Au-delà de cette image pour le moins misérabiliste d'un président en fauteuil roulant venu glisser son bulletin de vote dans l'urne, c'est toute une pitrerie caricaturale que les présidentielles du 17 avril dernier offrent au spectateur le plus neutre de la scène politique algérienne! En effet, une nouvelle crise qui en dit long sur le malaise collectif de la nation s'ébauche d'ores et déjà sous nos yeux : les masses noyées sous les flots du pathos et gagnées par l'angoisse sont dans l'expectative d'une voie du salut et «les décideurs», dans l'impasse, s'accrochent quoiqu'il leur en coûte au pouvoir! Enième ratage de cette Algérie qui se fourvoie dans ses contradictions. Or, pour faire œuvre utile, une élite gouvernante qui se dit à cheval sur les principes démocratiques ou au moins prétend les défendre devrait chercher «une synergie vitalisante» basée sur la confiance, le débat contradictoire et le respect populaire. 1- Le projet social est l'affaire de toute la société et pas d'un seul homme Un projet social n'est pas l'apanage d'un seul homme aussi influent soit-il mais la propriété exclusive du peuple. C'est une construction collective et inclusive au long cours, laquelle se réfère à trois variables intrinsèques: le pouvoir-les élites-le peuple. C'est pourquoi, il serait absurde de se prévaloir d'une quelconque gloriole, œuvre ou réalisation aux seules fins de pérenniser son espérance de vie sur le trône! Ce qui se passe dans notre pays est une fuite en avant et un déni de l'évidence démocratique que consacre le principe de l'alternance au pouvoir. La mise sous scellés de la volonté des masses et l'émasculation de la conscience citoyenne sont un hold-up de la souveraineté populaire dont seuls les «biberonnés» de la rente font leur beurre en touchant de gros chèques de solde de tout compte démocratique. Cette rente-là exploitée sans idées et à des desseins malsains serait un poison qui contaminerait en profondeur la société, l'Etat autoritaire ou despotique en tire largement profit pour assujettir le citoyen, ce qui est dangereux pour la survie de la nation tout entière (voir à ce sujet mon article les raisons de l'échec démocratique en Algérie in le Quotidien d'Oran du 20 octobre 2011). Tuer le rêve d'une belle jeunesse, grouillante, dynamique, branchée au monde de la nouvelle technologie, baignée d'espoir d'une vie meilleure et de droits légitimes : travailler, avoir de l'autonomie sur le triptyque personnel-économique-social, accéder aux postes de responsabilités, ou simplement, offrir un toit à sa famille, se divertir, vivre dignement est on ne peut plus une entorse capitale au serment des rédacteurs de la déclaration du 1 novembre 1954 qui, eux, ne s'étaient pas seulement projetés dans le rêve d'émancipation de leur peuple mais aussi et surtout dans le grandiose projet de l'union maghrébine. Un dessein resté, depuis, lettre morte, hélas! De même, cela relève d'un report sine die de ce fameux passage intergénérationnel promis il y a des lustres sans être vraiment exaucé entre la vieille garde-nationaliste, grisée par ses prouesses révolutionnaires et la jeunesse algérienne après plus de 50 de l'indépendance du pays! Il y a lieu de s'interroger après coup sur l'enjeu d'une élection d'une pareille envergure dont les grands absents sont le candidat favori et le petit peuple! Il est évident que la maladie de Bouteflika est un sérieux handicap pour l'exercice de la fonction présidentielle et le phénomène de l'abstention en lui-même synonyme du rejet d'une mascarade! Certes, l'Algérie profonde, revenue de loin de la terreur des années de larmes et de sang, est lassée mais n'en reste pas moins avide d'une ouverture socio-politique tout azimuts du système en place. Ce qui implique, à mon sens, un sacrifice primordial de la part des «décideurs». Les injections anesthésiantes de la rente n'ont pas entamé définitivement la ferveur plébéienne, d'où l'inextinguible soif de ceux d'en-bas d'un projet social aux contours bien définis et au contenu pragmatique, lequel évolue à géométrie variable en fonction des progrès du monde et les aspirations des forces vives de la société civile. 