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La France coloniale et ses crimes en Algérie
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 09 - 07 - 2011

Entretien avec Youssef Girard réalisé par Mohammed Soltani pour le quotidien algérien de langue arabe El Bilad. L'entretien a été réalisé à l'occasion du quarante-neuvième anniversaire de l'indépendance de l'Algérie acquise le 5 juillet 1962.
Mohammed Soltani : Quelle est votre analyse sur le débat sur la nécessite de reconnaissance de la France des crimes et les méfaits du colonialisme ?
Youssef Girard : Il est temps que la France regarde son histoire coloniale en face et qu'elle reconnaisse les crimes commis durant cette période. Elle doit reconnaitre les crimes qu'elle a commis pendant les 132 ans de domination coloniale française sur l'Algérie.
Cette reconnaissance est d'autant plus nécessaire que, malgré les luttes de libération nationale, des rapports de domination coloniaux structurent encore le monde actuel au niveau politique, économique et culturel. La reconnaissance des crimes coloniaux est aussi une manière de remettre en question les rapports de domination coloniaux actuels.
MS : A votre avis pourquoi la France refuse la repentance pour ses crimes coloniaux en Algérie ?
YG : Il y a surement de multiples facteurs. Au niveau politique, à peu près tous les courants politiques existants (excepté l'extrême gauche – trotskyste ou anarchiste – qui n'a jamais été associée au pouvoir et les écologistes qui n'existaient pas encore) aujourd'hui sur la scène politique française ont été, à un moment ou à un autre, impliqués dans des crimes coloniaux s'étant déroulés en Algérie. De fait, il est difficile pour ces courants politiques de revenir sur ces crimes car ils finiraient par être obligés de reconnaître leur propre part de responsabilité.
Au niveau de la société civile, les rapatriés d'Algérie et leurs descendants constituent un groupe assez puissant qui s'oppose à toute reconnaissance des crimes commis par la France en Algérie. La loi du 23 février 2005 reconnaissant les « bienfaits du colonialisme » a été votée à leur demande. Récemment, certains rapatriés ont violemment attaqué le film « Hors-la-loi » de Rachid Bouchareb parce qu'il évoquait les massacres du 8 mai 1945. Le groupe social des rapatriés d'Algérie joue un rôle important dans la non-reconnaissance des crimes coloniaux commis par la France en Algérie.
Au niveau étatique, des institutions comme l'Armée s'opposent aussi à toute reconnaissance car elles seraient au premier rang des accusés. L'armée étant un corps puissant, elle peut avoir une influence décisive en la matière.
MS : On accuse des lobbys, notamment le lobby juif, d'empêcher une réconciliation franco-algérienne. Qu'elle est la part de vérité dans tout cela ?
YG : Il existe des groupes sociaux porteurs d'une mémoire coloniale qui les rend foncièrement hostile à l'Algérie indépendante. J'ai évoqué les rapatriés et leurs descendants, il y a aussi les anciens appelés du contingent qui ont fait la « guerre d'Algérie ». Ces groupes restent souvent très hostiles à l'Algérie.
Les institutions communautaires juives, comme le CRIF[1], ne me semblent pas très impliquées dans la question des rapports entre la France et l'Algérie. Au niveau des questions internationales, elles sont beaucoup plus préoccupées par la défense de l'Etat sioniste que par les relations franco-algériennes. Les juifs d'Algérie rapatriés ont une mémoire spécifique en raison de la place qu'ils occupaient dans le système colonial prévalant en Algérie. Cependant, leurs positions politiques sur la question de l'Algérie sont souvent assez proches de celles des autres rapatriés.
MS : Dernièrement Chirac a déclaré que l'Algérie n'a pas à demander à la France de reconnaître ses crimes en Algérie mais ce qui a été demandé c'est l'indemnisation. Ne pensez vous pas que c'est une fuite en avant ?
YG : Tout d'abord dans un procès, il n'appartient pas à l'accusé de définir quelles doivent être les réclamations de sa victime sinon ce ne serait qu'un simulacre de justice. De fait, les déclarations de Jacques Chirac ne représentent pas seulement une fuite en avant. Elles sont aussi l'expression de l'arrogance de l'Occident qui se permet de dire à ses victimes non-occidentales ce qu'elles peuvent ou ne peuvent pas demander. Cela signifie que ces personnes ne sont pas sorties du monde colonial et qu'ils veulent préserver la domination coloniale. Pour eux, il y a toujours deux humanités qui n'ont pas les mêmes droits : les occidentaux et les autres.
