Si la date du 1er novembre 1954 et les sept ans de guerre qui suivirent, ainsi que la journée du 5 juillet 1962, qui vit les Algériennes et Algériens, ivres de joie et de bonheur, défiler dans toutes les villes et villages d'Algérie, juchés sur les toits des autocars et les bennes des camions, seront à jamais gravées dans les manuels d'histoire comme les moments fondateurs de la nation algérienne au sortir de la longue nuit coloniale, que retiendra cette histoire des 50 années qui suivirent? Serait-ce donc la nationalisation des hydrocarbures par Boumédiène? Ou encore ses trois «révolutions» – industrielle, agraire et culturelle? Ou bien encore sa propre personnalité, lui le chef incontesté dont l'expression favorite était «qarrarna!»? Hélas, non, car les Algériennes et Algériens ont eu tout le loisir de manger leur pain noir, depuis, et de comprendre que tout ce qui se construit avec du vent s'en va avec le vent. La nationalisation des hydrocarbures a certes permis de construire El-Hadjar et de développer l'industrie gazière. Mais le mal incommensurable que la rente pétrolière, cette malédiction des nations à qui la démocratie est refusée, a fait au peuple algérien a rendu bien insignifiants les effets de ces injections massives de technologie de pointe et autres fleurons de l'industrie «industrialisante», aussi vrai que notre pays est aujourd'hui l'un des plus gros importateurs mondiaux de blé et que nos souk-el-fellah furent dans les années Chadli inondés d'œufs importés d'Espagne. Champions de la corruption toutes catégories, nos valeureux dirigeants, civils et militaires confondus, sont aujourd'hui les symboles vivants de l'échec du système qui gouverne le pays depuis l'indépendance. Ce ne sont donc pas les «réalisations du socialisme» qui entreront dans l'histoire comme faits marquants de cette période, car ce que le mensonge a construit, le mensonge a aussi détruit. Les mêmes qui avaient applaudi à la révolution agraire et au projet de construction de 1000 villages agricoles se sont retrouvés aux premières loges lorsque le signal de la curée fut donné et que les grands domaines laissés par les colons furent dépecés. La même classe de charlatans qui a vendu au peuple algérien le socialisme a, une fois ses poches bien remplies, décidé de casser tout pour recommencer à zéro et se lancer dans l'affairisme débridé à base d'import-import. Quoi de plus facile en effet, quand on est général-décideur et businessman, quand on nomme les députés et les responsables des banques et sociétés nationales? On fait des lois sur mesure, on donne quelques ordres et les rivières de dollars se mettent à couler comme par magie…dans les comptes bancaires privés en Suisse. Acquérir des hôtels particuliers à Paris et de luxueuses résidences à Montréal ou Washington devient un jeu d'enfant, quand l'argent du pétrole et du gaz nationalisés le 24 février 1971 par Monsieur «qarrarna» coule à flot, sans que les «gueux» aient voix au chapitre. Bâtir des empires dans la presse, la finance ou l'aéronautique ne demande pas plus que quelques tours de passe-passe, quand on est membre du club fermé qui dirige le pays. Tout casser et filer à l'anglaise aussi. N'est-ce pas M. Khalifa? N'est-ce pas M. Khelil? « Au suivant! » crie la matrone, sur le seuil du lupanar… Non, le charlatanisme, la pourriture et la trahison ne figureront pas en bonne place dans les manuels d'histoire des siècles à venir. Ce que l'histoire retiendra de ce demi-siècle d'«indépendance», c'est Bentalha, Raïs, Sidi-Youcef et tous les autres hauts-lieux de l'indicible horreur. Ce sont les 200 000 morts et les 20 000 disparus. Ce sont les égorgés, les mitraillés, les déchiquetés. Ce sont les cris des suppliciés et les lamentations des survivants. C'est cela que l'histoire retiendra et pas autre chose. Le 5 juillet 1830, qui vit les troupes du général français De Bourmont prendre possession d'Alger, vint clore une période de déclin qui dura plusieurs siècles. Lorsque les tribus furent appelées au djihad contre l'envahisseur chrétien par les dignitaires religieux et les Djouad, il était déjà trop tard. Le peuple algérien, vaincu par l'armée d'une nation puissante portée par un essor industriel sans précédent, mit du temps à réaliser ce qui lui arrivait. Il ne baissa jamais les bras, cependant, et ses enfants reprirent – après un siècle d'occupation – le harcèlement de l'ennemi sous une forme nouvelle, celle du militantisme et des partis politiques. Entre le lancement du mouvement des Jeunes Algériens par l'Emir Khaled et la proclamation du 1er novembre 1954, il s'écoula près de 55 ans, période qui vit de nouvelles élites laïques et religieuses émerger dans les villes et les campagnes d'Algérie et converger graduellement vers un mot d'ordre unique et