EL WATAN 20 mars 2010 Du microcosme de son village de montagne, ce romancier algérien était allé à l'assaut de l'universalité. Parler de Mouloud Feraoun, c'est parler d'un écrivain du « déchirement », d'un homme pris entre deux cultures. Le projet de l'auteur de Les Chemins qui montent était de faire connaître les siens, « les paysans, ses frères ». Emmanuel Roblès disait que « le dessein de Feraoun était de témoigner sur ces êtres, sur le peuple auquel il appartient ». Feraoun était l'écrivain plein de bonté qui ne connaissait pas le mépris et la haine. Il justifie cet humanisme dans un de ses romans : « Nos défauts n'ont rien de particulier et nos particulières vertus peuvent forcer l'estime et nous assurer le droit de vivre. » Ce qui séduit Feraoun, ce sont les villageois, ces êtres pleins de courage, « vrais dans leur misère, vrais dans leurs coutumes, vrais jusqu'à la mort ». Feraoun entre à l'Ecole normale de Bouzaréah. Il en sort instituteur et a le cœur gonflé de joie. Quelle chance pour ce montagnard qui détestait les villes ! La doctrine de l'Ecole normale est prônée par les promoteurs de l'école publique française, au début de la troisième république, avec Jules Ferry et Gambetta : démocratisation, laïcisation, gratuité et obligation de l'enseignement. Feraoun est entre deux cultures : la culture traditionnelle (avec ses codes, ses rites, ses valeurs) et la civilisation de l'Universel prônée par l'Ecole normale. A l'école, il est dit que « la liberté n'est pas anarchie ». Les élèves doivent suivre les règles morales des sociétés civilisées (voir le discours sur l'école de Pierre Bourdieu in La Reproduction). Liberté, travail, progrès, sont les trois grandes idées philosophiques qui vont donc forger la pensée de ses élèves. Cela peut être Fouroulou qui veille jusqu'à l'aube pour réussir et dont le souci est d'améliorer sa propre condition et celle des siens. Il paraît donc que cet humanisme de Feraoun se fonde sur un enseignement moral orienté et dispensé par les maîtres de Bouzaréah. Cette classe d'instituteurs indigènes se voit confier une tâche importante : diffuser la civilisation européenne parmi les colonisés et les amener à l'intégration. On lit dans le programme de l'école de cette époque : « La France a été de tout temps, au siècle des Croisades, comme à l'époque de la révolution, sous Louis XIV, comme au siècle des lumières, l'éducatrice du genre humain. » Sur le plan politique, l'Ecole normale de Bouzaréah voulait offrir des idéaux humanitaires : fraternité universelle, accès à l'instruction, égalité des races et des croyances. Feraoun reproche à la colonisation de ne pas avoir considéré les siens. Son personnage, Amer, se heurte au colonisateur, mais son problème essentiel est de s'imposer à lui comme un égal. La condition humaine paraît, pour Feraoun, perfectible. Il convient donc d'œuvrer à son amélioration. Feraoun croit à l'amour et non à la haine ; pour lui il faut rapprocher les communautés, promouvoir la fraternité universelle. Comment substituer la compréhension à la méfiance sur une terre où deux cultures sont en situation conflictuelle ? Comment faire connaître aux Européens l'existence quotidienne des Kabyles ? Feraoun procède d'abord par la description ethno-romanesque. La restitution du cadre : la Kabylie forme la toile de fond de la chronique. Romans ethnographiques, Le Fils du pauvre, La Terre et le Sang, Les Chemins qui montent, constituent une peinture et une étude précises et objectives de la Kabylie et des montagnes du Djurdjura en 1950. Feraoun se veut le témoin de toute une communauté. Il informe les lecteurs sur les mœurs et les coutumes des habitants de ces régions. L'écrivain connaît les gens et les détails scrupuleusement. Il confirme souvent ce qu'il a observé et entendu. Ainsi, les personnages évoluent dans un espace qu'il investit par ses observations. Nous découvrons avec lui cette fresque : l'attachement de Amer à la terre, la fierté de