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L'âme en perdition
Bejaia
Publié dans Le Midi Libre le 27 - 01 - 2008

Allez savoir ce qui se cache au bout d'un regard. Un regard dont on ne connaît pas la trajectoire, quand bien même il part de la place Gueydon par une journée de printemps en hiver. De cet endroit, le regard peut aller pourtant très loin s'il est dans la tête. Quant à la vue, elle peut s'arrêter prématurément dans un travelling exigu.
Allez savoir ce qui se cache au bout d'un regard. Un regard dont on ne connaît pas la trajectoire, quand bien même il part de la place Gueydon par une journée de printemps en hiver. De cet endroit, le regard peut aller pourtant très loin s'il est dans la tête. Quant à la vue, elle peut s'arrêter prématurément dans un travelling exigu.
Ce matin, le bleu approximatif de la mer se fait rattraper par le bleu providentiel d'un ciel qui ne promettait pas tant en cette fin de janvier. La Place Gueydon est partiellement couverte d'un soleil encore trop frêle pour les libérer les bougiotes de la laine et du vague à l'âme, mais il a déjà entre ouvert la perspective d'une journée à arracher sans gros frais à la morosité. Accrochés au rempart, les jeunes écarquillent les yeux dont il serait hasardeux de déterminer la portée du regard. Si le temps n'est pas si précieux, ont-ils encore le cœur à admirer la mer ? Ou alors, la perspective se figera-t-elle sur le mât de quelque navire en rade pour leur suggérer des rêves plus éveillés, car plus terre à terre d'un départ toujours possible? Allez savoir ce qui se cache au bout d'un regard dont on ne connaît pas la trajectoire, quand bien même il part de la place Gueydon par une journée de printemps en hiver. De cet endroit, le regard peut aller pourtant très loin s'il est dans la tête. Quant à la vue, elle peut s'arrêter prématurément dans un travelling exigu. Regarder le port en imaginant ses entrailles et ses excroissances, ou entrevoir la nouvelle promenade construite sur le front de mer dont on dit que c'est un pan d'humanité arraché aux bétons éternels. De petites terrasses prolongent l'harmonie d'une micro architecture qui a osé le bon goût de la tuile rouge et de la pierre à l'ocre discret pour donner à respirer à des femmes et des hommes qui ont fini par croire que les moments de bonheur simple avaient définitivement déserté la cité. Le regard peut aussi s'arrêter sur le fort de Sidi Abdelkader. Surplombant l'amirauté, il couve dans son ventre généreux le saint qui lui a donné son nom. Sidi Abdelkader accueillait les femmes en quête de procréation. Elles y allaient, le corps promis et l'espoir permis, mêler le son de leur chant au bruit du ressac des vagues s'écrasant sur les rochers. Elles y allaient dans un élan d'exaltation transcendantale, traverser d'impossibles galeries aux contours de parcours initiatique. Au bout, la promesse d'un enfant qui laverait tous les affronts et prémunirait du déshonneur. Au bout, une porte ultime s'ouvre sur l'eau de mer pour un bain réparateur de l'effort et réparateur de torts. Aujourd'hui, les femmes regardent toujours du côté de Sidi Abdelkader. A partir de la Place Gueydon ou à partir d'angles plus hauts et plus discrets, le fort a toujours du succès. La chirurgie gynéco obstétrique et l'insémination in vitro ne peuvent rien contre la portée d'un regard. Décalée un peu à gauche, en retrait de la mer, la vue s'arrête sur quelque chose de froidement matériel. La légende de Sidi Abdelkader cède la place à une légende vivante, celle de Abdelmoumène Khalifa. Ce dernier allait élever sur plusieurs étages un hôtel de grand standing repris à l'état de projet à l'Entreprise de gestion Touristique Est (EGCTE). La bâtisse, bien en vue, est restée carcasse, témoignage en béton d'une insatiable ambition de grandeur et empreinte d'une décadence laissée par l'homme d'affaires en offrande à la ville de ses origines.
