Le Soir d'Algérie 30 juin 2011 Kaïd Ahmed à Ben Aknoun Par Mohammed Boudjema, professeur à l'USTHB J'apprends qu'un ouvrage(1) vient de paraître consacré à l'itinéraire d'un dirigeant non négligeable de l'Algérie indépendante : Kaïd Ahmed. Les petits bouts d'extraits et les commentaires parus dans la presse à cette occasion laissent entrevoir un évident parti-pris quant au rôle positif du personnage et sonnent comme une tentative de réhabilitation face au sort que lui a réservé notre histoire récente. A l'heure d'aujourd'hui où les grandes questions se résument essentiellement à comment gagner plus de dollars sans trop offusquer Dieu, on peut penser qu'il a, lui, bénéficié de l'état d'un monde dont les axes de combat impliquaient des débats qui nous paraissaient plus nobles. Les lignes qui suivent ont été écrites bien avant la sortie de cet ouvrage. Elles racontent sous forme d'anecdote cette époque de bouillonnement d'idées au cours de laquelle les dirigeants d'alors ont fabriqué nos malheurs actuels… Ah ! le savoir-parler de ces temps-là ! Qui utiliserait aujourd'hui, qui se souvient même des concepts tels que «progressistes», «bourgeoisie compradore », «tâches d'édification nationale», «réaction interne», «démocrates révolutionnaires », «large front démocratique », «récupération des richesses nationales», «autogestion» ou des abréviations devenues absconses comme PPST, GPF, GSE ou ATU. Toutes ces choses qui cherchaient à concrétiser nos fantasmes de liberté, d'égalité et de justice sociale en composant le paradigme de la construction du socialisme à l'algérienne, qui oserait s'en emparer de nouveau pour en faire l'ossature de ses pensées, de ses écrits ou de ses discours ? Amma baâd… On était en février 1968. La grève des étudiants était totale et durait depuis plusieurs jours déjà. Evacuée manu militari des piquets de grève qui l'occupaient jour et nuit, l'université avait été fermée pour une durée illimitée. Les restaurants universitaires aussi. Le responsable de cette situation ? Le responsable de l'Appareil lui-même. Non, ce n'est pas l'intitulé de la drôle et fameuse histoire de téléphone qui fit le tour du pays pour devenir ensuite un classique du genre. C'était vraiment le nom de la fonction exercée alors par Kaïd Ahmed, alias commandant Slimane, au sommet de la hiérarchie du parti unique, le FLN. Il venait de se lancer dans une grande opération de remise au pas des différentes organisations de masse, officiellement intitulée «processus de normalisation » mais vite traduite en «tentative de caporalisation». Après avoir achevé celle des paysans (l'UNPA), celle des femmes (l'UNFA) puis celle de l'unique confédération syndicale (l'UGTA), il s'attaqua à l'UNEA, l'organisation des étudiants, en diffusant un document sous la forme d'un petit livret de 32 pages au format A6 portant en gros titre sur sa couverture à dominante verte, «Processus de normalisation de la vie de l'UNEA». Tout particulièrement à ce qui en tenait lieu du fait de la répression qui sévissait depuis le coup d'Etat de juin 1965, l'interdiction de ses instances dirigeantes et l'arrestation de plusieurs de ses responsables. Seule en effet la section d'Alger (c'était d'ailleurs l'unique section estudiantine en Algérie, les autres se trouvant à l'étranger : Paris, Damas, Prague, Moscou, …) avait une existence tout juste tolérée et continuait à activer. C'est elle qui s'opposa aussitôt à cette énième tentative de musèlement en décrétant une grève illimitée avec occupation de l'enceinte universitaire. Ils sont nombreux à se souvenir Kaïd Ahmed. Haut en couleur et fort en gueule, il traînait avec lui la réputation d'un gaffeur impénitent, auteur présumé, involontaire et prolifique d'une multitude de boutades comiques et de délicieuses bourdes sémantiques. On raconte qu'un jour, s'adressant en tant que responsable du FLN aux femmes déléguées dans un congrès de l'UNFA, il lança ainsi du haut de la tribune : «Le Parti a ses règles comme vous, les femmes, avez les vôtres.» Une autre fois, bien plus tard, lors des campagnes de volontariat estudiantin pour la Révolution agraire dont il n'était vraiment pas un partisan zélé («la terre à ceux qui l'aiment», disait-il en détournant le slogan officiel d'alors «la terre à ceux qui la travaillent»), il interpella les responsables des CVU (Comité de volontariat universitaire) à propos de certains groupes de volontaires qui s'impliquaient contre une épidémie de choléra sévissant dans une région du pays. Des responsables locaux, peu enchantés par la présence et le regard de ces groupes qui n'étaient pas sous leur autorité, s'étaient plaints à Kaïd Ahmed. «A chacun sa place et son travail, dit-il aux CVU, vous, c'est la Révolution agraire, le choléra c'est le Parti.» La petite histoire ajoute qu'il lui fut aussitôt répondu : «Nous sommes entièrement d'accord, qui a jamais dit le contraire ?» C'est ainsi que le commandant Slimane devint petit à petit une sorte de bouffon du roi, l'exutoire des frustrations nées d'une liberté d'expression totalement muselée. Pour l'imagerie populaire, il endossa toutes les tares du système protégeant par là-même les autres responsables dont il aurait effacé les péchés. Le plus souvent à tort car le personnage, cultivé et très loin d'être sot, ne méritait pas d'être enfermé dans ce rôle de bouc émissaire. Chose rare chez les dirigeants d'alors (comme chez ceux d'aujourd'hui d'ailleurs), il semblait posséder des idées pour le devenir de ce pays et une réelle vision politique allant bien au-delà de sa propre personne. On a souvent cité son passage au ministère des Finances, où disait-on, sa politique monétaire prudente (paysanne même selon certains) a longtemps contribué à la stabilisation de la monnaie. Il a par ailleurs tenté une analyse de la société algérienne dans un petit essai qu'il a intitulé «De la contradiction de classe au sein des masses» et qu'il utilisera plus tard pour revendiquer une adhésion contestée à l'Union des écrivains algériens. Un jour de février 1968 donc, il décida de rassembler les étudiants en une sorte de meeting pour présenter lui-même son projet de normalisation qu'il estimait incompris. On choisit pour cela la salle des fêtes de la cité universitaire de Ben Aknoun. Plusieurs bus de la RSTA furent mobilisés pour faire venir les étudiants de la Fac centrale et des autres résidences universitaires (Revoil, Robertsau et El- Harrach). La salle était comble. A l'entrée, des militants de l'UNEA distribuaient des tracts appelant à la résistance contre la tentative de caporalisation. Un petit peu plus loin, un groupe de personnes entouraient un responsable de la Fédération des étudiants militants (FNEM), toute récente création du FLN confiée alors à la houlette de Laadi Flici pour casser la forte influence des militants du PAGS sur le syndicat estudiantin. Epuisé par le feu nourri des questions et des invectives, le responsable «fnémiste» (douze ans de fac, sept ans de maquis ainsi qu'il présentait lui-même son CV) finit par battre en retraite et rejoindre la salle où la foule attendait «l'Appareil». Entouré de ses gardes du corps et des traditionnels courtisans, il arriva enfin, tout souriant, et prit place à la tribune. Après les quelques poncifs habituels sur l'engagement exemplaire des étudiants dans la longue et héroïque lutte du peuple algérien dont nous étions les dignes héritiers, il se mit à détailler les éléments de son projet puis en appela au débat. Il essuya d'abord quelques escarmouches sans gravité en y répondant avec beaucoup de mesure et parfois d'humour. «Le Coran, disait-il, quand il est descendu du ciel, a été contesté. Comment voulez-vous qu'un opuscule sorti de la tête d'un vulgaire bipède comme moi ne le soit pas ?» On lui amena un des tracts distribués dans le hall. Après l'avoir rapidement parcouru, il déclara qu'on l'y accusait d'être un bourgeois, un féodal ayant beaucoup de biens. «Je suis