rassembleur : l'indépendance de l'Algérie. Le 5 juillet 1962, l'Algérie renaissait et entamait la remontée vers la lumière, après avoir touché le fond. Mais la délivrance n'était pas encore au rendez-vous, hélas, et le bonheur de la liberté retrouvée fut de courte durée. Le parcours chaotique que le pays connut depuis cette date, du fait de l'inconscience des uns et de la trahison des autres, aboutit inévitablement au cataclysme des années 90. Le pays connut une nouvelle descente vers les abysses, plus brutale et plus meurtrière que la première, celle dont la cause fut la France de Charles X. Celle-ci fut l'œuvre des enfants du pays, aveuglés par leur amour du pouvoir et des richesses et leur mépris du petit peuple, celui qui s'était engagé corps et âme dans le combat pour l'indépendance. 2011. Benali, Moubarak et Kadhafi – trois fossoyeurs de la liberté et de la dignité des peuples; trois petits pharaons orgueilleux, aveugles et sourds; trois symboles de la tyrannie, de la prédation et de la hogra – sont balayés par la colère de ceux qu'ils avaient si longtemps piétinés et humiliés. Ah, qu'il est dur, M. Moubarak, de se retrouver sur une civière, derrière les barreaux, à écouter la foule crier «Qu'on le pende!», après avoir eu, 30 années durant, droit de vie et de mort sur tout Egyptien et toute Egyptienne! Le petit employé du Caire et la femme de ménage d'Alexandrie ne demandaient pourtant pas grand-chose : un peu de respect et de justice et que louqmat al 3ich soit moins dure à gagner. Que les nouveaux riches ne volent pas en toute impunité, promettant à tous ceux qui les dénoncent le plus cruel des châtiments. Ils ne demandaient pas grand-chose, M. Moubarak, mais vous étiez sourd et aveugle et votre cœur était de pierre. « Allahou Akbar! », dit la veuve dont le mari a disparu dans vos geôles, en entendant le muezzin près de Maydan Ettahrir appeler à la prière les fidèles qui manifestent encore, appelant à nettoyer l'Egypte de tous les serpents que vous y avez laissés et qui ne manqueront pas de répandre de nouveau leur venin, s'ils ne sont pas neutralisés. Le peuple algérien hésite encore. Il attend son heure. Il espère que ceux qui ont été la cause de tous ses malheurs et qui sont toujours à la tête du pays tireront les leçons de la triste fin de Benali, Moubarak et Kadhafi, dont la famille fuit dans toutes les directions comme une meute de loups délogés de leur tanières. Il espère que les choses se passeront «bel mlâha», que le divorce se fera à l'amiable et que les «maîtres du pays» partiront au loin et le laisseront refaire sa vie. Mais sont-ils en mesure de voir et de comprendre? Ne sont-ils pas à l'image de Kadhafi et de ses enfants, obstinés dans le mal et la destruction, jusqu'à la fin? Soumoun, boukmoun, 3oumyoun… Comme le fut la minorité européenne avant elle, la minorité qui dirige le pays aujourd'hui et vole ses richesses, dans l'impunité la plus totale, ne comprendra pas dans quelle tragédie elle risque de s'embarquer si elle n'écoute pas la voix des laissés-pour-compte du système inique qu'elle impose à la majorité silencieuse depuis bientôt 50 ans. Elle ne sait pas que toutes les méthodes de répression et de dévoiement qu'elle ne cesse de développer et de raffiner ne lui seront d'aucune utilité lorsque l'heure de la révolte viendra. La minorité européenne avait pourtant un avantage de taille sur la présente minorité : elle disposait du savoir et du savoir-faire; elle travaillait et édifiait. Mais en ignorant délibérément le seul principe qui est à la base de toute prospérité durable pour une société – la justice –, elle travaillait et édifiait pour rien, car le jour où elle fut contrainte de fuir en laissant toutes ses richesses derrière elle ne manqua pas de venir. Et ce jour-là ne manquera pas de venir aussi pour les tyranneaux et les prédateurs qui se croient aujourd'hui à l'abri derrière leurs murs du Club des Pins, leurs soldats, policiers et gendarmes, leur DRS et leurs baltajia, leur machine médiatique spécialisée dans le mensonge et l'intoxication, leur fausse société civile et leurs fausses institutions, leurs flots de dollars et leurs discours mielleux, leurs amis d'outre-mer et leurs alliés de tous bords. Tout s'écroulera alors comme un château de cartes et leur sombre règne ne sera plus qu'un mauvais rêve. Mais nous n'oublierons jamais Bentalha, Raïs, Sidi-Youcef et tous les autres hauts-lieux de l'indicible horreur. Nous n'oublierons jamais les 200 000 morts et les 20 000 disparus. Nous n'oublierons jamais les égorgés, les mitraillés, les déchiquetés. Nous n'oublierons jamais les cris des suppliciés et les lamentations des survivants. Nous graverons cela dans la pierre pour que les futurs historiens en prennent acte pour les siècles à venir. Lectures: