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Addi Lahouari : «La société a évolué et l'armée aussi»
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 15 - 06 - 2019


13 juin 2019
Guerre des clans, professionnalisation de l'armée et changement de générations favorable à l'avènement d'un Etat de droit, mouvement populaire, modèle de transition… autant de sujets sur lesquels le professeur émérite de sociologie reviendra avec menus détails passionnants.
Addi Lahouari est professeur émérite de sociologie à l'université de Lyon et à Visiting Scholar à Georgetown university, aux USA, et auteur de plusieurs livres dont « le radicalisme arabe et l'islamisme politique », aux éditions Barzakh à Alger. Nous l'avons accroché pour un entretien à bâtons rompus sur la situation en Algérie, ses perspectives et solutions. Il fallait profiter de sa connaissance des rouages de l'institution militaire pour lui poser les questions les plus osées. Guerre des clans, professionnalisation de l'armée et changement de générations favorable à l'avènement d'un Etat de droit, mouvement populaire, modèle de transition… autant de sujets sur lesquels le professeur émérite de sociologie reviendra avec menus détails passionnants.
L'Expression : Après la démission de Bouteflika, qu'y a-t-il de changé dans le système politique algérien ?
Addi Lahouari : La démission de Bouteflika n'a pas changé le système parce que le régime algérien repose sur le pouvoir réel de l'armée et non sur le pouvoir formel des civils qu'elle désigne pour les fonctions électives. Bouteflika n'avait pas l'autorité que la propagande du DRS lui prêtait. Entre mille exemples, je vous cite celui-ci : le colonel Aït Mesbah, alors chef du protocole à la Présidence, a donné une gifle mémorable à Saïd Bouteflika. Deux mois après, il a été promu général. Il est vrai que c'était une gifle méritée. Si Bouteflika avait le pouvoir que lui prêtait la propagande du régime, la situation du pays aurait été encore plus catastrophique, parce que non seulement il n'a pas les qualités d'un leader, mais il s'en foutait du sort du pays.
Y a-t-il des clés pour comprendre le mouvement populaire (Hirak) né de la contestation du 5e mandat de Bouteflika ?
Le Hirak est l'expression des mutations quantitatives et qualitatives qu'a connues la société qui veut un autre mode de gouvernance. Le schéma où le DRS désigne des civils qu'il surveille, ne marche plus dans un pays de 40 millions d'habitants, surtout après l'ouverture économique qui a libéré les forces de la prédation. Autre inexactitude à rectifier. Il est écrit çà et là que le DRS a été dissous en 2015. C'est faux ; il a été restructuré parce qu'il agissait en dehors des directives de l'état-major. Sans la police politique, le régime s'effondrerait. Avec le Hirak, le DRS a remobilisé les faux islamistes et les baltaguias, mais ils n'ont pas été efficaces car la révolte populaire est massive. Le DRS peut faire avorter une contestation de quelques milliers de personnes, mais pas de millions de personnes. Nous avons vu les vidéos où, dans les manifestations à Alger, les islamistes du DRS étaient entourés par des jeunes qui les menaçaient. Quant aux mouches électroniques, elles sont devenues la risée des internautes.
Plus de trois mois après la première grande mobilisation du 22 février, quels résultats pour le mouvement populaire ? Quels objectifs et quelle mobilisation pour l'avenir ?
Même si l'objectif final n'est pas encore atteint, le bilan du Hirak est impressionnant. Il a fait échouer le ridicule 5èm mandat et a discrédité tout le personnel civil désigné par les militaires, y compris les partis de l'administration et les partis de la fausse opposition. Les responsables n'osent pas sortir et être en contact avec la population.
Des responsables n'osent pas sortir : de quoi ont-ils peur ? Soyez plus explicite.
Ce qui s'est passé au stade de Blida lors de la finale de la coupe d'Algérie est révélateur. La délégation officielle a dû fuir avant le début du match. Le jour de l'Aïd, la mosquée où le président intérimaire et les membres du gouvernement ont prié était vide pour des raisons de sécurité. « On avait peur d'eux, maintenant ils ont peur de nous », me disait un vieil Oranais qui marche chaque vendredi. Les fidèles du régime disent que les Algériens sont ingouvernables. Ce n'est pas vrai. Les Algériens veulent avoir le droit de choisir celui qui exerce l'autorité publique. L'autorité publique n'appartient pas à celui qui l'exerce ; elle appartient à ceux qui lui obéissent. C'est un principe élémentaire de philosophie politique. La population pose un problème politique avec une grande maturité. Elle dit aux décideurs : « Puisque vous refusez que nous choisissions nos élus, eh bien, nous ne reconnaissons pas ceux que vous nous imposez. » Dans toute société, la relation gouvernés-gouvernants fonctionne à la légitimité définie par la science politique comme le mécanisme qui permet d'être obéi sans coercition physique.
