Que le régime se le tienne pour dit : il n'y a pas eu d'élections présidentielles le 12 décembre. Il y a eu l'organisation d'un processus administratif par lequel le régime au pouvoir, la haute hiérarchie militaire, a désigné son nouveau représentant civil. Contre intuitivement, le véritable vainqueur du scrutin du 12 décembre, c'est le mouvement populaire. Les déferlantes humaines qui ont occupé les rues du pays le jour et le lendemain du scrutin en sont une preuve sans ambiguïté. Le régime est aujourd'hui plus que jamais acculé, car le renouvellement de sa façade politique ne change en rien la dynamique révolutionnaire du 22 février, ni dans ses objectifs, ni dans sa méthode. Le commandement militaire a certes réussi à passer en force, mais il est très loin d'avoir condamné le Hirak ou affaibli la volonté des Algériens à en finir avec le régime au pouvoir. Ainsi, le 13 décembre marque seulement l'entame du chapitre 2 de la révolution du 22 février. Les protagonistes de cette « bataille » sont les mêmes. Il y a d'un côté, l'immense majorité du peuple, engagée dans un mouvement pacifique qui aspire à construire la démocratie et l'Etat de droit. De l'autre, le régime, à sa tête le haut commandement militaire, qui espère se maintenir au pouvoir coûte que coûte. En choisissant la voie du déni, le régime ne réussira pas à paralyser le Hirak. Bien au contraire, il conforte une conviction profonde, née dès les premiers jours du soulèvement, dans les rangs du Hirak : tout changement véritable exige la rupture avec le régime et ses représentants, et son remplacement par un régime qui ouvre la voie à une nouvelle ère politique ; celle de la souveraineté populaire. Pour atteindre cet objectif, le Hirak doit poursuivre les mêmes objectifs, muni des mêmes convictions que celles du 22 février. De son côté, le régime tentera d'affaiblir, de diviser et d'étouffer, de criminaliser, de pervertir le mouvement populaire, par tous les moyens. Ce sera son principal objectif pour l'année à venir. En partant des atouts et des risques encourus par le Hirak, nous proposons une série de recommandations afin de permettre au mouvement populaire de garder le cap et d'éviter les écueils que le régime va tenter de dresser sur son chemin. 1) Maintenir la « Sylmia » à tout prix Le pacifisme est la clé de voûte du mouvement populaire. Sur le temps long, la lutte pacifique est la meilleure approche, car elle désarme un régime qui n'attend que la violence pour brutaliser les « hirakistes » et affaiblir le mouvement populaire. Aussi, la « Sylmia » maintient une mobilisation massive par le nombre, mixte, trans-générationnelle et inter-classes dans sa composition sociale. Nous devons préserver cet acquis comme un soldat en guerre veille sur ses munitions. La « Sylmia » est notre arme de « construction massive » pour mener le combat actuel et les luttes à venir. 2) S'adapter à un contexte de plus en plus répressif La répression féroce qui a eu lieu dans plusieurs villes du pays lors du 43e vendredi du Hirak, particulièrement à Oran où plus de 400 personnes ont été violemment agressées ou interpellées, incluant des femmes et des enfants, est un signe inquiétant. Elle témoigne de la volonté du régime à criminaliser par la violence le Hirak. La massification de ce tournant répressif n'est pas à exclure. Le souci premier du régime, c'est l'affaiblissement systématique, wilayas par wilayas, des rangs du Hirak. L'intimidation par la coercition violente, surtout en dehors de la capitale, vise à décourager les Algériens à exprimer librement leur rejet du régime, à intimider les jeunes leaders du Hirak et à récupérer le contrôle sur l'espace public. Les Algériens doivent trouver le modus operandi pacifique à même d'éviter un tel tournant. La dénonciation de la violence par les médias citoyens, l'appui sans failles de la société civile et politique, l'esprit de solidarité entre les Algériens des diverses régions et la récupération des espaces de mobilisation sont des moyens pacifiques pour le contrer. 3) Pas de représentation, ni de structuration du Hirak Le Hirak doit demeurer un mouvement horizontal, sans structure et sans représentation officielle, pour éviter les écueils entreposés par un régime qui ne manquera pas d'appeler à « organiser » le mouvement au nom du « dialogue ». Pour ceux qui appellent à structurer le Hirak, celui-ci est mouvement révolutionnaire. Il n'est pas une organisation politique. Sa forme horizontale évite notamment la cooptation de potentiels représentants et les possibles dissensions propres à tout mouvement structuré. Cette forme d'organisation évite l'étouffement par le haut. Elle permet également à de simples citoyens, à des personnalités publiques, à des intellectuels, à des membres de la société civile, à la classe politique, à des artistes… de s'exprimer librement sans endosser la représentation du mouvement. Une fois le départ du régime garanti et l'entrée dans une transition démocratique, la structuration du Hirak dans une institution officielle qui aura un rôle stratégique durant la transition sera nécessaire. Pas avant. Ce qui est souhaitable à ce jour, c'est une meilleure coordination entre les multiples forums, collectifs, associations et agoras citoyennes nés dans toutes les wilayas du pays pour maintenir la cadence de la mobilisation et réunir les forces pour faire tomber le régime. 