauche, dont bon nombre des survivants des années dites "de plomb", entonne L'Insurgé en Arabe. C'est un chant révolutionnaire de 1880 sur la Commune de Paris qui dit: "L'insurgé, son vrai nom c'est l'Homme". On inhume Abraham Serfaty, à Marrakech. Une foule majoritairement composée de militants de gauche, dont bon nombre des survivants des années dites "de plomb", entonne L'Insurgé en Arabe. C'est un chant révolutionnaire de 1880 sur la Commune de Paris qui dit: "L'insurgé, son vrai nom c'est l'Homme". Dans l'assistance, la presse marocaine et internationale remarque, outre deux ministres de second rang, "Monsieur André Azoulay, conseiller de SM le Roi", comme on dit au royaume du Maroc. C'est donc ainsi que le Palais a décidé d'être représenté aux obsèques de celui qui fut l'un des plus célèbres prisonniers politiques du XXe siècle. Il faut accréditer le changement, mais sans exagération : c'est la ligne suivie depuis la mort du roi des "années de plomb" et l'avènement du prétendu "roi des pauvres", onze ans auparavant. Azoulay et Serfaty ont un point commun : ils sont tous deux de vieilles familles juives marocaines, expulsées d'Andalousie au XVe siècle. L'une a ses racines à Essaouira, l'autre à Tanger. Tous deux sont restés au Maroc, contrairement à l'immense majorité des Juifs marocains qui ont émigré dans les années 50 et 60. Ils en ont même un autre, moins connu: tous deux ont été communistes dans leur jeunesse. Mais l'un l'est resté, l'autre pas. Après l'indépendance, Azoulay passa à la banque, puis au Palais. Il devint "monsieur leroimadi", une sorte de "juif de Cour" marocain moderne, conseiller d'Hassan II, puis de Mohammed VI, go-between des relations marocofrançaises et maroco-israéliennes. Serfaty resta un révolutionnaire communiste "juif arabe" et antisioniste, comme il aimait à se définir. Le récit de sa vie est une traversée de l'histoire politique du Maroc, d'hier à aujourd'hui. Abraham Serfaty Après une enfance qu'il décrit comme insouciante et "baignée d'amour", entre Maârif et Derb Ghallef, le jeune Casablancais né en 1926 entre aux jeunesses communistes marocaines à 18 ans. Il entre aussi en lutte, comme de nombreux juifs marocains, contre le protectorat et l'oppression coloniale. De 1952 à 1956, il est assigné à résidence ... en France. Premier exil L'indépendance acquise, Abraham, ingénieur des Mines, entame une carrière de technocrate prometteuse : en 1960, il est directeur technique à l'Office chérifien des phosphates. Une entreprise stratégique pour le Maroc, d'autant plus sensible qu'une partie de ses revenus considérables va directement dans la poche d'Hassan II. Après en avoir fini avec la résistance anticoloniale marocaine, Hassan II se débarasse de Mehdi Ben Barka (1965) et s'emploie à anéantir la Gauche marocaine. En novembre 1968, les 7.000 mineurs de Khourigba, un bastion des luttes ouvrières depuis le Protectorat, entament une des plus longues et dures de leurs grèves. Ils tiennent 50 jours et gagnent. C'est cette grève qui fait basculer la vie de Serfaty. Avec une audace inouïe dans un pays où la bourgeoisie affiche généralement soumission au palais et haine de classe pour la populace, ce cadre de l'entreprise ose se solidariser publiquement avec les grévistes, résolvant ainsi la contradiction qui l'habite. Il est chassé de l'OCP. En 1970, il se radicalise et quitte le parti communiste marocain, comme des centaines de jeunes Français le font avec le PCF à la même époque, et participe avec Abdellâtif Laabi, poète, Abdellâtif Zeroual, philosophe, à la création d'une organisation marxiste-léniniste, Ila al amam, "en avant". L'organisation prépare le Grand Soir, en particulier en milieu étudiant au sein de l'Unem. Certains de ses militants, dont Serfaty et Laabi, contribuent à la belle revue Souffles, en français et en arabe. Surtout, Ila al