Entretien exclusif pour Le Quotidien d'Algérie. Un grand auteur français rendant hommage à l'un de ses contemporains avait dit que « les immortels doivent plus qu'on ne croit à leurs adorateurs. Ils leur doivent la vie. Les dieux reçoivent leur immortalité des hommes (…) Les offrandes des hommes bons nourrissent les dieux justes et bons. » Mais que se passe t-il lorsque les dieux se montrent ingrats, injustes et égoïstes ? Que se passe t-il lorsque les hommes découvrent dans la stupeur les faiblesses de leurs dieux ; lorsqu'ils découvrent que leurs dieux ne sont ni immortels ni infaillibles ? Que se passe t-il lorsque les hommes refusent de se sacrifier pour leurs dieux ? En marge de l'entretien, nous avons longuement discuté avec le militant S Khelil. Nous avons parlé des années de la clandestinité, nous nous sommes rappelés de ces militants profonds, innocents et sincères qu'on a envoyés à la guillotine politique et nous avons évoqué les souvenirs d'un MCB rayonnant par qui notre esprit collectif s'est élargi au savoir, en se nourrissant des grandes vertus, de la résistance citoyenne, des espérances démocratiques, de la solidarité des peuples et de l'union des algériennes et des algériens autour des valeurs du progrès. « Et que sommes nous devenus aujourd'hui ? », me demanda soudainement mon interlocuteur. J'avais la réponse au bout de la langue ; je voulais lui dire, tout comme nos parents transformés en bourricots de la révolution, on est les bourricots de la république. Mais je me suis ravisé. En l'écoutant, j'ai compris que l'ancien animateur du MCB s'est davantage assagi avec l'âge. Nos sacrifices n'ont nourri nos dieux ; ils ont servi les prédateurs qui ont fait de notre espace leur territoire privé. Nos sacrifices étaient vains et inutiles. Un jour comme ça, on découvre à notre insu comment des âmes boiteuses ont fait de nous les ennemis de la cause pour laquelle on a tant donné ; comment les prédateurs rentabilisent nos sacrifices et comment on nous a éparpillés comme les cendres d'un mort à travers les contrées de l'univers. Salem Chaker, Mammeri, Yacine, Dib, A Djebbar, Said Saadi qui a fini par remettre le tablier parce qu'ayant compris que seul il ne peut rien face à la férocité et à la puissance du régime, A Yahia Abdenour, A Ait Larbi, son frère Mokrane, Achab Ramdane, Djamel Zenati, Ferhat M'henni, Lounis Ait Menguelet, Maatoub, Tassadit Yacine… « Tu te souviens de ces gens ? » « Quel âge avais tu à cette époque ? « « 17 ans à peine. » « Et aujourd'hui quel âge as-tu ? » « La cinquantaine. » « Ciel, comme le temps passe vite ! Nous autres, on n'est pas loin des soixante dix ans. Et à cet âge là, l'avenir est derrière nous. » Said Radjef : Hormis le regret et le dépit, que vous inspire d'autre cette situation ? Said Khelil : Comme la majorité des algériens, la situation m'inspire beaucoup d'inquiétudes, tant sur le plan politique que sur le plan social. La spirale inflationniste s'accélère. Déclenchée par une distribution incontrôlée et anarchique de la rente, elle est en train d'achever et de terrasser de façon foudroyante le peu de pouvoir d'achat des plus démunis et même celui des classes moyennes. La descente aux enfers est entamée. L'Etat a cédé des pans entiers de ses prérogatives régaliennes. Désormais, dans cette jungle, seuls les prédateurs et les imposteurs es qualité survivront. S Radjef : Est-ce que le scrutin du 10 mai peut-il comme l'affirment certains, changer quelque chose au destin du pays ? S Khelil : Non ! Le scrutin du 10 mai ne changera rien à la situation dramatique dans laquelle nous sommes coincés depuis plusieurs décennies. Dans des conditions politiques aussi déplorables, la consultation du 10 mai n'apportera rien de nouveau. C'est une autre fuite en avant. Les mêmes conditions de l'exercice politique sont reconduites, et le pouvoir n'a rien cédé sur l'essentiel. S Radjef : Ce n'est pas l'avis du FFS qui donne un autre son de cloche… S Khelil : Réellement, c'est une surprise de la part de ce parti d'opposition radical et pacifique. Sa position étrange est