Contribution : Réponse à Saïd Sadi et Yacine Téguia Le Soir d'Algérie 06 septembre 2010 Il faut savoir gré au quotidien Le Soir d'Algérie — qui vient juste de fêter ses vint ans d'existence — d'abriter des débats politiques, parfois trop polémiques, portant sur la société algérienne, passé et présent. Cela atteste d'une effervescence et d'une soif de dialogue et d'échange que le régime du parti unique avait refoulées pendant plusieurs décennies. La société algérienne, comme toute autre, est diverse idéologiquement et est traversée par des courants politiques qui ont des conceptions différentes du bien commun, du vivre ensemble et de l'organisation de l'Etat. C'est ce que révèle le livre de Saïd Sadi sur le colonel Amirouche qui a déclenché une avalanche de réactions où les protagonistes ont livré leur conception du passé, mais aussi, implicitement et explicitement, leur conception de l'avenir du pays. Ce déballage médiatique des rancœurs passées et présentes, cette foire d'empoigne où les accusations se mêlent aux professions de foi sont au fond positifs à plus d'un titre parce qu'ils cassent des tabous et élargissent la culture politique du grand public qui s'approprie des concepts jusque-là réservés à l'élite intellectuelle. Au fond, ce n'est pas la divergence d'idées et d'intérêts idéologiques qui est nuisible à la société car la divergence et la contradiction font partie du processus de la vie. Ce qui est nuisible, par contre, c'est le refus de la divergence. Par conséquent, la confrontation d'idées et le débat, dans le respect des uns et des autres, sont les moyens par lesquels la paix civile est consolidée. Les désaccords en politique ne sont pas l'expression de conflits d'intérêts individuels, c'est-à-dire que ce ne sont pas des querelles d'ordre privé. Ils portent sur l'organisation de l'espace public et sur la nature des rapports d'autorité et, dans cette optique, je vais expliquer mes positions en répondant sans aucune arrière-pensée et sans esprit polémique à S. Sadi et à Y. Téguia qui m'ont interpellé dans ce domaine. Saïd Sadi et le Contrat de Rome Il faut reconnaître au président du RCD le mérite d'avoir provoqué un débat public autour de la mort suspecte des colonels Amirouche et Si Haouès, débat qui a suscité des interrogations et des remises en cause du régime par d'anciens responsables. Ce qui se disait en privé est aujourd'hui écrit dans des journaux. Dans une conférence prononcée à l'Université Mouloud- Mammeri à Tizi-Ouzou (texte publié par Le Soir d'Algérie du 28 juin 2010), j'ai essayé d'expliquer pourquoi la démarche de Saïd Sadi est inopportune pour le régime qui veut monopoliser l'écriture de l'Histoire, comme il cherche à monopoliser l'économie, le syndicat, la religion… pour en faire des ressources de légitimation. Sur le fond, le leader du RCD a raison de penser que la mort de Amirouche est suspecte et l'idée qu'il aurait été donné à l'armée française n'est pas farfelue ; elle est susceptible d'être prouvée par des archives dans un futur proche. Je suis d'accord avec lui aussi sur l'analyse du coup de force de 1962 opéré par le colonel Houari Boumediène dont le bilan politique est globalement négatif au vu de la situation que vit le pays. J'ai cependant fait remarquer que le régime qu'il critique avec raison et brio est celui-là même qui a opéré le coup d'Etat de janvier 1992 que le RCD a appuyé. Cela a provoqué de véhémentes réactions accusatrices de la part de deux députés du RCD auxquels j'ai répondu par une analyse dénuée de toute attaque personnelle ( Le Soir d'Algérie du 14 juillet). Dans l'article paru le 31 août 2010, Saïd Sadi y revient et me reproche de le «dénoncer de ne pas s'être rallié à Sant'Egidio». Le terme «dénoncer» est inapproprié dans ce contexte et dénote un état d'esprit peu propice au débat. Saïd Sadi a créé un parti à vocation nationale et sollicite les suffrages des électeurs pour diriger l'Etat. Il doit s'attendre à être critiqué sur telle ou telle position ou