De Sidi Abdelkader à Sidi Abdelmoumène
Onze heures. La Place Gueydon est maintenant entièrement ensoleillée, délivrant de la fraîcheur encore vive ceux qui se sont attablés aux terrasses ombragées des deux cafés. Certains parmi dont on croyait le regard partis pour la journée dans quelque rêvasserie insondable reviennent à l'essentiel. Et «l'essentiel» aujourd'hui, comme les autres jours peut-être est de siroter un café serré en feuilletant son journal. L'Hôtel de L'Etoile continue de broyer le noir de son statut de «chiâa bla Chebâa». Le prestige de l'établissement ne fait plus sa prospérité et le réceptionniste, en dépit de sa courtoisie répond avec de moins en moins d'enthousiasme à la curiosité des clients. La chambre où a séjourné durant des années le chef de l'Etat et écrivain portugais du début du siècle dernier, Texeira Gomes transformée en musée, ne suffit pas à faire rayonner les lieux. Une fois décrispé, le personnel passe aux aveux les moins doux. Pour certains, ce n'est qu'un hôtel de dernière catégorie qui fait rarement le plein à six cent dinars la chambre. Pour illustrer le manque de considération pour l'endroit, ils sortiront même l'histoire de la plaque commémorative sur laquelle il est bien écrit que c'est Bouteflika qui a inauguré, il y a trois ans, en compagnie du président portugais, la statue de Texeira Gomes et la placette qui porte son nom alors que c'est M. Bedjaoui, alors ministre des affaires étrangéres qui avait accompagné l'invité de l'Algérie.
Rue du Vieillard. Difficile de savoir ce qui a fait la réputation de cette artère dont se revendique tout bougiote soucieux d'impressionner par sa carte de visite de vrai oulid leblad. Certes quartier de Djamel Allam et de Rachid Dali, ses bâtisses coloniales encore solides et ses quelques appendices neufs et de mauvais goût n'inspirent en rien l'authenticité. Il faut remonter la rue jusqu'au bout, entamer le virage abrupt qui vous plonge dans Bab Ellouz pour avoir les premières sensations d'autre chose que ce qu'aura vu dans le quartier français de la Place Gueydon, de la Poste et du Boulevard Bouaouina (ex-Clémenceau). Mais sur place, l'authenticité n'est pas vraiment une préoccupation. Tout le monde se lamentera bien sûr de l'avenir de «l'âme de Béjaia» et on en restera là. Ce n'est pas parce qu'elle a un passé que la cité est rassuré sur son avenir, quand bien même il remonterait jusqu'à la préhistoire comme en témoignent «les gisements qui ont livré de nombreux restes humains se rapportant à la première nappe d'homo sapiens d'Afrique du Nord, l'Homme de Mechta Afalou» d'après un guide édité par la wilaya. Jaloux de leur patrimoine, mais réalistes, les habitants de la vieille ville s'inquiètent pour leur toit plus qu'ils ne s'angoissent sur l'aboutissement du «projet de restauration du vieux bâti» de l'Unesco qui n'aurait pas suscité l'enthousiasme suffisant auprès des autorités. La mission, qui comprend trois architectes dont un Algérien de la région, M. Baazizi en l'occurrence, ne semble pas trouver la collaboration souhaitée et l'entreprise peine à démarrer. Autre projet, sans incidence directe sur la population, mais de grand intérêt historique et scientifique, l'étude approfondie sur l'aqueduc de Saldae que compte réaliser un groupe de l'université de Béjaia, dirigé par le professeur Hassani en collaboration avec l'université du Val-de-Marne dont les travaux seront en exposition permanente. Dans sa deuxième période romaine, une fois créée la province de Mauritanie césarienne en quarante-deux après J.-C., la ville de Béjaia est devenue partie intégrante de la Mauritanie sétifienne et siège épiscopal. Son ravitaillement en eau était assuré par un aqueduc qui captait la source de Toudja sur le flanc du massif de Tadart Aghbalou à l'ouest de Saldae. Une célèbre inscription de Lambèse évoque les techniques perfectionnées de creusement, un exemple d'ouvrage de génie civil. Aujourd'hui, à Bab Ellouz, Houmet Karamane ou Houmet Echerchour (les Cinq fontaines), on pense à des choses beaucoup plus simples. N'essayez surtout pas de convaincre quelqu'un que le projet de construction du centre commercial du côté du marché Philippe, Rue Fatima, a été abandonné parce que pendant les terrassements, on aurait trouvé ou simplement soupçonné la présence d'un site archéologique. Ils vous riront au nez avant de vous délivrer, sur un ton sentencieux, l'unique certitude : le projet a été abandonné comme a été abandonnée toute la vieille ville. Ce n'est pas parce qu'on a un passé qu'on est obligé de croire en l'avenir.
