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LA CIVILISATION APOCALYPTIQUE
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 15 - 10 - 2017

En juillet 1964, après la parution de son livre Perspectives algériennes renfermant les trois conférences la civilisation, la culture et l'idéologie données fin 1963-début 1964 et destinées à être indirectement sa contribution au débat sur la Charte d'Alger, Bennabi écrit dans ses carnets d'étranges réflexions sur ce qu'il nommera la civilisation apocalyptique.
Ces réflexions datées des 12 et 23 juillet et que lui-même lient me paraissent étranges pour deux raisons. La première est qu'il donne l'impression de penser qu'il n'accorde plus crédit à ses écrits même les plus récents puisqu'il s'agit de la notion de civilisation, sujet d'une conférence le 9 janvier 1964. La seconde est l'intérêt pour l'eschatologie ou les fins dernières. Non qu'il ne croit pas à cette dernière alors qu'elle fait partie du dogme islamique mais qu'en réalité en bon musulman il la laissait à Dieu et à Lui Seul.
C'est dans les temps de grand trouble ou de décadence que nous voyons fleurir les prophètes de l'apocalypse et c'est la surenchère pour décrire les signes annonciateurs de la Dernière Heure. Il est pour le moins bizarre que nos plus grands érudits aient donné comme authentiques les hadiths du Prophète sur le sujet alors que le Coran est d'une clarté absolue en ce domaine.
Dieu en s'adressant au Prophète lui dit : « Ils t'interrogent au sujet de l'Heure : « Quand va-t-elle jeter l'ancre ? » Est-ce à toi de le rappeler ? Son arrêt, il est par-devers ton Seigneur. Tu n'es rien d'autre qu'avertisseur pour celui qui la redoute. Le jour où ils la verront, ils seront comme n'ayant demeuré qu'un soir ou un matin. » (LXXIX, 42-46)
Qu'entend Bennabi par civilisation apocalyptique ?
« Le développement de la civilisation occidentale à l'échelle mondiale pose plus d'un problème, notamment dans l'ordre métaphysique. Son échelle transgresse d'abord la loi des cycles qui a été formulée pour la première fois par Ibn Khaldoun et qui a été reformulée par l'Occident depuis Giovanni Batista Vico (1725) par une suite d'historiens ou de philosophes comme Montesquieu, Spengler, Toynbee. Car la notion de cycles est inconciliable avec un phénomène de civilisation qui recouvre toute la surface de la terre. Le cycle n'est concevable que là où il reste un champ disponible pour une nouvelle expérience, une nouvelle renaissance, c'est-à-dire pour une répétition de la naissance d'une civilisation. L'échelle mondiale actuelle exclut ou restreint cette possibilité. »
Arrêtons-nous sur ce préambule de la réflexion de Bennabi. Qu'y a-t-il de nouveau par rapport à l'époque où il a entamé l'écriture de ses ouvrages ? Rien de nouveau bien sûr. Il connaissait tout cela. Alors pourquoi a-t-il eu cette réflexion ? Avant d'essayer d'y répondre, continuons son exposé tout en notant qu'il met un bémol dans l'exclusion de la possibilité d'une nouvelle civilisation en écrivant qu'elle la restreint seulement.
« ...l'humanité semble entrer dans une ère nouvelle, l'ère où le temps historique semble figer, où les situations relatives des sociétés semblent désormais immuables, les peuples n'attendent pas ou ne doivent plus attendre l'heure de leur chance… Ceci est sensible en particulier du point de vue des rapports de force (...) dans un monde mécanisé et surabondamment pourvu en moyens de puissance scientifique accumulé entre deux ou trois peuples civilisés ou développés qui ne sont pas disposés à laisser entrer de nouveaux venus dans leur club.»
Ici il nous semble être le premier à entrevoir ce que l'un des idéologues des néocons américains, l'essayiste Francis Fukuyama avec son livre la Fin de l'Histoire et le dernier homme publié en 1992, systématisera mais en réduisant le club aux seuls USA. Un an auparavant la suprématie américaine sur le monde apparaissait sans partage avec la première guerre contre l'Irak et la dissolution de l'URSS. Mais à l'instar du Reich millénaire, ce leadership ne dura qu'une douzaine d'années. Les attaques contre le territoire américain du 11 septembre 2001 signaient symboliquement sa fin confirmée par les défaites américaines en Afghanistan et en Irak –pour une puissance comme celle des USA, l'impossibilité d'arriver aux buts fixés par la guerre n'est-elle pas en soi une défaite ?- avec à la clé la mort de plusieurs milliers de soldats et l'engloutissement de près de 2000 milliard de dollars et l'inauguration d'une nouvelle ère de multipolarité.