prêt, dit-il, à faire don de tout ce que, soi-disant, je possède à la seule condition que ceux qui ont rédigé ce tract fassent la même chose.» Quelqu'un assis au premier rang, juste au-dessous de la tribune, lui lança : «Et les chevaux ?» Piqué au vif, il répliqua «Ah non ! pas les chevaux. J'ai une jument. Chaque année elle me donne un poulain. Comme moi, j'aime les chevaux, je les garde. Alors, pas les chevaux.» La salle s'agitait de plus en plus. Puis, de quelque part vers le fond, quelqu'un se leva et dit d'une voix légèrement imbibée : «Je m'appelle B*** Mahieddine. Vous connaissez très bien mon père qui fut votre compagnon de lutte dans la clandestinité dans la région de Tiaret. Voici ce que j'ai à vous dire. Vous n'ignorez pas que le parti que vous dirigez est contesté partout et tout particulièrement chez les intellectuels. Il est contesté sur tous les plans, que ce soit au plan de ses principes, de ses méthodes ou de ses hommes.» Furieux, le responsable de l'Appareil saisit le micro, se mit debout et l'interrompit d'une voix étranglée : « Vous pouvez contester ses hommes, vous pouvez à la rigueur contester ses méthodes, mais jamais, au grand jamais vous ne pouvez contester ses principes qui sont au-dessus de vous et de nous, au-dessus de tous. J'espère que ce sont vos paroles qui ont dépassé votre pensée et qu'il y a lieu de retirer ces propos. Et puis, intellectuels, dites-vous ? Mais c'est quoi un intellectuel ? Vous croyez qu'il suffit d'avoir le bac ou la licence pour être un intellectuel ? Parlez-moi de Gide, Sartre ou Zola, là oui, ce sont des intellectuels. Qu'avez-vous donc produit pour fanfaronner ainsi ? Savez-vous d'ailleurs combien d'intellectuels ont été liquidés en URSS ? 100 000 ! Après tout, ne l'oubliez pas, dans ce pays, vous n'êtes que 8 000 !» Encore une fois, remous bruyant dans la salle. L'étudiant contestataire se leva de nouveau. Il affirma que ses pensées et ses paroles étaient parfaitement en phase et qu'il n'y avait rien à retirer de ce qu'il venait de dire. Puis, des amis lui ayant sans doute suggéré de s'éclipser discrètement avant la fin de la réunion, il fut exfiltré et disparut rapidement de la salle. Pendant ce temps, Kaïd Ahmed, livide, fulminait. Il jeta violemment le micro sur la table et mis fin à son meeting dans un concert de huées et de sifflets. Les chauffeurs de bus de la RSTA qui attendaient, debout au fond la salle, n'en croyaient ni leurs yeux ni leurs oreilles. Un dirigeant éminent bousculé de la sorte, houspillé en public, en Algérie, c'était tout simplement inouï. Suivi par la foule qui semblait en redemander encore, il se dirigea vers le comptoir de la cafétéria. Là, enfin calmé par le thé de l'inamovible ammi Saïd, entouré de quelques étudiants moins chahuteurs, il reprit ses arguments pour mettre fin au mouvement de grève, promettant haut et fort qu'il ferait rouvrir l'université et les restaurants universitaires quand «nous serons redevenus sages». Puis, bombant le torse devant nos airs peu approbateurs, il ajouta en bon démagogue : «Sages, oui bien sûr, mais pas des moutons. Je sais, moi, que l'Algérien ne peut pas se comporter en mouton.» Il dit à ammi Saïd de nous servir à boire et de lui adresser la note au siège de l'Appareil, place Emir-Abdelkader. Il reprit ensuite ses gardes et sa cour et quitta pour toujours la cité U de Ben Aknoun. Avec un léger sourire en coin, ammi Saïd, désabusé, nous lança : «Allez les jeunes, buvez, c'est moi qui offre !» Il me souffla qu'il n'avait nullement l'intention de perdre son temps à lui envoyer une addition que personne ne paierait jamais. Quant à Mahieddine, on ne le revit pas pendant un long moment dans les environs. Dégrisé, il avait décidé de se mettre au vert et de se faire oublier. Il ne fut, semble-t-il, pas du tout inquiété. Quelques semaines plus tard, l'année 1968 explosait les universités dans le monde entier… M. B. (1) Kamel Bouchama, Kaïd Ahmed, homme d'Etat, Edition Juba 2011.