incomprise par le peuple…Mais nous devons nous garder des analyses hâtives et superficielles. Sans doute l'après élection apportera de nouveaux éléments de réponses plus crédibles et plus consistants et clarifiera plus les raisons qui ont amené le FFS à cautionner une telle mascarade. S Radjef : Si la participation du FFS à ce scrutin n'est pas une réponse aux inquiétudes des populations, quelle solution préconisez vous pour empêcher cette descente aux enfers ? S Khelil : Il est du devoir de tout militant politique et patriote de travailler pour aider le pays à quitter cette zone de fortes turbulences et de lui éviter de s'écraser dans ce crash tant redouté. Modestement, je n'ai pas la prétention de détenir une quelconque solution miracle. Cependant, dans la presse et dans les forums, des compétences politiques et universitaires qui font des propositions fortes intéressants pour cette sortie de crise. Mais nous sommes en face d'un pouvoir autiste qui refuse l'évidence. Mais en fait, le problème est ailleurs. Il s'agit d'un rapport de force de positions privilégiées de rente impensables à abandonner par une oligarchie installée par la violence depuis plus d'un demi-siècle. Le régime partira lorsqu'il s'agira de se sacrifier et de travailler pour le pays. Faut-il pour autant renoncer ? Non ! Rendons hommage à tous les citoyens et à tous ces militants anonymes, discrets et résolus que le pouvoir n'a pas réussi à corrompre ou à dévoyer. Chaque jour, ces militants et ces citoyens qui ne font plus cas de leurs souffrances, nous donnent des leçons de civisme, de courage et d'abnégation. Ce sont eux qui entretiennent la flamme de l'espérance. S Radjef : Certains disent que notre opposition n'a pas su s'adapter aux réalités du moment. Et vous, qu'en pensez vous ? S Khelil : Effectivement, au vu du décalage entre la dynamique de la société et la gouvernance en place, on ne peut que constater le mode de gestion obsolète et anachronique pour une époque d'ouverture, d'Internet, d'autoroutes d'informations. Quand on n'est pas dans la logique du chuchotement, on est dans celle de la propagande avec l'outil médiatique style ENTV unique. Ceci dit, il est désolant de noter pour l'instant l'absence de mouvement social et politique porteur de grandes espérances de changement. Le peuple est conscient de cette réalité. Le moule politico-administratif en place nourri de violences extrêmes, n'a pas permis l'émergence d'une vraie élite, d'une avant-garde politique et intellectuelle. D'autant plus, nous avons tendance à oublier que ce pays libéré en 1962, complètement exsangue avec un fléau de maux hérités d'une colonisation d'une rare brutalité (déracinements, déculturation, misère sociale et économique), a peine a-t-il entamé sa reconstruction dans contexte de lutte fratricide pour le pouvoir en faveur de l'armée, s'est retrouvé de nouveau confronté à une guerre civile qui s'est soldée par des centaines de milliers de morts et de disparus. Comment voulez vous dans cette situation voire naitre le moindre espoir d'épanouissement intellectuel et citoyen. Aujourd'hui, l'urgence consiste a sauvegarder la nation confrontée au plus grand risque d'implosion sous la pression de facteurs internes et externes. S Radjef : Vous m'avez parlé de la fin d'une époque. Mais pour ne pas polluer davantage la situation et pour ne pas fâcher les camarades, je vais vous demander votre avis sur cette « guerre des clans » aux multiples visages dont tout le monde parle et dont on ignore presque tout. S Khelil : Le devoir de militant nous dicte de rester dans la clarté et la précision, surtout dans la conjoncture actuelle. Je n'aime pas les mythes et la légende. Mais force est de reconnaitre que nous flottons à l'intérieur d'un système complexe et pervers. Il ne faut pas perdre de vue que ce régime est là depuis plus d'un demi-siècle. Cette crise systémique ne peut se résumer à la seule lutte des clans qui est l'une des caractéristiques dialectiques fortes et dominantes des régimes totalitaires qui refusent la transparence et l'alternance démocratique.