Terminons maintenant la réflexion de Bennabi.
« ... Du point de vue sociologique, la conclusion est la même. Jadis, l'irruption d'un nouveau-venu pouvait s'expliquer par les brèches et les lacunes que la vie de ces nations présentait. En général, la brèche se présentait sous forme d'une insuffisance militaire et administrative, et la lacune sous la forme d'un affaissement culturel particulier à une période de décadence. Mais ... [elles] ne sont plus concevables dans un monde où la puissance atomique, et d'une manière générale la puissance technique, compense toutes les faiblesses morales et militaires...La perspective d'une compensation morale ouvrant la voie à une nation-missionnaire capable de rajeunir spirituellement le monde, devient elle-même hypothétique dans ces conditions. Si bien que l'humanité semble engagée irrémédiablement dans l'ère où rien de nouveau ne peut apparaître dans son histoire, sinon le banal entassement des inventions techniques qui ne peuvent plus rien changer de fondamental à son destin. On est bien obligé d'en conclure que les peuples se sont engagés dans l'ère de la civilisation apocalyptique, la civilisation de la fin des temps... »
Remarquons d'abord sa formidable prémonition quant au « banal entassement des inventions techniques » devenu actuellement l'alpha et l'oméga de l'humanité. Bien que certaines inventions relevant des manipulations génétiques, de la cybernétique, des nanotechnologies et de l'intelligence artificielle peuvent, aux mains d'apprentis-sorciers, mettre en danger un Homme déterminé avant tout par sa conscience. C'est la signification du second terme du livre de Francis Fukuyama cité plus haut qui s'est élevé contre tout ce qui peut altérer l'humanité de l'Homme.
Dans ce paragraphe, deux idées importantes sont évoquées, la première est l'impossibilité d'une nouvelle civilisation et la seconde que la technique a atteint un tel degré de puissance qu'elle n'a plus besoin d'être portée par la culture.
Pour Bennabi, la naissance d'une civilisation est toujours redevable d'une idée religieuse. En tant que philosophe de l'histoire, il connait les grands mouvements qui ont marqué l'humanité. Il n'est pas sans connaître, par exemple comment le bouddhisme fut introduit en Chine ou comment le christianisme subjugua l'Empire romain.
Le sinologue français Henri Maspero (1883-1945) s'est interrogé sur l'extraordinaire aventure du bouddhisme en Chine : « L'introduction du bouddhisme en Chine a été longtemps une des énigmes de l'histoire religieuse en Extrême-Orient. Comment une religion aussi éloignée des tendances normales de l'esprit chinois avait-elle pu pénétrer, s'implanter, se développer, et même se trouver un moment tout près de triompher des autres ? »
Le bouddhisme pénétra la Chine au début de l'ère chrétienne venant d'abord non d'Inde, son pays de naissance, mais de la Route de la Soie à travers les oasis de l'Asie centrale, portée par des missionnaires parthes. Le confucianisme et le taoïsme portaient à l'époque les convictions socioreligieuses des Chinois. D'une manière générale, le confucianisme était surtout répandu parmi les lettrés et les couches modestes se tournaient plutôt vers le taoïsme qui était une religion plus personnelle. Le confucianisme s'intéressait surtout à la cohésion sociale et à la bonne gouvernance et avait surtout des recommandations collectives tandis que le taoïsme, religion du salut visait l'immortalité non pas spirituelle mais matérielle des corps. Les exercices pour parvenir à cette immortalité étaient tellement compliqués qu'elles ne pouvaient intéresser que peu de personnes.
C'est dans ces conditions psychotemporelles que le bouddhisme pouvait répondre à une attente d'une spiritualité plus en adéquation avec des préoccupations moins utilitaristes.
La christianisation de l'Empire romain offre une autre illustration de la construction d'une nouvelle civilisation avec certes l'apport de populations pré-civilisées comme les Germains. Bennabi écrit dans le Phénomène coranique : « ...[le christianisme] affronte du dedans un état organisé et mine intérieurement ses rouages... ».