Ce matin, le bleu approximatif de la mer se fait rattraper par le bleu providentiel d'un ciel qui ne promettait pas tant en cette fin de janvier. La Place Gueydon est partiellement couverte d'un soleil encore trop frêle pour les libérer les bougiotes de la laine et du vague à l'âme, mais il a déjà entre ouvert la perspective d'une journée à arracher sans gros frais à la morosité. Accrochés au rempart, les jeunes écarquillent les yeux dont il serait hasardeux de déterminer la portée du regard. Si le temps n'est pas si précieux, ont-ils encore le cœur à admirer la mer ? Ou alors, la perspective se figera-t-elle sur le mât de quelque navire en rade pour leur suggérer des rêves plus éveillés, car plus terre à terre d'un départ toujours possible? Allez savoir ce qui se cache au bout d'un regard dont on ne connaît pas la trajectoire, quand bien même il part de la place Gueydon par une journée de printemps en hiver. De cet endroit, le regard peut aller pourtant très loin s'il est dans la tête. Quant à la vue, elle peut s'arrêter prématurément dans un travelling exigu. Regarder le port en imaginant ses entrailles et ses excroissances, ou entrevoir la nouvelle promenade construite sur le front de mer dont on dit que c'est un pan d'humanité arraché aux bétons éternels. De petites terrasses prolongent l'harmonie d'une micro architecture qui a osé le bon goût de la tuile rouge et de la pierre à l'ocre discret pour donner à respirer à des femmes et des hommes qui ont fini par croire que les moments de bonheur simple avaient définitivement déserté la cité. Le regard peut aussi s'arrêter sur le fort de Sidi Abdelkader. Surplombant l'amirauté, il couve dans son ventre généreux le saint qui lui a donné son nom. Sidi Abdelkader accueillait les femmes en quête de procréation. Elles y allaient, le corps promis et l'espoir permis, mêler le son de leur chant au bruit du ressac des vagues s'écrasant sur les rochers. Elles y allaient dans un élan d'exaltation transcendantale, traverser d'impossibles galeries aux contours de parcours initiatique. Au bout, la promesse d'un enfant qui laverait tous les affronts et prémunirait du déshonneur. Au bout, une porte ultime s'ouvre sur l'eau de mer pour un bain réparateur de l'effort et réparateur de torts. Aujourd'hui, les femmes regardent toujours du côté de Sidi Abdelkader. A partir de la Place Gueydon ou à partir d'angles plus hauts et plus discrets, le fort a toujours du succès. La chirurgie gynéco obstétrique et l'insémination in vitro ne peuvent rien contre la portée d'un regard. Décalée un peu à gauche, en retrait de la mer, la vue s'arrête sur quelque chose de froidement matériel. La légende de Sidi Abdelkader cède la place à une légende vivante, celle de Abdelmoumène Khalifa. Ce dernier allait élever sur plusieurs étages un hôtel de grand standing repris à l'état de projet à l'Entreprise de gestion Touristique Est (EGCTE). La bâtisse, bien en vue, est restée carcasse, témoignage en béton d'une insatiable ambition de grandeur et empreinte d'une décadence laissée par l'homme d'affaires en offrande à la ville de ses origines.
De Sidi Abdelkader à Sidi Abdelmoumène
Onze heures. La Place Gueydon est maintenant entièrement ensoleillée, délivrant de la fraîcheur encore vive ceux qui se sont attablés aux terrasses ombragées des deux cafés. Certains parmi dont on croyait le regard partis pour la journée dans quelque rêvasserie insondable reviennent à l'essentiel. Et «l'essentiel» aujourd'hui, comme les autres jours peut-être est de siroter un café serré en feuilletant son journal. L'Hôtel de L'Etoile continue de broyer le noir de son statut de «chiâa bla Chebâa». Le prestige de l'établissement ne fait plus sa prospérité et le réceptionniste, en dépit de sa courtoisie répond avec de moins en moins d'enthousiasme à la curiosité des clients. La chambre où a séjourné durant des années le chef de l'Etat et écrivain portugais du début du siècle dernier, Texeira Gomes transformée en musée, ne suffit pas à faire rayonner les lieux. Une fois décrispé, le personnel passe aux aveux les moins doux. Pour certains, ce n'est qu'un hôtel de dernière catégorie qui fait rarement le plein à six cent dinars la chambre. Pour illustrer le manque de considération pour l'endroit, ils sortiront même l'histoire de la plaque commémorative sur laquelle il est bien écrit que c'est Bouteflika qui a inauguré, il y a trois ans, en compagnie du président portugais, la statue de Texeira Gomes et la placette qui porte son nom alors que c'est M. Bedjaoui, alors ministre des affaires étrangéres qui avait accompagné l'invité de l'Algérie.
Rue du Vieillard. Difficile de savoir ce qui a fait la réputation de cette artère dont se revendique tout bougiote soucieux d'impressionner par sa carte de visite de vrai oulid leblad. Certes quartier de Djamel Allam et de Rachid Dali, ses bâtisses coloniales encore solides et ses quelques appendices neufs et de mauvais goût n'inspirent en rien l'authenticité. Il faut remonter la rue jusqu'au bout, entamer le virage abrupt qui vous plonge dans Bab Ellouz pour avoir les premières sensations d'autre chose que ce qu'aura vu dans le quartier français de la Place Gueydon, de la Poste et du Boulevard Bouaouina (ex-Clémenceau). Mais sur place, l'authenticité n'est pas vraiment une préoccupation. Tout le monde se lamentera bien sûr de l'avenir de «l'âme de Béjaia» et on en restera là. Ce n'est pas parce qu'elle a un passé que la cité est rassuré sur son avenir, quand bien même il remonterait jusqu'à la préhistoire comme en témoignent «les gisements qui ont livré de nombreux restes humains se rapportant à la première nappe d'homo sapiens d'Afrique du Nord, l'Homme de Mechta Afalou» d'après un guide édité par la wilaya. Jaloux de leur patrimoine, mais réalistes, les habitants de la vieille ville s'inquiètent pour leur toit plus qu'ils ne s'angoissent sur l'aboutissement du «projet de restauration du vieux bâti» de l'Unesco qui n'aurait pas suscité l'enthousiasme suffisant auprès des autorités. La mission, qui comprend trois architectes dont un Algérien de la région, M. Baazizi en l'occurrence, ne semble pas trouver la collaboration souhaitée et l'entreprise peine à démarrer. Autre projet, sans incidence directe sur la population, mais de grand intérêt historique et scientifique, l'étude approfondie sur l'aqueduc de Saldae que compte réaliser un groupe de l'université de Béjaia, dirigé par le professeur Hassani en collaboration avec l'université du Val-de-Marne dont les travaux seront en exposition permanente. Dans sa deuxième période romaine, une fois créée la province de Mauritanie césarienne en quarante-deux après J.-C., la ville de Béjaia est devenue partie intégrante de la Mauritanie sétifienne et siège épiscopal. Son ravitaillement en eau était assuré par un aqueduc qui captait la source de Toudja sur le flanc du massif de Tadart Aghbalou à l'ouest de Saldae. Une célèbre inscription de Lambèse évoque les techniques perfectionnées de creusement, un exemple d'ouvrage de génie civil. Aujourd'hui, à Bab Ellouz, Houmet Karamane ou Houmet Echerchour (les Cinq fontaines), on pense à des choses beaucoup plus simples. N'essayez surtout pas de convaincre quelqu'un que le projet de construction du centre commercial du côté du marché Philippe, Rue Fatima, a été abandonné parce que pendant les terrassements, on aurait trouvé ou simplement soupçonné la présence d'un site archéologique. Ils vous riront au nez avant de vous délivrer, sur un ton sentencieux, l'unique certitude : le projet a été abandonné comme a été abandonnée toute la vieille ville. Ce n'est pas parce qu'on a un passé qu'on est obligé de croire en l'avenir.


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