Que voulez-vous dire ?
Ce que je veux dire est très simple : je n'obéis pas au policier parce que j'ai peur de lui ; je lui obéis pare qu'il agit dans l'intérêt de la communauté et donc dans mon intérêt. J'accepte qu'il me verbalise si je brûle le feu rouge parce que je sais que brûler le feu rouge peut me conduire à l'hôpital. Pour répondre à votre question, l'objectif du Hirak est de créer un Etat dirigé par des personnes qui ont la légitimité d'exercer l'autorité publique. Les Algériens veulent obéir à des dirigeants légitimes.
Quelle différence y a-t-il entre l'armée des années 1990 et celle d'aujourd'hui ? L'état-major affirme qu'il ne fait pas de politique. Qu'en pensez-vous?
La société a évolué et l'armée aussi. Elle s'est professionnalisée et les officiers nés après l'indépendance sont aux commandes. Il y a aujourd'hui seulement deux officiers supérieurs qui sont issus de l'ALN. Les autres étaient des enfants ou n'étaient pas nés durant la guerre de libération. Ce changement de générations est propice à l'avènement de l'Etat de droit. Surtout que l'armée algérienne ne fait pas de politique.
Vous y croyez ?
Le colonel à la tête d'une unité opérationnelle composée de chars ne fait pas de politique. Il ne connaît pas le nom du wali du département où il est stationné, il ne croise jamais le maire et ne connaît pas le nom de tous les ministres. Il croit même que Sidi Saïd a été élu démocratiquement par les travailleurs. Organiquement, idéologiquement et culturellement, l'ANP est compatible avec l'Etat de droit. Il faut savoir que la culture politique des Algériens, militaires y compris, est antimonarchique et antimilitariste. C'est parce que notre culture est antimilitariste que les généraux se cachent derrière les civils.
Peut-on concilier la démarche constitutionnelle de l'état-major et la revendication d'une transition démocratique portée par le mouvement populaire qui réclame le « départ » du système?
La crise actuelle n'a pas une solution constitutionnelle, elle a une solution politique. Faisons un peu de philosophie politique pour comprendre cette situation. La Constitution est le cadre légal d'exercice de l'autorité publique par le souverain. Selon Carl Schmitt, l'un des plus grands penseurs de philosophie politique du XXe siècle, en cas de crise majeure (agression étrangère, guerre civile, catastrophe naturelle de grande ampleur…), la Constitution est suspendue et le souverain décide en dehors de la Constitution pour sauvegarder les intérêts fondamentaux de la nation. C'est ce que Schmitt appelle l'état d'exception. Nous y sommes en Algérie.
L'état-major de l'armée représente-t-il ce nouveau souverain ?
Le Hirak a suspendu de facto la Constitution, il a fait partir le souverain formel (Bouteflika) ; l'état-major joue le rôle du souverain dans cet état d'exception en protégeant la vie et les biens des personnes, en plus de mettre en état d'alerte les troupes pour la défense des frontières. Le Hirak demande au souverain de fait (l'EM), un nouveau contrat puisque l'actuelle Constitution est caduque. La preuve qu'elle est caduque : les prérogatives de la souveraineté sont exercées par un vice-ministre de l'ancien gouvernement congédié sous la pression de la contestation populaire. En philosophie politique, le souverain c'est le peuple (cf. Hobbes, Rousseau) qui délègue ses droits naturels à des représentants qui ont, soit la légitimité charismatique, soit la légitimité électorale. Aucun système ne peut fonctionner sans légitimité. Si le régime algérien a perdu toute crédibilité auprès de la population, c'est parce qu'il n'avait aucune sorte de légitimité. Bouteflika n'avait ni la légitimité charismatique de Boumediene, ni la légitimité électorale des dirigeants de l'Etat de droit. En plus, depuis qu'il est tombé malade, il s'est comporté comme un roi, se montrant en chaise roulante avec sa famille, confondant le public et le privé. Ne savait-il pas que les Algériens sont allergiques aux pratiques théâtrales de la monarchie ?