Lounès, la pudeur de Chabha… Les informations les plus diverses sont données par l'auteur sur l'organisation socioéconomique d'un village kabyle : la djemââ, les structures parentales, le mode de production. « La viande, écrivait Feraoun dans Le Fils du pauvre, est une denrée rare ; ou plutôt non ! Le couscous est la seule nourriture des gens de chez nous ». L'œuvre, Le Fils du pauvre, est simple et accessible à tous. Feraoun nous y fait découvrir son enfance kabyle. Les personnages sont peints avec précision. On voit comment un enfant indigène pauvre arrive à réussir dans la vie après plusieurs obstacles. Ce roman relate toutes les étapes scolaires de Fouroulou, l'école primaire, Tizi Ouzou et Bouzaréah. Le roman porte le message de l'instituteur indigène épris de justice et d'amour. La société coloniale, disait Fanny Colonna, y voyait « un exemple à la fois rassurant et édifiant à imiter ». C'est un roman autobiographique, un « récit à peine romancé de son enfance », disait E.Guittion dans Mouloud Feraoun ou l'Algérie du silence (Table ronde, octobre 1963). Pour sa part, le roman Les Chemins qui montent se présente comme le livre de la condition de vie des montagnards d'Ighil Nezman. Les deux personnages de ce roman sont Amer, issu d'un couple mixte et Dahbia, jeune fille chrétienne, éduquée par les Pères Blancs. Amer a vécu plusieurs années en France. Il se révolte contre les coutumes de son village. Feraoun parle aussi du capitaine Oudinot, un homme sanguinaire que tous les habitants craignent, de Ouiza, de Marie, des clans, du chef de la SAS… Le climat du roman est fait d'inquiétude. La guerre de libération, déclenchée depuis deux ans, n'est même pas évoquée. C'est ce qui fait dire à Feraoun dans une lettre adressée à Paul Flaman : « Aux yeux de mes compatriotes, aux yeux de ceux qui souffrent et qui luttent, j'apparais comme quelqu'un de tiède qui a eu peur d'atteindre les vérités. » L'auteur de Les chemins qui montent est ébloui par la solidarité communautaire face à la guerre, aux épidémies et à la pauvreté. Il se montre un fin chroniqueur. Il parle des conditions de vie. Feraoun dénonce la faim, « cette faim qui empêche de dormir et aussi celle qui oblige à penser ».Témoin fidèle de sa région, il croit à la pacification et à la fraternité des êtres. Il veut préserver la dignité humaine et instaurer le respect. « Or, dit-il, notre histoire est bien connue, du moins facile à imaginer. Nous sommes des intellectuels issus d'un monde à part et nous possédons la culture française. Notre paradoxe ou notre drame est fort compréhensible. Attachés par toutes les fibres et notre âme à une société, ignorante et misérable, en marge du siècle nouveau, nous avons la claire conscience de ce qui nous manque et le désir de la réclamer. » Il ajoutait : « Nous sommes des montagnards pauvres ». Le projet de Feraoun était de témoigner sur ces êtres « pauvres et frustrés ». Issu lui-même d'une famille pauvre, il a dit de son père : « C'était véritablement un gueux, il a toujours trimé. » Il voulait rétablir la confiance en l'homme pour atteindre l'universel. Il refusait les malheurs et la guerre, « cette source de nos communs malheurs », dit-il à Camus. Mouloud Feraoun est un grand humaniste. Il a invité ses lecteurs à adopter les valeurs sûres que sont la tolérance, la compassion, l'intégrité morale et intellectuelle, comme cet autre amoureux de la vie, Antoine de Saint-Exupéry. Et comme Erasme il voulait être « citoyen du monde ». Feraoun c'est la bravoure en action. C'est Gandhi, c'est le docteur Albert Schweitzer. On n'assassine pas les grands hommes. Leurs idées restent. Elles leur survivent. Châteaubriand a écrit : « La mort illumine la vie. Les morts instruisent les vivants ». Mouloud Feraoun, ce romancier généreux, nous a appris à ne pas déserter notre idéal. Nous devons défendre sa mémoire. Respect de l'homme ! Respect de l'homme ! Tel était son noble et universel message. Professeur universitaire