par François Gèze (membre d'Algeria-Watch), Médiapart, 13 mars 2019) Les puissantes manifestations populaires inaugurées en Algérie le 22 février dernier pour refuser un « cinquième mandat » du président Abdelaziz Bouteflika ont conduit en deux semaines au retrait de la candidature de ce dernier. Mais leur formidable créativité a surtout révélé la remarquable lucidité du peuple algérien sur la nature du régime. L'ampleur des puissantes manifestations populaires inaugurées en Algérie le 22 février dernier pour affirmer le refus d'un « cinquième mandat » du président Abdelaziz Bouteflika et poursuivies par celles, plus impressionnantes encore, du 1er mars et du 8 mars, a pris de court les hiérarques du pouvoir autant qu'elle a sidéré les responsables des médias internationaux. Ces derniers (français y compris) ont été bousculés, multipliant d'un coup analyses, commentaires et reportages, alors que, depuis une vingtaine d'années, la « question algérienne » avait pratiquement disparu de leurs radars. Comme si cette société, qui avait vécu les pires horreurs lors de la « guerre civile » des années 1990, avait été effacée des représentations. Du coup, les médias internationaux, aussi médusés que leurs homologues algériens, ont largement rendu compte du caractère massif et pacifique d'une mobilisation populaire totalement inattendue. Tous ont souligné la retenue responsable des manifestants, ne réclamant pas une « révolution » pour « changer de régime » et scandant dès le 22 février « silmiyya, silmiyya » (pacifique, pacifique) ou écrivant par exemple sur un panneau (en arabe) : « Ne coupez pas d'arbres, ne jetez pas de pierres, ne brisez pas de vitres, car tout appartient au peuple. » Mais ces médias ont plus rarement mis en évidence la remarquable lucidité et la finesse d'analyse sur la nature du régime exprimées à travers mille slogans et bannières des manifestantes et manifestants, comme dans nombre de clips et vidéos de rappeurs et créateurs produits en un temps record dans la ferveur collective (et immédiatement visionnés, grâce aux réseaux sociaux, des millions de fois en quelques jours). En atteste par exemple la formidable chanson (en arabe), « Youm Echâab » (le jour du peuple) dont le refrain est « Libérez l'Algérie », postée le 1er mars, qui pourrait rester dans l'histoire comme l'équivalent de la fameuse Grandola, villa morena, marqueur en 1974 de la révolution portugaise contre la dictature salazariste. Cette lucidité des Algériennes et Algériens de toutes conditions, femmes (voilées ou non) et hommes, jeunes et vieux, s'est exprimée de façon spectaculaire lors de la manifestation inaugurale du 22 février, et plus encore lors de celles, plus massives encore (mobilisant des millions de personnes), des 1er et 8 mars dans tout le pays. Il suffit pour s'en convaincre de visionner les vidéos de la manifestation du 8 mars, comme celle, bouleversante, de la réalisatrice Drifa Mezenner, ou celle (sous-titrée en français), postée par Farid Yaker : « La manifestation historique du 8 mars à Alger en chants et en images ». Une recension (trop rapide, qu'il faudra impérativement compléter) des slogans, affiches et pancartes produits alors atteste de cette remarquable intelligence face aux hommes d'un « système » qui opprime et méprise le peuple depuis si longtemps. Les premiers slogans ont dénoncé, en arabe, en français et en anglais – volonté manifeste d'interpeller la planète entière –, la volonté du « cinquième mandat » annoncé par les manipulateurs de la « momie Bouteflika » : « Algérie libre et démocratique ! », « Une république n'est pas une monarchie ! », « Game over ! », « Système, dégage ! Place aux jeunes ! », « Le peuple ne veut pas de Bouteflika et Saïd ! », « Good morning Algeria : keep calm and force the 5th term. » Mais dans le même temps, et de plus en plus au fil des semaines, ce sont les deux fondements essentiels du régime qui ont été dénoncés par les manifestants pacifiques : la corruption généralisée et le contrôle permanent de la police politique (la légendaire « Sécurité militaire » de 1962, devenue DRS en 1990 puis DSS en 2015). En témoignent paroles et écrits affirmés lors des dernières manifestations dans les rues des grandes villes algériennes : « Algeria is kidnapped by a gang » ; « Voleurs, vous avez mangé le pays ! » ; « L'Algérie n'est pas la poule aux œufs d'or, mafia dégage ! » Ou encore ce placard non signé en forme d'affiche (en français) à la typographie soignée, circulant depuis le 7 mars sur les réseaux sociaux (illustrée par la photo du général Gaïd Salah, chef de l'armée) : « Messieurs les généraux, envie d'un coup d'Etat, de tirer sur les manifestants ? Osez un seul coup de feu, versez une seule goutte de sang, LE PEUPLE vous traînera à la Cour pénale internationale pour crime contre l'humanité. Le sang du peuple est notre ligne rouge. Démissionnez, demandez pardon, rendez les milliards et les biens mal acquis. Mieux vaut un petit chez soi qu'un grand en exil. Le peuple est la source du pouvoir. » Ou encore (en français) : « Ni FLN, ni RND, ni DRS/GIA [allusion aux « groupes islamistes de l'armée », appellation ancienne au sein de la population pour désigner les massacreurs ayant sévi dans les années 1990] ! Ni Toufik, ni Bouteflika, ni Saïd, pouvoir au peuple, stop la Françalgérie ! Non au DRS, Gaïd Salah le traître ! » D'autres slogans témoignent autant de la clairvoyance populaire sur la nature du régime que sur la détermination à le remplacer : « Qui sème la misère récolte la colère » ; « Nous sommes vaccinés contre le chaos » ; « Peuple vivant, pouvoir vacant ! » ; « Le gouvernement nous pisse dessus… Les médias nous disent qu'il pleut ! Lorsque l'injustice devient la loi, alors la résistance devient un devoir » ; « Quand un plat est trop salé, on ne change pas de cuillère » (en arabe, 8 mars) ; « Le président, "nous" le choisirons… Le système, "nous" le changerons. Armée, police, citoyen, c'est "nous". "Nous c'est le peuple" » ; « Le peuple a décidé : System Reset » ; « Pour un état de droit : 1) libérer l'Algérie ; 2) résistance = existence ». Et le 11 mars, un article de Mediapart complétait remarquablement ce bilan provisoire : « Algérie : l'humour et la dérision pour défier le surréalisme du pouvoir ». Enfin, depuis le début, il faut le souligner, s'affirme également le refus de toute ingérence étrangère, par des slogans sans équivoque (souvent sur le thème « L'Algérie n'est pas la Syrie ») : « Non à l'ingérence étrangère, affaire de famille » (en arabe, 22 février) ; « Non à l'ingérence étrangère/Par le peuple et pour le peuple/Ceci n'est pas une révolution colorée/Ceci est une révolution vert-rouge-blanche » (en français, 1er mars) ; « Dear USA, there is no oil left, so STAY AWWAY unless you want olive oil » (8 mars). Comme toutes ces manifestations sont surtout exprimées dans la langue de l'immense majorité des jeunes, l'« arabe dialectal » algérien (dit darija), elles échappent largement aux observateurs étrangers, notamment français. Habitués de longue date à n'approcher les réalités algériennes que par le seul prisme de leurs native informants (selon le terme d'Edward Saïd), membres de l'intelligentsia laïque francophone qui leur parlent la langue (et les idées) qu'ils comprennent facilement, ces observateurs relaient en France assez spontanément les « analyses » d'intellectuels ou écrivains algériens parfaitement francophones, souvent créateurs talentueux, comme Boualem Sansal, Mohamed Kacimi, Kamel Daoud, Mohammed Sifaoui ou Yasmina Khadra. Ce dernier affirmant par exemple benoitement, dans une interview à L'Obs du 7 mars 2019, à propos des mobilisations en cours : « Où trouver la bonne personne pour incarner les espoirs de la nation ? Le manque de discernement chez une grande partie du peuple, conjugué à la méfiance héritée des désillusions et à la promptitude de contester toute figure qui se propose de mener la marche populaire, risque de retarder la prise de conscience générale. C'est désormais aux opposants sincères de convaincre et d'agir au plus vite car le temps est le meilleur atout du régime. » Tout est dit : face au « manque de discernement » du peuple, seuls les « opposants sincères » au régime, dont ils ne sont en réalité qu'une manifestation perverse, pourraient agir… Afin que « tout change pour que rien ne change », selon la formule consacrée. Khadra, mais il n'est pas le seul, offre ainsi une stupéfiante illustration de l'aveuglement des personnages issus d'un régime devenu expert dans la fabrication de ses « opposants » sans danger pour lui, et souvent relayés dans les médias français. Des personnages le plus souvent sincèrement convaincus par leur dénégation de la réalité, quand ils s'escriment encore à nier la formidable lucidité exprimée dans les rues par le peuple algérien, de mille façons, depuis le 22 février 2019. Heureusement que d'autres intellectuels algériens et français, de plus en plus nombreux, qui avaient peu ou prou été dupes de la désinformation organisée dans les années 1990 par « service d'action psychologique » de la police politique (le DRS), saluent aujourd'hui cette lucidité populaire. Quand on sait leur rôle dans la formation de l'opinion des responsables politiques occidentaux, il faut y voir une promesse d'espoir. Mais c'est bien le peuple algérien qui aura le dernier mot.