A supposer que l'armée accepte le principe d'une solution politique, comment voyez-vous la transition vers le renouveau démocratique ? Par qui ? Comment ? Et quelle en sera la durée ?
La transition est inévitable et dans tout régime en crise il y a les hardliners (l'aile dure) et les softliners (l'aile modérée). Je pense que les softliners vont finir par s'imposer à l'état-major, sinon le pays sera exposé à de très graves dangers. Ce n'est dans l'intérêt de personne de continuer le bras de fer. Si vous empêchez une femme d'accoucher, vous allez la tuer et tuer l'enfant qu'elle porte. La société algérienne est sur le point de donner naissance à un nouvel Etat et à une nouvelle République dans la continuité historique du Mouvement national. L'armée, issue du Mouvement national, a mis en place un pouvoir central souverain et indépendant des capitales étrangères ; maintenant elle doit le laisser évoluer vers la forme Etat. Les Algériens nés en 1962 sont grands-pères aujourd'hui et leurs enfants et petits-enfants veulent un Etat dirigé par des responsables soumis à l'alternance et à la sanction électorale. Les généraux confondent pouvoir exécutif et Etat. Ils doivent savoir qu'il n'y a pas d'Etat sans l'autonomie des pouvoirs législatif et judiciaire. En fait, ils le savent, mais ils font semblant parce qu'ils veulent être au-dessus des lois de la République. Ils rechignent à obéir à un civil élu par le peuple. La différence entre un soldat et un homme armé est que le premier obéit à une autorité légitime et le second crée sa propre légitimité par la menace de son arme. Au nom de quoi parle Gaïd Salah ? Au nom des chars qu'il peut lancer sur les manifestants. Gaïd Salah doit montrer qu'il est un soldat de la République et non un homme armé. Quant à la transition, elle est une période de 6 à 12 mois au cours de laquelle la souveraineté est entre les mains d'un collège présidentiel composé de trois personnalités crédibles qui n'ont jamais appartenu au régime. Il désignera un gouvernement de compétences chargé de gérer les affaires courantes et de préparer les élections. Evidemment l'Assemblée nationale et le Sénat seront dissous. Ce sera une période qui libèrera l'administration, les institutions, le champ politique (partis, syndicats, associations…) et les médias du contrôle du DRS pour permettre l'organisation d'élections libres et crédibles.
La classe politique peut-elle jouer un rôle en l'état actuel dans la prise en charge de la transition politique ? Quelle signification peut-on donner à l'opération « mains propres » en cours ?
Il faut clarifier ce que vous entendez par classe politique. Si vous faites allusion à l'opposition formelle, je crois qu'elle est discréditée. Mais toute société produit ses leaders. Quand l'Algérie était à 80% rurale, avec 80% des enfants non scolarisés et seulement 8 millions d'habitants, il y a eu Ahmed Zabana, Lamine Debaghine, Amirouche, Lotfi…Aujourd'hui nous sommes 42 millions, avec 1 600 000 étudiants, et les généraux n'ont trouvé que Baha Eddine Tliba pour représenter les habitants de Annaba à l'Assemblée nationale ! Il y a de quoi se taper la tête contre le mur. Les Lotfi, Ferhat Abbas… sont là par milliers. Il suffit de créer les conditions institutionnelles pour leur éclosion. La maturité du Hirak indique que la relève est là.
Y a-t-il des facteurs extérieurs qui pèsent sur la crise systémique actuelle en Algérie ?
L'environnement international est hostile par définition. La scène mondiale est une jungle. L'objectif des pays occidentaux dans les pays arabes est de favoriser des régimes favorables à Israël. BHL a soutenu la révolte des Libyens pour faire de la Libye un pays allié de l'entité sioniste. Sur la question du Moyen-Orient, l'Occident vise l'Iran, le Hezbollah et l'Algérie. L'Algérie doit faire très attention ; les vautours rôdent aidés par les traîtres arabes qui ont abandonné les Palestiniens. N'oubliez pas que l'impérialisme occidental a une revanche à prendre sur l'Algérie de l'ALN. C'est pourquoi les généraux doivent trouver une solution au plus vite pour satisfaire les demandes du Hirak. Il n'y a pas d'autre alternative que de protéger le pays contre les visées néo-colonialistes et impérialistes.


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