amam ose s'attaquer à deux des vaches sacrées de la monarchie hassanienne : le pouvoir absolu lui-même et la marocanité du Sahara Occidental. Un double crime de lèse-majesté En janvier 1972, Abraham est arrêté. Le pays est alors écrasé par une répression policière d'une férocité comparable à celle que vivra cinq ans plus tard le Chili de Pinochet. En 1965, les émeutes populaires du 23 mars ont été noyées à Casablanca dans un bain de sang. La tentative de coup d'Etat sanglant de Skhirat vient d'avoir lieu et a déchaîné l'appareil policier. Les luttes sociales s'intensifient dans tous le pays. Le Makhzen, nom donné au Maroc à l'appareil d'Etat du royaume, est alors littéralement en état de guerre avec toute opposition intérieure. Son seul nom fait trembler. Sa police a carte blanche. Les arrestations sont des enlèvements, les "disparitions" définitives sont innombrables, la torture dans les commissariats systématique et atroce, la jutice aux ordres. Les camps de concentration se multiplient et se remplissent des victimes du tyran qui qualifiera, se pavanant une fois de plus à la télévision française ces mouroirs clandestins de "jardins secrets" de sa propre majesté: Derb Moulay Cherif, Tazmamart, Tagounit, Agdz, Kelaât Mgouna, Skoura, etc. On n'arrête pas que les militants politiques. Pour "nettoyer" Casablanca des stigmates de la misère lors du sommet de la Conférence Islamique de 1971 par exemple, au moins 215 personnes, mendiants, sans-abris, élèves et employés sont raflés nuitamment, déportés et emmurés sans jugement à Tagounit pendant mille jours. La simple distribution d'un tract critiquant le régime est une "atteinte à la sûreté de l'Etat". On n'a pas d'autre crime à reprocher à Serfaty et à ses compagnons. Abraham, comme il se doit, est torturé sauvagement. Libéré, ainsi que Laabi, sous la pression d'un puissant mouvement lycéen et étudiant, puis presque immédiatement à nouveau recherché, il entre alors dans la clandestinité. La vraie, celle où l'on doit vraiment se cacher, et où ceux qui vous cachent, ou connaissent seulement votre planque, ou sont seulement susceptibles de la connaître, sont en grand danger. Alors que Laabi, chez qui il se cache d'abord, est arrêté, Serfaty échappe de peu à la rafle et fait alors une rencontre décisive : celle de Christine Daure, enseignante française d'Histoire et Géographie à Rabat. Expliquant pourquoi elle accepta de cacher Abraham, Christine Daure-Serfaty répondra : "Je me suis souvenue que mon père, résistant, devait la vie sauve à des gens qui l'avaient caché". Serfaty est planqué par Christine pendant 15 mois. La police marocaine ne recule devant rien pour retrouver le militant. Son fils Maurice, 20 ans, est arrêté - il fera deux ans de prison - ainsi que sa soeur Evelyne, qui est torturée. Elle ne parle pas. Elle mourra des suites des sévices infligés. "Tu parles ou on te tue. Ils t'ont tué Evelyne. Tu n'avais pas parlé". En 1973 Serfaty est condamné par contumace à perpétuité. En novembre 1974, il est arrêté. Il "disparaît" alors durant 14 mois. En réalité, il est détenu dans un centre de torture, en tout point comparable à celui de la rue Lauriston à Paris en 42 ou de la villa Susini à Alger en 57: le commissariat Derb-Moulay-Cherif, synonyme d'horreur pour beaucoup de Marocains. Zéroual y meurt sous la torture au même moment. Enchaîné, les yeux bandés, interrrogé, c'est-à-dire torturé. Le juge d'instruction qui le reçoit à sa sortie de Derb- Moulay- Cherif a ces mots : "Vous avez de la chance que nous soyons en démocratie"... Le centre de détention secrète et de torture Derb-Moulay-Cherif Serfaty écrira dans les Temps Modernes : "On doit (...) tout faire pour oublier ces heures immondes, pour retrouver une figure humaine après des mois et des mois d'avilissement physique, pour que le coeur ne tremble plus à chaque son qui