L'exigence de la reconnaissance des crimes coloniaux par la France est un impératif car il s'agit d'une exigence de vérité et de justice.
MS : On est à la veille du cinquantenaire de l'indépendance, peut-on croire que la France va lever le voile sur les archives de l'époque coloniale ?
YG : La France ne lèvera pas le voile sur l'ensemble des archives de l'époque coloniale car les archives sont soumises à une législation stricte qui limite l'accès à certains documents. Cette législation ne changera pas pour le cinquantenaire de l'indépendance de l'Algérie. La limitation dépend de la date d'émission du document et de la nature de ce document. Des autorisations de consultation de documents n'ayant pas encore atteint le délai légal de communicabilité peuvent être accordées, grâce une demande de dérogation. Cependant, une partie des archives de la période coloniale resteront surement encore assez longtemps inaccessibles
MS : Pensez-vous que l'accès aux archives par les historiens algériens n'est pas otage d'un favoritisme tendancieux par les autorités françaises ?
YG : Il m'est difficile de répondre à cette question car je ne sais pas quels sont les critères précis permettant d'accorder ou de refuser les demandes de dérogations autorisant l'accès aux archives non librement consultables. La seule chose que je peux dire c'est qu'au cours de mes recherches, la grande majorité des demandes de dérogations que j'ai déposées, ont reçu une réponse favorable. Après, il est évident que si les archives étaient totalement ouvertes cela faciliterait le travail des historiens et écarterait tout soupçon sur la politique menée par les autorités françaises en la matière.
MS : Les restes mortuaires de dizaines de résistants algériens à la colonisation française, dont ceux de Chérif Boubaghla (mort en 1854) et de Cheikh Bouziane des Zaâtchas (mort en 1849), ont été retrouvés au Muséum national d'histoire naturelle (MNHN) de Paris existent-t-il d'autre restes mortuaires ?
YG : Je ne sais pas s'il existe d'autres dépouilles de défunts mais cela pourrait constituer le travail d'une commission d'historiens qui aurait pour mission de faire la lumière sur cette question.
MS : Quelle lecture faites-vous des travaux des historiens qui essayent de mettre sur le même pied d'égalité les crimes de l'armée française avec les dépassements commis par le FLN ?
YG : Tout d'abord, établir une telle égalité marque une absence de rigueur méthodologique qui est difficilement compatible avec l'histoire. Il s'agit plus d'un discours idéologique que d'autre chose. Ce discours vise à mettre les colonisateurs et les colonisés au même niveau en effaçant les rapports de domination réels existants dans l'Algérie coloniale. Il élude la domination coloniale et la violence qu'elle charrie puisque la colonisation est d'abord un acte de violence. Les victimes et les bourreaux s'équivaudraient dans la répression et les massacres. Pour ce faire, ce discours idéologique met systématiquement en avant le massacre de Mélouza qui équivaudrait presque à l'ensemble des crimes commis par l'armée française. Si nous analysons sérieusement les faits, ce discours d'idéologie ne repose sur aucun élément solide.
MS : On parle d'un courant qui pousse vers un néocolonialisme en France peut-on avoir plus de détails sur ce sujet notamment dans les sphères officielles ?
YG : Malgré la décolonisation, l'idéologie coloniale reste majoritaire en France ce qui est « normal » au vu du passé de ce pays. Au sortir de la colonisation, Frantz Fanon disait que la question n'était pas de savoir si la France était raciste, mais de se demander s'il était possible que la France ne soit pas raciste en ayant été la puissance coloniale qu'elle a été. On peut poser la même question au sujet du néocolonialisme : la France peut-elle être autre chose qu'une nation néocolonialiste, notamment dans les relations qu'elle entretient avec le Maghreb et l'Afrique subsaharienne, au vu de son histoire coloniale ?
Au-delà de cette perspective historique qui marque la politique française depuis plus de cinquante ans, il est clair que le gouvernement français actuel mène une politique néocolonialiste particulièrement agressive. Ces derniers mois, la France est « intervenue » militairement en Côte d'Ivoire et en Libye, au nom des « droit de l'homme » et de la « démocratie » comme hier elle colonisait au nom de sa « mission civilisatrice ». Fin mai, Nicolas Sarkozy a affirmé que la France garderait « toujours » des forces militaires en Côte d'Ivoire comme si ce pays n'était pas une nation souveraine. Toutefois, si la politique néocolonialiste de Nicolas Sarkozy est particulièrement agressive, elle s'inscrit dans la continuité de celle de ses prédécesseurs.
De fait, la question serait : la France actuelle peut-elle rompre définitivement avec le néo-colonialisme ? Les rapports de force actuellement à l'œuvre dans la société française me poussent à répondre négativement à cette question, au moins pour les années à venir.
MS : Quelle lecture faites-vous des relations algéro-françaises depuis 1962 ?
YG : Depuis 1962, les relations entre l'Algérie et la France sont marquées par l'importance qu'a l'Algérie dans l'approvisionnement de la France en gaz et en pétrole. Comme le secteur des hydrocarbures représente plus de 90% de l'ensemble des recettes d'exportation de l'Algérie cela place l'économie algérienne dans une position de dépendance vis-à-vis du pétrole et du gaz. De fait, depuis 1962, les relations entre la France et l'Algérie sont passées par des phases plus ou moins bonnes mais elles restent toujours structurées par la question des hydrocarbures.
A côté de la question des hydrocarbures, la France s'efforce de maintenir sa langue et sa culture en Algérie comme elle le fait dans tous les pays qu'elle a colonisés. Pour cela, la France s'appuie sur une « élite comprador francophile » qui est son meilleur relais. Cette « élite » est une garantie de la préservation des intérêts politiques, économiques et culturels français en Algérie.
MS : Comment percevez-vous les multiples visites de responsables, officiels et officieux, français à Alger ?
YG : Ces visites doivent être mises en relation avec l'importance que représente le marché algérien pour la France. En raison du dynamisme de son économie, l'Algérie est un marché très intéressant. Les réserves de change de l'Algérie dépassent les 150 milliards de dollars, le PIB par habitant et par an atteint les 4000 dollars et en 2010 l'Algérie a connu une croissance d'un peu plus de 4%. A un moment où l'économie française « stagne », l'argent du pétrole algérien suscite beaucoup d'intérêt au sein des décideurs économiques et politiques français.
Les exportations françaises vers l'Algérie ont plus que doublé ces dix dernières années même si durant cette période les parts de marché de la France en Algérie ont reculé de 25% à 15%. Sur le marché algérien la France est maintenant concurrencée par des pays tels que la Chine.
Les récentes visites servent essentiellement à préserver les intérêts économiques français en Algérie. En donnant le titre de « Monsieur Algérie » à l'ancien premier ministre Jean-Pierre Raffarin, Nicolas Sarkozy lui aurait affirmé qu'il voulait « 50 milliards de dollars des 186 » que l'Algérie dépense pour la réalisation de son plan quinquennal. Même si l'anecdote est difficilement vérifiable, elle exprime bien les intentions du gouvernement français vis-à-vis de l'Algérie.
MS : Les responsables français renvoient systématiquement vers le futur la reconnaissance des crimes coloniaux commis par la France. Peut-il y avoir une véritable réconciliation entre les deux pays sans reconnaissance de ces crimes ?
YG : Le fait que les responsables français renvoient systématiquement vers le futur la reconnaissance des crimes coloniaux commis par la France, est une manière pour eux d'esquiver cette question gênante. Comme sur le fond ils sont opposés à cette reconnaissance, ils pensent qu'en repoussant cette question l'Algérie finira par arrêter de la poser avec le temps. Ils parient sur l'oubli de l'histoire. Cependant, ce calcul est vain car nous voyons qu'avec le temps l'histoire ne s'efface pas de la mémoire des peuples.
Ce pari sur l'oubli est d'autant plus mauvais que la question de la reconnaissance des crimes de la colonisation ne se pose pas uniquement au niveau international dans les relations entre l'Algérie et la France. Elle se pose aussi en politique intérieure française puisque de nombreuses associations ou mouvements de l'immigration exigent cette reconnaissance. Cette revendication de la reconnaissance des crimes coloniaux par les associations ou mouvements de l'immigration s'est faite essentiellement autour de la commémoration des massacres du 8 mai 1945 et du 17 octobre 1961.
Sur le fond du problème, il ne peut évidemment pas y avoir de véritable « réconciliation » entre les deux pays sans qu'il y ait au préalable une reconnaissance des crimes passés. L'exigence de justice et de vérité est un préalable incontournable à l'établissement de nouveaux rapports entre la France et l'Algérie. Sans justice, il ne peut pas y avoir de véritable paix.
Site du journal El Bilad : http://www.elbiladonline.net/Portal/index.htm
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[1] Conseil Représentatif des Institution Juives de France.


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