Par Adlène Meddi le 5 août 2015 De la douleur, de l'incompréhension et de la haine : depuis des années, la région de Ghardaïa, carte postale de l'Algérie, est régulièrement le décor de violences présentées trop rapidement comme des affrontements intercommunautaires. Road-trip dans la vallée du M'zab, où le feu couve depuis si longtemps. « Tiens, je te donne ma chechia et essaie un peu d'aller dans un quartier arabe ! ». Après les affrontements d'El Guerrara, début juillet, les familles mozabites sinistrées accueillies dans les écoles de la ville sont en colère. En colère contre les forces de sécurité qui ont décidé d'interdire les motos et les manifestations publiques, en colère contre l'Etat dont les indemnisations sont jugées « insuffisantes », en colère contre les populations arabophones qui selon eux, avaient « prémédité » leurs attaques. Aujourd'hui, à part sur la grande route d'El Guerrara, les deux communautés ne se mélangent plus. (Photo : Mel. M) L'armée et la gendarmerie se sont installées sur les hauteurs de Ghardaïa, ces pics rocailleux qui séparent les ksours centenaires des Mozabites des quartiers dits « arabes ». Après les violences d'El Guerrara, qui ont fait 23 morts, Abdelaziz Bouteflika a chargé le commandant de la 4e région militaire de superviser les opérations de rétablissement de l'ordre. Selon une source sécuritaire, près de 4000 militaires ont été déployés dans toute la région. (Photo : Ad. M) Pour Bengrid El Bouti, membre du Conseil malékite et représentant de la tribu des Atatcha, une des plus anciennes d'El Guerrara, la société mozabite, qu'il qualifie de « pacifiste » est frappée par « un mouvement séparatiste dirigé par Kamel Eddine Fekhar ». L'ex-président de la Ligue pour la défense des droits de l'homme à Ghardaïa, très controversé pour ses propos racistes, est poursuivi entre autres pour « atteinte à la souveraineté de l'Etat » et à la « sûreté de l'Etat ». « Le Prophète nous ordonne de respecter le voisin, Juifs, Chrétiens ou même sans religion. Nous n'avons pas de problèmes avec nos frères mozabites, mais avec certains activistes qui prônent la supériorité des Mozabites. Malheureusement les sages dans l'autre camp sont complétement dépassés par les extrémistes », renchérit El Bouti qui habite à quelques pâtés de maison des habitations « arabes » incendiées. (Photo : Mel. M) « Les populations arabophones rendent les Mozabites responsables de leur perte d'influence depuis l'échec du système socialiste et celui du parti unique auxquels elles ont adhéré depuis l'Indépendance », analyse Ahmed Bensalah (à gauche) notable mozabite d'El Guerrara. « Mais au lieu de s'en prendre à l'Etat, ils s'en prennent à nous. Avec la complicité des forces de sécurité. J'accuse les gendarmes et les policiers d'avoir fait en 2013 (affrontements meurtriers à Ghardaïa) à nos jeunes pire qu'à Abou Ghraib ! ». Une des accusations récurrentes, mais fausses : que les Ibadites ne sont pas de véritables Algériens, en s'appuyant sur l'histoire de l'islam et celle du pays. « Sur les murs de maisons, ils ont écrit : ‘'Dégagez les khawaridges'' (groupe religieux dissident du début de l'ère islamique) », affirme Mohamed Hariz, dont la maison a été brûlée deux fois, en 2013 et début juillet. « Ils disent aussi que Cheikh Beyoudh est un traître, que nous n'avons pas fait la Révolution ! Mais nous avons nous aussi nos martyrs ! En face, que fait l'Etat ? Sellal va chez les Mozabites, il met la chechia. Et puis il va chez les chaambas et il met le burnous. Aux deux, il dit : ‘'tout va bien'' ! Moi je vois que ma maison a été brûlée et qu'en deux ans, je n'ai pu aller la voir qu'avec les gendarmes. » (Photo : Mel. M) Depuis les années 50, la région de Ghardaïa connaît des afflux de populations très importants. Une dynamique qui a explosé avec l'attrait des industries pétrolières toutes proches (Hassi Messaoud notamment) et la dislocation de l'économie pastorale des populations arabophones. Aujourd'hui, alors qu'elle se trouve en plein désert, elle est de tout le pays, la ville qui compte le plus d'habitants au kilomètre carré. Rien que le quartier « arabe » en plein centre-ville de Ghardaïa, Theniet El Mekhzen, enregistre lui aussi la plus grande concentration d'habitant au kilomètre carré de toute les villes du sud algériensDans le même temps, très peu d'infrastructures ont été construites. « Regardez autour de vous », montre un ancien cadre de la wilaya en pointant les aourir, collines rocailleuses ceinturant la ville. « Ghardaïa est coincée entre quatre monticules de pierre, on l'appelle le ‘'trou'' d'ailleurs, et c'est dans cet espace réduit que l'Etat a décidé en 1984 d'en faire un chef de lieu de wilaya, en l'alourdissant d'administrations et en attirant le flux migratoire dans une région où les équilibres culturels sont fragiles et les ressources rares ». (Photo : Ad. M) Après les violences, la communauté mozabite d'El Guerrara a immédiatement pris en charge les familles sinistrées qui ont perdu leur maison en les accueillant dans les écoles. Sur le panneau, Abdelhamid, responsable d'un des centres, montre la liste des familles accueillies et le règlement intérieur du centre d'accueil ainsi que le listing des responsables par secteurs (hygiène, cuisine, sécurité, animation