déclaration. La démocratie est une compétition et une bataille d'idées sans concessions et non un rassemblement autour d'un seul parti. Si c'était le cas, ce serait la situation du régime de Boumediène que Saïd Sadi a critiqué à juste titre. Par conséquent, quand j'écris que c'est une incohérence de condamner le coup d'Etat de 1962 et d'approuver celui de 1992, ce n'est ni une dénonciation, ni une attaque personnelle. Le président du RCD pouvait dire qu'entre deux maux, il choisit le moindre. Et, en effet, c'est ce qu'il a fait, sauf qu'en politique, on ne choisit pas le moindre mal, on propose sa propre solution pour guérir les deux maux. J'ai lu et relu la partie de cet article où Saïd Sadi essaye de répondre à ma critique. Si on enlève les effets de style et autres phrases à l'emporte-pièce dont il a le secret, il ne répond pas sur le fond. Il me reproche seulement d'avoir soutenu l'initiative de Sant'Egidio, ce qui est surprenant de la part d'un homme politique qui prône la rupture d'avec le régime en place car le RCD aurait dû participer à la réunion de Rome. La société algérienne étant ce qu'elle est, il ne s'agit pas, pour construire un début de démocratie, d'exiger des islamistes de ne plus être des islamistes et du FLN de ne plus être populiste. Nous n'avons pas le choix que d'accepter la société algérienne dans sa diversité idéologique, en exigeant cependant la liberté d'expression, l'exercice du monopole de la violence par l'Etat et l'alternance électorale, sachant que les opinions électorales évoluent avec la pratique des élections libres. La tâche historique des années 1990 était d'éviter la violence et aussi d'insérer les (vrais) islamistes dans les institutions pour opérer la transition d'un régime autoritaire vers un régime pluraliste. Dans cette transition, le RCD avait un rôle politique et pédagogique à jouer. Sa direction a préféré se rallier aux détracteurs du Contrat de Rome dénoncé parce que ses signataires auraient agréé à l'application de la Charia ! Ce n'est pas sérieux de croire que Hocine Aït Ahmed, Abdelhamid Mehri, Ali Yahya Abdennour et Louisa Hanoune acceptent d'endosser la revendication de la Charia. Cela relève plus de la blague du jour que de la critique sérieuse. Pour appuyer cette accusation fallacieuse, les opposants au Contrat de Rome se sont référés au mot char'i, traduction arabe du terme «légal». Ce mot n'a rien à voir avec la charia dont il est issu et dont il a évolué sur le plan sémantique. Les droits modernes européens comprennent des mots issus de la jurisprudence du Moyen Age du fait que les contenus sémantiques des mots changent à travers le temps. Le mot char'i renvoie à la légalité et non au corpus médiéval appelé la chari'a. Yacine Téguia et l'utopie totalitaire Si je crois que le RCD aurait dû prendre part à la réunion de Sant'Egidio, c'est parce qu'il est un parti représentatif d'un courant idéologique présent dans la société avec une surface électorale potentielle dans les grandes villes, sur tout le territoire national. Ce n'est pas le cas du MDS qui n'arrive pas à faire sa mue postcommuniste comme le montre l'article de Yacine Téguia publié par Le Soir d'Algérieles 10, 11 et 12 août 2010. Dans cette publication, l'auteur prend la défense du régime de Boumediène, exprimant une volonté nostalgique d'y revenir, ajoutant que la solution est que «l'ANP devienne une institution transpartisane fondée sur une stratégie de défense nationale, de souveraineté et de progrès, qu'elle soit le reflet de l'ensemble des forces démocratiques qui traversent la société avec ses contradictions, mais après avoir disqualifié l'islamisme et les partis/Etat». Au moment où la tâche est de dépolitiser l'armée, Téguia propose de militariser le champ politique en ayant dans l'ANP des représentants du MDS, de l'ANR, du RCD et du PT ! Pour avoir échoué à s'enraciner dans la société, le MDS cherche un ancrage dans l'armée, livrant l'Etat à une avant-garde altruiste. C'est exactement cela la situation pré-politique, le refus du politique et de son institutionnalisation, et même le déni de l'anthropologie humaine. L'avantgarde serait composée d'anges désintéressés. Et pour Téguia, l'archétype de cet ange, c'est Boumediène dont le souci constant était le bonheur du peuple. Refusant de tirer leçon de l'expérience du régime de Boumediène, dont les illusions s'étaient pourtant dissipées avec les émeutes d'Octobre 1988, Téguia souhaite au contraire y revenir. Il propose, avec une scolastique léniniste, «de revenir à la fusion historique qui a permis de vaincre le colonialisme puis, même si c'est dans une moindre mesure, de mettre en échec le projet d'Etat théocratique, en proposant une nouvelle unité entre l'armée, la société et l'Etat». L'unité ou la fusion de la société et de l'Etat, c'est exactement la définition que donne Hanna Arendt du totalitarisme. Il s'agit de faire avaler la société par l'Etat, de ne laisser aucune liberté individuelle ou collective. La figure centrale de cet Etat serait celle du fonctionnaire de la police politique audessus des lois et de la justice. Dans ce schéma, l'Etat n'est pas l'instrument politico-juridique de la société ; dans ce schéma, c'est plutôt la société qui devient un appendice de l'Etat tel que l'a illustré le régime de Staline avec la Russie soviétique. A ma connaissance, il n'y a qu'un seul pays aujourd'hui qui vit une telle expérience à laquelle aspire Téguia, c'est la Corée du Nord. Yacine Téguia réduit la problématique du pouvoir à une question de foi et de sacrifice, autant de concepts religieux, refusant de croire que l'homme est autant attiré par le pouvoir que par les richesses. En pays sous-développé, il est encore plus attiré par le pouvoir parce que celui-ci donne accès aux richesses. Quelle que soit la conscience qu'il avait de lui-même, et l'opinion qu'a de lui Téguia, Houari Boumediène n'était pas un altruiste. Il adorait le pouvoir et ne voulait le partager avec personne. Il tenait à ce que personne ne s'enrichisse sans son autorisation et c'est pourquoi il a étatisé l'économie. Il s'était approprié un attribut du peuple — la souveraineté —et déclarait que les biens matériels appartenaient à ce peuple spolié de sa souveraineté. La contradiction qui a miné son régime, c'est qu'il a privatisé le pouvoir, qui est d'essence publique, et a cherché à rendre publique l'activité marchande, qui a vocation à être privée. Le seul aspect positif du régime de Boumediène, c'est que les Algériens ne veulent pas revivre cette expérience de l'homme providentiel. Il est vrai qu'ils ont du respect pour sa mémoire, mais il faut rappeler que l'ancien président du Conseil de la Révolution n'était pas un affairiste et n'était pas attiré par les richesses matérielles. C'était un nationaliste utopique qui a mené le pays vers la catastrophe actuelle. Il aimait son pays et son peuple au point de l'infantiliser. Boumediène était un dirigeant qui ne voulait pas que les Algériens grandissent et s'émancipent de son pouvoir. Il cherchait à contrôler la société afin que tous les Algériens dépendent de lui personnellement. Les communistes ont confondu cette conception archaïque avec le socialisme qu'ils ont défendu au prix de grands sacrifices qui se sont traduits par des arrestations, la torture, l'exil… Les communistes sont des militants sincères et ne cherchent pas à faire de la politique pour s'enrichir. Le problème, c'est que leur idéologie sous-estime l'enseignement de Marx sur le caractère révolutionnaire du marché, du salariat et du capital dans la situation précapitaliste. Cette faiblesse les a prédisposés à être des alliés de la culture politique archaïque hostile à l'autonomie de la société civile. L'exemple de l'Egypte de Nasser et de l'Algérie de Boumediène est, de ce point de vue, une illustration dramatique, dont ils ont été parmi les premières victimes. L. A. Source de cet article : http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2010/09/06/article.php?sid=105563&cid=41