rappelle cette voix basse qui me chuchotait à l'oreille «Nuud» ( lève-toi), et je savais que c'était pour la torture". En 1976, toute la direction d'Ila al Amam a été arrêtée. L'un des camps de concentration clandestins : Tazmamart, rasé depuis. à suivre.... Dans l'assistance, la presse marocaine et internationale remarque, outre deux ministres de second rang, "Monsieur André Azoulay, conseiller de SM le Roi", comme on dit au royaume du Maroc. C'est donc ainsi que le Palais a décidé d'être représenté aux obsèques de celui qui fut l'un des plus célèbres prisonniers politiques du XXe siècle. Il faut accréditer le changement, mais sans exagération : c'est la ligne suivie depuis la mort du roi des "années de plomb" et l'avènement du prétendu "roi des pauvres", onze ans auparavant. Azoulay et Serfaty ont un point commun : ils sont tous deux de vieilles familles juives marocaines, expulsées d'Andalousie au XVe siècle. L'une a ses racines à Essaouira, l'autre à Tanger. Tous deux sont restés au Maroc, contrairement à l'immense majorité des Juifs marocains qui ont émigré dans les années 50 et 60. Ils en ont même un autre, moins connu: tous deux ont été communistes dans leur jeunesse. Mais l'un l'est resté, l'autre pas. Après l'indépendance, Azoulay passa à la banque, puis au Palais. Il devint "monsieur leroimadi", une sorte de "juif de Cour" marocain moderne, conseiller d'Hassan II, puis de Mohammed VI, go-between des relations marocofrançaises et maroco-israéliennes. Serfaty resta un révolutionnaire communiste "juif arabe" et antisioniste, comme il aimait à se définir. Le récit de sa vie est une traversée de l'histoire politique du Maroc, d'hier à aujourd'hui. Abraham Serfaty Après une enfance qu'il décrit comme insouciante et "baignée d'amour", entre Maârif et Derb Ghallef, le jeune Casablancais né en 1926 entre aux jeunesses communistes marocaines à 18 ans. Il entre aussi en lutte, comme de nombreux juifs marocains, contre le protectorat et l'oppression coloniale. De 1952 à 1956, il est assigné à résidence ... en France. Premier exil L'indépendance acquise, Abraham, ingénieur des Mines, entame une carrière de technocrate prometteuse : en 1960, il est directeur technique à l'Office chérifien des phosphates. Une entreprise stratégique pour le Maroc, d'autant plus sensible qu'une partie de ses revenus considérables va directement dans la poche d'Hassan II. Après en avoir fini avec la résistance anticoloniale marocaine, Hassan II se débarasse de Mehdi Ben Barka (1965) et s'emploie à anéantir la Gauche marocaine. En novembre 1968, les 7.000 mineurs de Khourigba, un bastion des luttes ouvrières depuis le Protectorat, entament une des plus longues et dures de leurs grèves. Ils tiennent 50 jours et gagnent. C'est cette grève qui fait basculer la vie de Serfaty. Avec une audace inouïe dans un pays où la bourgeoisie affiche généralement soumission au palais et haine de classe pour la populace, ce cadre de l'entreprise ose se solidariser publiquement avec les grévistes, résolvant ainsi la contradiction qui l'habite. Il est chassé de l'OCP. En 1970, il se radicalise et quitte le parti communiste marocain, comme des centaines de jeunes Français le font avec le PCF à la même époque, et participe avec Abdellâtif Laabi, poète, Abdellâtif Zeroual, philosophe, à la création d'une organisation marxiste-léniniste, Ila al amam, "en avant". L'organisation prépare le Grand Soir, en particulier en milieu étudiant au sein de l'Unem. Certains de ses militants, dont Serfaty et Laabi, contribuent à la belle revue Souffles, en français et en arabe. Surtout, Ila al amam ose s'attaquer à deux des vaches sacrées de la monarchie hassanienne : le pouvoir absolu lui-même et la marocanité du Sahara Occidental. Un double crime de lèse-majesté En janvier 1972, Abraham est arrêté. Le pays est alors écrasé par une répression