La pénétration du christianisme pénétra l'Empire romain assez lentement, certes beaucoup moins lentement que le bouddhisme dans l'empire chinois.
L'historiographie occidentale, influencée par l'Eglise, estimait jusqu'à récemment, que la conversion de l'empereur Constantin (272-337) n'était que le point d'orgue de la christianisation d'un territoire devenu majoritairement chrétien. Cependant depuis une trentaine d'années, certains historiens, surtout anglo-saxons, ont révisé cette sainte histoire, en avançant que le nombre de chrétiens ne dépassait pas les 5%. L'Eglise voulait faire accroire que l'accroissement des chrétiens dans l'Empire n'a pas eu besoin de l'Etat et de sa force coercitive, pour ne pas parler de guerres et de persécutions du paganisme, pour subjuguer tout l'Empire.
L'historien français Yves Modéran (1955-2010) avança une thèse intermédiaire en soulignant la disparité du nombre de chrétiens selon les différentes régions de l'Empire et selon les villes et les campagnes, « dans son diocèse d'Hippone (Annaba), saint Augustin avait besoin d'interprètes parlant le punique, la vieille langue des Carthaginois, quand il allait prêcher dans les campagnes ».
Il expliqua que la conversion de Constantin relèverait plutôt de la stratégie politique que de considérations intimes. Devant les périls extérieurs, l'empereur Dioclétien (244-311) instaure le système de tétrarchie, en deux étapes en 285 dès sa prise du pouvoir en 284 puis en 293, gouvernement par quatre empereurs de l'Empire, chacun ayant une région à administrer et à défendre mais dans l'unité de l'Empire, tout en bannissant la succession héréditaire. Dioclétien, voulant revenir aux principes antiques romains de l'élection et espérons peut-être faire œuvre d'exemplarité, abdique en 305. Mais le système qu'il a imposé implosa dès 306 avec les proclamations illégales de Constantin par les troupes de son père, un des quatre empereurs, qui venait de mourir, et de Maxence, fils d'un des autres empereurs qui a été obligé d'abdiquer, par les troupes de ce dernier.
Et notre historien de souligner que l'imperium majus, le pouvoir suprême avec les nombreux assassinats d'empereurs et les guerres civiles entre usurpateurs sentait le besoin de se sacraliser en se basant sur la religion. C'est ainsi que l'empereur Aurélien (215-275) institua le culte du Dieu Soleil, Sol Invictus et que Dioclétien remit en honneur le culte de Jupiter. Maxence, maître de Rome et de l'Italie, se mit sous la protection des dieux antiques protecteurs de Rome et Constantin dut recourir au christianisme qui restait debout malgré la grande persécution qu'il venait de subir. Yves Modéran estima que Constantin n'avait pas le choix et qu'il pouvant recourir ni aux anciens dieux ni à l'Un des philosophes, dieu trop impersonnel pour l'armée et les populations.
On peut reprocher à cette explication d'ignorer les religions à mystère qui venaient d'Orient et en particulier le culte d'Isis, originaire d'Egypte et celui de Mithra de Perse sans oublier le manichéisme, issue du même pays. Apulée de Madaure (M'Daourouch) (123-170), auteur d'expression latine d'un roman les Métamorphoses ou l'Ane d'Or fut aussi probablement un prêtre d'Isis car il nous livre à la fin de son ouvrage une vibrante ode à la déesse. L'écrivain français Ernest français (1823-1892) affirma dans son livre Histoire des origines du christianisme que « si le christianisme eût été arrêté dans sa croissance par quelque maladie mortelle, le monde eût été mithriaste. »
Cependant peu importe finalement quelle religion l'aurait emporté, l'essentiel est de constater que ce fût une religion étrangère à Rome et portée, tout au moins au début, par des populations non latines. Et c'est cette religion qui a été le vecteur d'une nouvelle civilisation.
Ce long développement sur l'Empire romain et la pénétration du christianisme m'a paru nécessaire car sur le plan moral, culturel et technique, l'Europe occidentale, cœur de la civilisation éponyme, est à certains égards dans la même situation que l'Empire romain sauf qu'ici, l'islam remplace le christianisme. Et qu'aussi nous voyons les Romains, conscients de la lente décadence, essayer d'y palier en voulant donner plus de vigueur à la religion antique.