4) Eviter le « piège du dialogue » Comment un régime illégitime qui a refusé d'écouter la volonté populaire pendant des mois peut-il, alors que sa désignation officielle n'a pas été encore officialisée, appeler au dialogue avec le Hirak? N'est-ce pas là un énième subterfuge pour fragiliser le mouvement ? Le régime a déjà instrumentalisé l'artifice du dialogue, avec l'instance de médiation de Karim Younes, pour justifier l'organisation du scrutin contre la volonté du peuple. Il ne peut y avoir de dialogue avec un représentant illégitime, mais seulement une négociation politique sur les conditions de départ ordonné et pacifique du régime au pouvoir. La négociation est un moyen pour arriver à une fin (le départ du régime au pouvoir), et non la fin en soi. Pour l'instant, le régime n'a aucune intention de le faire puisque le pouvoir réel est entre les mains de la hiérarchie militaire, et non son représentant civil. Le Hirak devra être attentif à tous les "pseudo-représentants" et à une frange de la classe politique actuelle, qui au nom de la nécessité politique et de la gravité de la crise, pourrait être tentée de jouer le jeu du régime. Pour le Hirak, rien ne peut se faire sans la libération immédiate de tous les détenus d'opinion, et la mise en retraite d'Ahmed Gaid Salah et les durs de l'Etat-major. Ceci est le vrai baromètre et un point de non-retour. 5) Construire une offre politique cohérente et consensuelle En parallèle à la mobilisation, les forces vives du Hirak ainsi que la société civile et la classe politique doivent poursuivre la construction d'une offre politique cohérente et consensuelle, en dehors de l'agenda du régime. Plusieurs initiatives de qualité avaient émergé lors des six premiers mois du Hirak, mais ce travail a été perturbé par le passage en force de l'Etat-major et la convocation du corps électoral. Faire front commun autour d'une offre politique à laquelle adhère la majorité des Algériens est un travail cardinal pour l'année à venir. La transition démocratique est inéluctable. Elle est la condition suffisante de l'édification d'un Etat de droit et de la démocratie. Elle n'est rien d'autres qu'un ensemble d'institutions et de mécanismes limités dans le temps pour réguler les pouvoirs publics et assainir la vie politique. Les Algériens ont la capacité de s'entendre sur les contours de la transition, et ce, par le dialogue entre force vive du Hirak et par l'approfondissement du travail accompli. Ceci est un devoir qui concerne tous les Algériens, et pas seulement la société civile. 6) Consolider l'appropriation de l'espace public C'est un enjeu majeur de la phase 2 de la révolution du 22 février. Les Algériens doivent continuer à massivement occuper les rues des villes lors des mobilisations du vendredi et du mardi, mais aussi par les agoras et les forums citoyens. Ils ne peuvent céder cet espace à des forces de l'ordre au service du régime. L'Algérie est devenue au fil des dernières décennies un pays urbain, et la rue algérienne est devenue un laboratoire de citoyenneté. C'est la récupération de l'espace public qui a permis une « repolitisation » accélérée depuis le 22 février, surtout parmi les jeunes. La perte du contrôle de l'espace public serait synonyme de la fin du mouvement populaire. 7) Innover dans les modes de contestation Les marches populaires du vendredi et celles des étudiants doivent se poursuivre. C'est la voie par laquelle le mouvement populaire a choisi de mener la bataille sur le temps long. Ceci étant dit, cela n'empêche pas lors des prochaines semaines de nouveaux modes de contestation pacifiques d'émerger. Les exemples dans le monde sont multiples. Comme les Algériens ont usé du mortier pour dénoncer l'emprisonnement des détenus d'opinion, le génie populaire saura trouver les meilleurs modes d'expression pour renforcer le mouvement populaire et assurer sa pérennité. Prochainement, je reviendrai sur chacun de ces points dans des textes séparés. La lutte continue pour une Algérie libre et démocratique. Raouf Farrah – 14 décembre 2019