policière d'une férocité comparable à celle que vivra cinq ans plus tard le Chili de Pinochet. En 1965, les émeutes populaires du 23 mars ont été noyées à Casablanca dans un bain de sang. La tentative de coup d'Etat sanglant de Skhirat vient d'avoir lieu et a déchaîné l'appareil policier. Les luttes sociales s'intensifient dans tous le pays. Le Makhzen, nom donné au Maroc à l'appareil d'Etat du royaume, est alors littéralement en état de guerre avec toute opposition intérieure. Son seul nom fait trembler. Sa police a carte blanche. Les arrestations sont des enlèvements, les "disparitions" définitives sont innombrables, la torture dans les commissariats systématique et atroce, la jutice aux ordres. Les camps de concentration se multiplient et se remplissent des victimes du tyran qui qualifiera, se pavanant une fois de plus à la télévision française ces mouroirs clandestins de "jardins secrets" de sa propre majesté: Derb Moulay Cherif, Tazmamart, Tagounit, Agdz, Kelaât Mgouna, Skoura, etc. On n'arrête pas que les militants politiques. Pour "nettoyer" Casablanca des stigmates de la misère lors du sommet de la Conférence Islamique de 1971 par exemple, au moins 215 personnes, mendiants, sans-abris, élèves et employés sont raflés nuitamment, déportés et emmurés sans jugement à Tagounit pendant mille jours. La simple distribution d'un tract critiquant le régime est une "atteinte à la sûreté de l'Etat". On n'a pas d'autre crime à reprocher à Serfaty et à ses compagnons. Abraham, comme il se doit, est torturé sauvagement. Libéré, ainsi que Laabi, sous la pression d'un puissant mouvement lycéen et étudiant, puis presque immédiatement à nouveau recherché, il entre alors dans la clandestinité. La vraie, celle où l'on doit vraiment se cacher, et où ceux qui vous cachent, ou connaissent seulement votre planque, ou sont seulement susceptibles de la connaître, sont en grand danger. Alors que Laabi, chez qui il se cache d'abord, est arrêté, Serfaty échappe de peu à la rafle et fait alors une rencontre décisive : celle de Christine Daure, enseignante française d'Histoire et Géographie à Rabat. Expliquant pourquoi elle accepta de cacher Abraham, Christine Daure-Serfaty répondra : "Je me suis souvenue que mon père, résistant, devait la vie sauve à des gens qui l'avaient caché". Serfaty est planqué par Christine pendant 15 mois. La police marocaine ne recule devant rien pour retrouver le militant. Son fils Maurice, 20 ans, est arrêté - il fera deux ans de prison - ainsi que sa soeur Evelyne, qui est torturée. Elle ne parle pas. Elle mourra des suites des sévices infligés. "Tu parles ou on te tue. Ils t'ont tué Evelyne. Tu n'avais pas parlé". En 1973 Serfaty est condamné par contumace à perpétuité. En novembre 1974, il est arrêté. Il "disparaît" alors durant 14 mois. En réalité, il est détenu dans un centre de torture, en tout point comparable à celui de la rue Lauriston à Paris en 42 ou de la villa Susini à Alger en 57: le commissariat Derb-Moulay-Cherif, synonyme d'horreur pour beaucoup de Marocains. Zéroual y meurt sous la torture au même moment. Enchaîné, les yeux bandés, interrrogé, c'est-à-dire torturé. Le juge d'instruction qui le reçoit à sa sortie de Derb- Moulay- Cherif a ces mots : "Vous avez de la chance que nous soyons en démocratie"... Le centre de détention secrète et de torture Derb-Moulay-Cherif Serfaty écrira dans les Temps Modernes : "On doit (...) tout faire pour oublier ces heures immondes, pour retrouver une figure humaine après des mois et des mois d'avilissement physique, pour que le coeur ne tremble plus à chaque son qui rappelle cette voix basse qui me chuchotait à l'oreille «Nuud» ( lève-toi), et je savais que c'était pour la torture". En 1976, toute la direction d'Ila al Amam a été arrêtée. L'un des camps de concentration clandestins : Tazmamart, rasé depuis. à suivre....