Les empires romain et chinois avaient une caractéristique commune : leur spiritualité dérivait d'un ersatz de religion ouvrant ainsi la porte à nouvelle reigion et en Occident, cet ersatz s'appelle laïcité
Quand on lit certains écrits d'auteurs latins sur le christianisme, nous avons l'impression de lire la prose de certains esprits européens actuels :
– « Superstition pernicieuse », « Haine du genre humain » Tacite (58-ca120) (Annales, XV, 44).
– « Superstition déraisonnable et sans mesure » Pline le Jeune (ca 61-113)
– « Race adonnée à une superstition nouvelle et coupable » Suétone (ca70-ca122)
– « Simple esprit d'opposition » Marc Aurèle (121-180) (Pensées, XI, 3) dénonçant le fanatisme des chrétiens et leur attitude face au martyre.
L'historien français Claude Lepelley (1935-2015) a résumé dans son livre Histoire du christianisme, l'attitude populaire envers les chrétiens : « Aux yeux de la multitude, le grand tort des chrétiens était de s'isoler et de se vouloir autres : c'est une tendance habituelle que de haïr ce qui est différent de soi, et, dans une collectivité, ceux qui se mettent à l'écart. ».
Ce jugement n'est-il pas d'une brûlante actualité ?
Revenons à notre interrogation principale, pourquoi Bennabi a eu cette réflexion ?
Il n'est pas rentré en Algérie dès l'indépendance, comme l'ont fait la plupart des réfugiés et autres exilés, écœuré par la folle lutte pour le pouvoir bien qu'il savait à quoi s'en tenir dans ses fréquentations des dirigeants du FLN au Caire. Il ne s'y résout qu'un an plus tard. La promesse que le pouvoir installé à Alger lui a faite d'ouvrir un centre d'orientation culturelle l'avait convaincu mais le triste spectacle qu'il allait voir entre Tébessa et Alger et la mascarade que préparait le congrès du FLN pour l'adoption du texte insipide connu sous le nom de Charte d'Alger ont dû être la raison principale de son pessimisme.
La période de doute a toujours accompagné les prophètes et les grands penseurs de l'Humanité et c'est en la transcendant que leurs convictions se sont affermis et que leur pensée a éclairé le monde.
Nous voyons que plus tard sa pensée originelle est revenue plus déterminée qu'au début avec une vision plus universelle. Dans des textes collationnés dans Mondialisme, nous pouvons lire :
« Ce monde est peuplé de Washington à Moscou d'une humanité civilisée mais déshumanisée qui pose le problème en termes de choses ...Et de Tanger à Djakarta, il est peuplé d'une humanité sous développée mais libérée –en raison de son sous-développement même- de la tyrannie des choses. Ce diptyque contient toutes causes du déséquilibre mondial actuel et toutes les données du problème que doit résoudre le musulman. Par la nature même des choses, la solution ne peut être envisagée que sous la forme d'un rétablissement de l'équilibre du monde en mettant dans l'un de ses plateaux le poids d'une nouvelle civilisation qui élève l'homme sous développé au niveau social de l'homme civilisé actuel et ce dernier au niveau moral de l'humanité. Pour guérir le mal, il doit donner à l'un l'antidote de sa misère spirituelle, à l'autre l'antidote de la déchéance sociale. » (Jaouahar el Islam n° 10 Juin 1971).
« ... quand on pose l'adéquation du Musulman, on ne pense nullement à l'introduire simplement dans une situation donnée où il sera la nouvelle victime mais comme un sauveteur, mettons comme un pompier armé de sa lance d'incendie pour éteindre le feu qui menace le monde. » Que sais-je de l'islam n° 8 Mai 1973.
« ...nous devons aussi [les musulmans] par la nature des choses, assumer notre rôle de frère des autres hommes pour sauver avec eux notre commun destin.» Que sais-je de l'islam n° 10 Jun 1973.
Son dernier séminaire portera sur le message et le rôle du Musulman dans le dernier tiers du vingtième siècle, tout un programme qui affirme avec fermeté que oui une nouvelle civilisation est possible et nécessaire et oui la technique quelle que soit sa puissance s'effondrera tôt ou tard si elle n'est pas soutenue par la culture.
Abderrahman Benamara
Alger, le 15 octobre 2017


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