2- Les lièvres et la tortue En scrutant les résultats de l'échéance présidentielle, on ne peut s'empêcher de s'inspirer de la fameuse fable de l'écrivain français Jean de la Fontaine (1621-1695) «le lièvre et la tortue». Sans trop verser dans la littérature du fantastique, on devine à gros traits que dans le cas tristement pathogène de l'Algérie, les outsiders du 17 avril ont été des lièvres volontaires à part entière face à la tortue (le président-candidat), rappelons-nous bien que dans ladite fable la tortue a lancé à son concurrent sur un ton ironique, juste avant la fin de leur course dans laquelle celle-ci est arrivée largement en avance «rien ne sert de courir, il faut partir à point!», tous les ingrédients de cette morale s'appliquent fort malheureusement à la dernière élection. Car, effectivement, le président Bouteflika est bien parti pour l'emporter dès le remaniement ministériel du septembre 2013 où il a placé ses affidés aux postes-clés de l'Etat : le conseil constitutionnel, la justice et l'intérieur et relégué la D.R.S au statut d'annexe de la présidence en l'amputant de ses trois organes les plus névralgiques: le centre de communication et de diffusion (C.C.D), la direction centrale de la sécurité de l'armée (D.C.S.A) et la direction centrale de la police judiciaire (D.C.P.J). Une feuille de route bien tracée pour la reconquête du palais d'El-Mouradia en douceur que seuls les naïfs ne sauraient déchiffrer à temps. Rêver dans un tel contexte en un exploit du candidat Ali Benflis, déjà battu à plate couture en 2004, relève du pur fantasme. Ironie du sort, ce dernier qui fut pourtant son ex-directeur de campagne en 1999 et ancien chef de gouvernement n'a pas, semble-t-il, déjoué les indices de sa défaite précoce! Pire, il ne s'est même pas rendu compte du fort ego de son ténor et de son infinie aspiration aux grandeurs à l'instar du feu président Boumédiène (voir à ce sujet l'entretien de Luis Martinez avec Romain Rosso, pourquoi Bouteflika a déjà gagné, l'Express du 24 mars 2014). Erreur de taille pour un lièvre en mal d'inspiration et de stratégie ou volonté de rupture avec un régime gérontocrate et rentier d'un ancien responsable qui connaît bien les rouages de ce fameux «système»? A vrai dire, on n'en sait rien pour le moment! Presque le même constat s'impose pour les autres candidats en lice à commencer par la trotskiste Louiza Hanoune qui aurait axé toute sa campagne électorale sur les multinationales, les conspirations et les ingérences étrangères au lieu de proposer un plan viable pour une sortie effective de crise ou, du moins, une stratégie de ralliement anti-fraude! Une fois encore, cette faille de «casting» dans les rangs de cette «soi-disant opposition» au président-candidat a coûté cher à l'écrasante majorité de la population et rallonge davantage son attente du changement! 3- L'institution militaire: le parent pauvre du statu-quo: Depuis l'arrêt du processus électoral en janvier 1992, l'institution militaire est mise sur la sellette et accusée de tous les maux de la terre. Ce qui a creusé davantage le fossé qui l'a déjà séparé de la plèbe au lendemain de la terrible répression des événements d'Octobre 88. D'aucuns au nom d'une certaine probité historique ont perçu dans cette intrusion forcée un attentat de lèse-souveraineté (l'aile des réconciliateurs en particulier : les islamistes et une grande partie de l'opposition), d'autres éradicateurs et légalistes (partisans d'une transition démocratique en dehors du circuit islamiste) ont soutenu ceux que les annales politiques catégorisent depuis sous l'étiquette de «janviéristes». Durant la guerre civile (1992-2000), cette déchirure s'est élargie dans la mesure où «l'establishment» a été fortement épinglé pour ses «dérapages» (massacre de Raîs et de Bentalha 1997, le meurtre des moines de Tibhirine ), le camp de «qui tue qui?» qui a trouvé un fort écho médiatique en Hexagone l'a isolé sur le plan international. Ce qui a nécessité la présence d'un homme consensuel faisant l'unanimité au sein des appareils de direction du pouvoir et de la société, les projecteurs sont braqués alors sur la personne de A. Bouteflika. En ce sens, le rôle de l'armée est, quoique l'on en dise, controversé. Avec l'arrivée en avril 1999 de cet ex-ministre des affaires étrangères au brillant parcours et à l'aura internationale assurée aux manettes d'un bateau en naufrage, la grande muette qui a cru y trouver