Personne ne pourra nier qu'Al Jazeera a été un puissant catalyseur des révolutions en Tunisie, en Egypte, en Libye, et dans les autres pays où grondent les révoltes des peuples. L'histoire le retiendra, et nul doute que les peuples qui ont été récemment libérés, ou qui sont sur le point de l'être, garderont à cette chaîne de télé une reconnaissance éternelle. Pourtant, cette chaîne n'est pas indemne de tout reproche. Bien au contraire. A côté de cette aura resplendissante qui l'entoure désormais, plane une ombre hideuse, noire de honte, indigne de toute corporation journalistique qui se respecte. C'est la couverture, ou plutôt l'absence de couverture, du soulèvement des populations chiites à Bahrein, par la même Al Jazeera, qui la montre sous un jour peu flatteur, et qui la cloue désormais, au pilori de l'histoire. Et ainsi, nous découvrons que Al Jazeera, qui arbore son professionnalisme comme un étendard, qui répète à l'envi qu'elle est soucieuse d'objectivité et de vérité, occulte-t-elle, sans nuance, et sans scrupule, les graves évènements qui ont lieu à Bahreïn. Les autres chaînes arabes qui ont tenté, un tant soit peu, de couvrir l'atroce répression qui frappe les insurgés chiites, ont été systématiquement brouillées via le satellite Arabsat. De très fortes pressions sont exercées par l'Arabie Saoudite et les USA, pour étouffer la voix des opprimés chiites. Et on ne peut s'empêcher de réfréner son admiration pour Al Jazeera, qui a pourtant tant fait pour la libération de peuples entiers. C'est donc une déontologie, et une objectivité, à dimension variable. Les mêmes cercles d'influence qui empêchent aujourd'hui la vérité bahreïnie de paraître sur nos écrans, auraient pu faire de même pour la couverture des révolutions dans les autres pays. Et on ne peut s'empêcher de penser que s'ils ont laissé faire, c'est que cela les arrangeait quelque part. Et ça fait comme une amande amère qui gâche le plaisir. Une déception qui altère la joie, que de savoir que les grosses baudruches qui se vautrent sur leurs trônes d'or massif ont permis que des peuples se libèrent. Je les vois d'ici, face à leur écran géant, siroter bruyamment leur thé, en croquant des gourmandises, comme s'il étaient au cinoche. L'émir du Quatar, allié de son voisin bahreïni, en même temps que vassal du Roi d'Arabie Saoudite, a sans nul doute orienté le traitement de l'information au Bahreïn. Nous savons que la question chiite est cruciale pour les USA et Israël, et qu'elle est vitale pour la monarchie saoudienne, qui joue sur le clivage entre chiites et sunnites, pour se maintenir à la tête du pays, et de toute la région. Et sur les lieux saints de l'islam. Le chiisme, porteur de révolution, est l'ennemi mortel des wahabites, qui injectent des milliards de dollars par an pour entretenir la haine entre musulmans sunnites et chiites. Et qui entretiennent avec Israël des liens privilégiés et chafouins, pour ne pas permettre à l'Iran d'accéder à une capacité nucléaire. Cette affaire du Bahreïn, couplée au « péril » iranien, devait donc être étouffée dans l'oeuf. Pas question de permettre que les peuples arabes et musulmans puissent suivre en temps réel le carnage qui est fait des révolutionnaires bahreïnis, et compatir à leur martyr. Al Jazeera semble avoir obtempéré avec un zèle certain à ce black-out. La révolution et le professionnalisme journalistique ont des limites. Cet émir du Quatar qui se gargarise du succès de sa chaîne et qui semble tout heureux de faire joujou avec un gadget qui allume des bouquets finaux dans toute une région du monde, doit certainement considérer les insurgés bahreïnis comme des sous-hommes qui n'ont droit à rien. Après tout, cela fait presque 14 siècles que la propagande omeyyade fait des ravages au sein de la communauté des musulmans. Où les chiites ne sont rien d'autre que des mécréants. Un discours tellement commode, et toujours d'actualité. C'est dommage. Finalement, le monde arabe et musulman n'est pas très beau à voir, même lorsqu'il se grime des couleurs de l'arc en ciel. Même lorsque des émirs bien dodus se la jouent « Ché ».