pour enfant, logistique, etc.). « Nous voulons la sécurité avant tout », répète-t-il pour mieux cacher son incompréhension face aux derniers événements. « Nous, on n' jamais exclus l'autre partie. A la rentrée scolaire, on leur donne des cartables. Pendant l'Aïd, on partage la viande. Et nos centres médicaux leur sont ouverts. » (Photo : Mel. M) Des tapis multicolores, de l'effervescence et de la chaleur du marché de Ghardaïa, il ne reste plus grand-chose. Après les altercations de 2013, les commerçants chaambas ont été chassés par les Mozabites. Mouvement de vengeance après la vandalisation des commerces mozabites au centre-ville, une zone « mixte ». Seuls quelques étals résistent au milieu des voitures, sous l'œil de gendarmes accablés par la chaleur (45°C en moyenne la journée et pas moins de 40°C au coucher du soleil). « Les responsables locaux jouent beaucoup sur ces différends pour s'imposer comme arbitres et apparaître importants aux yeux d'Alger », confie, un peu amer, Mohamed, un habitant de Ghardaïa. Presque malgré lui, un fonctionnaire reconnaît aussi : « L'Etat ne veut rien faire. Nos responsables sont mutés à Ghardaïa par mesure disciplinaire. Alger envoie des incompétents qui bloquent le développement ou ceux à qui il ne reste que quelques mois avant la retraite. Les chiffres parlent tout seuls : 55 000 aides au logement n'ont toujours pas été distribuées par la wilaya, 30 000 lots de terrain n'ont toujours pas été construits et 17 000 toujours pas distribués. En 2008, Ouyahia voulait construire un contournement pour éviter Berriane, sur la RN1. Depuis 7 ans, ça n'a pas avancé. Le dédoublement de la voie entre Berriane et Ghardaïa ? On l'attend depuis quatre ans ! » (Photo : Mel. M) Convoi militaire sur la transsaharienne, la RN1 qui traverse l'Algérie jusqu'à Tamanrasset. L'appel à l'armée est d'abord un message symbolique pour « rassurer les population quant à la conscience des autorités de la gravité de la situation », selon un proche de la Présidence algérienne. Mais cela s'explique aussi par le rôle de la police dans la région : accusée par les deux communautés de parti-pris, la police s'est aussi distinguée par une grève inédite en Algérie. Octobre 2014, les forces de police de l'anti-émeute improvisent une marche à Ghardaïa pour dénoncer leur conditions de travail face aux violences. Mouvement qui s'est propagé jusqu'à Alger, où des CNS (équivalent des CRS en France), ont carrément assiégé le palais de la Présidence pour réclamer plus de moyens et plus de permissions. (Photo : Ad. M) Mohamed est promoteur immobilier. « Chaque décennie, les affrontements reprennent. Nous sommes coincés, Mozabites et Arabes dans cette vallée. C'est inévitable. Mon père me disait toujours : ‘'Lorsque les extensions urbaines de Ghardaïa toucheront celles de Beni Izguen, il y a aura des problèmes. Ça s'est passé exactement comme ça en 1975″, raconte l'entrepreneur, aussi cadre du FLN. Les problèmes intercommunautaires surviennent en particulier là où les populations mozabites et arabophones se sont mélangées. (Photo : Mel. M) Pour Moussa Kentabli, éminence grise de la Chambre de commerce et d'industrie de Ghardaïa, « En deux ans d'affrontements, l'économie de la vallée a été durement touchée. Tous les grands magasins de tissus, d'électroménager, de quincaillerie ont été pillés et détruits. Comme jusqu'à présent, l'Etat n'a rien fait, les gens n'ont pas pu relancer leur commerce et sont aujourd'hui au chômage. » Plaque tournante du commerce entre le nord et le sud (y compris les pays du Sahel), la vallée du M'zab alimente les bases pétrolières et le grand sud en produits alimentaires et ventile toutes sortes de biens vers le nord. Alors que dans les années 1960, Ghardaïa vivait du négoce, de la confection d'étoffes et d'artisanat, la région a vu se multiplier les unités industrielles lors de la grande période de l'économie dirigée, dans les années 1970. « C'est aussi à cette époque que Ghardaïa est devenu le premier noyau industriel privé », souligne Kentabli. Aujourd'hui encore, la région dispose du réseau de transport routier le plus développé, avec plus de 100 sociétés ». Cette attractivité économique a favorisé l'afflux des populations vers le M'zab. Une transformation brutale de la vallée en l'absence d'aménagement territorial et de politique urbaine à long terme. « Nous avons toujours su travailler en complémentarité avec les Arabes », poursuit Kentabli. « 90% de la main d'œuvre féminine employée dans nos manufactures sont Arabes ». (Photo : Ad. M) Barrage de l'oasis de Ben Izguen. « C'est un ouvrage très ancien, qui protège toute la palmeraie et une bonne partie de la ville des crues lors de la saison des pluies », raconte Abdelouahab, un Mozabite du ksour. « Ce sont nos ancêtres qui l'ont construit, ce qui prouve que nous étions là les premiers. » En l'absence d'un récit national, populations mozabites et arabophones développent chacune de leur côté leur propre généalogie de la conquête arabe et des royaumes berbéro-musulmans du Moyen-Âge jusqu'à l'engagement dans la guerre d'Indépendance. Ce qui contribue un peu plus à nourrir les rancoeurs des deux côtés, d'autant que les polémiques sont amplifiées par les réseaux sociaux. (Photo : Ad. M) * facebook * twitter * google+