une panacée universelle s'est toutefois encore isolée dans sa tour d'ivoire et le nouveau président, exploitant les faiblesses de l'autre camp auquel il n'a pas pardonné son limogeage au profit de Chadli Bendjedid en 1978, s'est mis durant ses deux premiers mandats, contexte des attentats du 11 septembre 2001 aidant, à «repolitiser» ou à «reciviliser» le pouvoir tout en le démilitarisant en faveur d'une «securitocratie» à la Ben Ali. A ce titre, il convient de signaler au passage que sur le double plan intérieur et extérieur, la politique du régime est contradictoire (image d'éradicateur au nom de la lutte anti-terroriste mondiale fortement encouragée par les faucons de la maison blanche à l'époque et visage de réconciliateur intra-muros), la concorde civile issue de la loi de Rahma promulguée par le général Zeroual et le contrat de réconciliation nationale qui l'a suivi ne sont en fait qu'un alibi pour blanchir les militaires de tout soupçon et enterrer les séquelles d'une tragédie sans nom sans passer par l'étape des commissions de vérité et de justice à l'instar de ce qui s'est passé au Chili et en Argentine! Ainsi, l'évolution concentrique rapide du clan présidentiel a fait de l'ombre aux militaires. Ce qui nous autorise à penser que ces derniers n'ont pas grand-mot à dire ou, à la longue, très peu dans le processus de prise de décision à partir du début des années 2000. Preuve en est que l'absence d'un candidat de consensus aux plus hautes sphères du pouvoir ait cristallisé d'une forte belle manière cette impasse. Autrement dit, l'armée, naguère «faiseuse de rois», n'est plus une case obligatoire dans le jeu de marelle qui mène aux couloirs d'Al-Mouradia! 4-Les enseignements à tirer d'un fiasco consommé Au lendemain de l'indépendance, les revers subis par l'Algérie sont multiples aussi bien sur le plan économique que social ou politique. L'enjeu d'une république démocratique et sociale telle que rêvé par les nationalistes est sacrifié sur des supercheries et des arnaques dues à l'illégitimité du pouvoir d'Alger. Le sempiternel credo de la fraude électorale, d'ailleurs hérité de la période coloniale (l'affaire du bourrage des urnes du gouverneur général Marcel-Edmond Naegelen en 1948) est devenu autant une marque de fabrique du système qu'un biais tactique pour quadriller l'élan populaire. Il est à rappeler que l'inféodation de l'administration aux composantes des pouvoirs successifs a été initiée au départ par Ahmed Medeghri, alors ministre de l'intérieur sous Boumédiène (60-70) et poursuivie sans relâche, voire accentuée durant les années 80 et 90. La nouveauté dans l'ère post- octobre 88 est que ce parti-pris de l'administration est d'autant plus ressenti dans le corps social que la corruption, phénomène de rente aidant, a gangrené le régime. L'expérience débutante du pluralisme politique algérien en a pris de sérieux coups. Au regard de la dernière élection, le clan présidentiel a joué sur deux facteurs pour justifier le statu-quo actuel: la peur du retour à la parenthèse de la violence des années du terrorisme (un mécanisme de manipulation auquel recourent assez souvent les régimes totalitaires afin de puiser dans la faiblesse de l'autre leur force), la déclaration du président Bouteflika devant le ministre des affaires étrangères espagnol quelques jours avant la tenue du scrutin illustre cet état de fait et ce que l'on peu considérer comme «le poker de la rente» pour l'achat d'un satisfecit populaire à moindres risques (les réalisations du 15 ans de gouvernance du président-candidat sont à cet effet sciemment mises à profit par son clan pour «décrédibiliser» quiconque des autres candidats s'aventure à le défier et par ricochet cacher en second plan son état de santé lamentable!). Ainsi, la politique et le politique en Algérie sont réduits à leur portion la plus congrue. Il est une certitude au final, quoique pis-aller, l'exigence de réformes globales du régime et de son ossature institutionnelle après la reconduction du président sortant pour un quatrième mandat est aujourd'hui une obligation formelle qui épargnerait à ce dernier l'implosion et de gravissimes conséquences sur la stabilité du pays à l'heure des foyers de tension à large échelle sur la zone géostratégique de l'Afrique du Nord et du Sahel!