Que se passe-t-il à Alger? Le quotidien El Khabar rapporte que le Commandement de l'Armée a décrété zones militaires les zones frontalières séparant l'Algérie du Mali, Niger et Mauritanie, en imposant un laissez-passer. 3.000 militaires supplémentaires sont venus s'ajouter aux 15.000 déjà déployés le long des frontières Sud. Selon El Khabar, le commandant de la 6e région, des officiers supérieurs de l'état major, des forces aériennes et des services de sécurité ont effectué, à la mi-décembre, une visite d'inspection au niveau des postes de contrôle frontaliers, situés à Timiaouine et Bordj Badji Mokhtar. Les unités de l'Armée stationnées à l'extrême sud ont informé les populations nomades que tout déplacement à travers les zones frontalières, notamment Bordj Badji Mokhtar, Timiaouine, Ain Guezzam, Tinzaouatine, Arik, Tefasast, Tintarabine et Chuega, exige une autorisation délivrée par l'ANP, les Gardes frontières ou la Gendarmerie nationale. Ceux qui ne se soumettent pas à cette mesure seront passibles de poursuites et risquent d'exposer leurs vies au danger. Il faut noter que ces surprenantes restrictions font suite à la dernière visite surprise à Alger le 25 novembre du général américain William Ward, Commandant de l'Africom, suivie de plusieurs kidnappings d'étrangers au Mali et en Mauritanie, revendiqués par des chefs algériens de la nébuleuse terroriste d'Al Qaïda au Sahel. Cette grave décision exclusivement militaire de fermeture des frontières signifie que les généraux ne supportent plus les atermoiements de Bouteflika sur le volet terroriste. Ils ont repris manu militari le pouvoir de décision sur un domaine décisionnel réservé au président, chef suprême des forces armées, pour mettre un terme au malaise des pays voisins qui accusent ouvertement l'Algérie «d'exporter sa sale guerre». C'est un signe révélateur d'une amputation du pouvoir d'un président malade, et qu'un nouveau compte à rebours pour sa succession a été enclenché. On se rappelle que depuis sa première élection en 1999, Bouteflika n'a jamais fait l'unanimité au sein du collège des généraux et ne voulait pas être un «trois quart de président». C'est le général Larbi Belkheir, parrain du système, qui l'avait imposé alors que des durs de l'armée comme le général Khaled Nezzar avaient publiquement déclaré qu'ils n'en voulaient pas, avant de l'accepter finalement comme le «moins mauvais» des candidats. En avril 2004, le chef d'état-major Mohamed Lamari s'opposait à sa réélection en soutenant ouvertement Ali Benflis. Mais c'est encore Belkheir qui avait eu le dernier mot pour imposer le deuxième mandat et Lamari a démissionné en été 2004. Bouteflika en a profité pour détruire le pouvoir économique de deux jeunes hommes d'affaires protégés par Lamari, Rafic Khalifa et Abdelghani Djerrar, dont les groupes Khalifa et Tonic Emballage ont été liquidés. Bouteflika a procédé à plusieurs changements et nominations dans la hiérarchie militaire sans toutefois parvenir à déboulonner le plus puissant des généraux, Mohamed Mediene dit Toufik, patron du Département Renseignement et Sécurité (DRS), en poste depuis 1990, qui chapeaute tous les services de renseignement civils et militaires, et reste le gérant des équilibres de pouvoir au sein de la matrice du Commandement de l'ANP. Grâce au soutien de son clan d'Oujda qui tient les postes clés du gouvernement, au contrôle du FLN et à la manne pétrolière, Bouteflika a profité de son deuxième mandat pour renforcer son pouvoir. Réprimant les uns, corrompant les autres, octroyant des contrats faramineux à ses soutiens étrangers, même sa grave maladie de 2005 n'a pas renversé le rapport de force. La «disparition» mystérieuse de Larbi Belkheir, malade selon sa famille ou décédé selon d'autres sources, et le décès en été 2007 du puissant chef du contre-espionnage, le général Smaïn Lamari, ont déstabilisé la hiérarchie militaire et redonné encore plus de pouvoir à Bouteflika. La révision de la Constitution et sa réélection à un troisième mandat en avril 2009 se sont déroulées sans aucune résistance du haut Commandement trop occupé à redistribuer les cartes des postes militaires stratégiques, tout en provoquant un statu quo gouvernemental. Le poste-clé de Ministre délégué auprès du ministre de la Défense nationale est occupé depuis mai 2005 par le général Abdelmalek Guenaïzia, un personnage effacé qui n'a jamais fait de vagues. On se souvient de sa discrétion alors qu'il était pourtant chef d'état-major durant la grave crise de janvier 92, avant de démissionner et de laisser place à Mohamed Lamari, le seul qui sera nommé au grade de général de corps d'armée. L'histoire semble se répéter et un site français (www.africaintelligence.com) proche de plusieurs services de renseignement, a annoncé un retour imminent de Mohamed Lamari «qui pourrait, lors d'un futur remaniement, prendre le poste de secrétaire d'Etat à la Défense»… en remplacement de Guenaïzia. Sous son aspect massif et brutal, Lamari est aussi un stratège et un calculateur qui a toujours affiché ses ambitions et su réviser ses jugements, notamment lorsqu'il a accepté l'introduction d'islamistes au gouvernement, alors que la presse le considérait comme un éradicateur féroce et intransigeant. Lamari est conscient d'avoir aussi servi, comme Khaled Nezzar avant lui, de paravent aux hommes de l'ombre du DRS qui l'ont toujours présenté comme un bourreau sanguinaire tout en effectuant de sales besognes derrière son dos. Le système de gouvernance et de pouvoir très conservateur progressivement mis en place par les généraux, depuis la mort de Boumediene, s'est construit autour de la personnalité d'un parrain puissant, gérant les intérêts et la sécurité des chefs de l'armée, la «diplomatie parallèle» et interlocuteur privilégié des puissances étrangères et des pays voisins. C'est Larbi Belkheir qui jouait ce rôle depuis le début des années 80. Le général Mohamed Betchine a voulu le remplacer dans l'ombre de Liamine Zeroual dans les années 90, avant d'être écarté en 1998 et de laisser place au retour de Belkheir. Depuis sa disparition, le général Mohamed Lamari veut s'imposer comme le nouveau parrain. Le possible retour de l'ex-chef d'état-major à la tête du ministère de la défense va aussi sonner le glas du patron du DRS, premier appareil que Lamari va chercher à contrôler en y plaçant un de ses hommes de confiance. De nombreux indices annoncent effectivement un changement imminent de gouvernement juste après l'adoption de la loi de finances 2010. La chute durable du prix du baril a considérablement réduit la manne pétrolière et le prix indexé du gaz, donc la marge de manœuvre dépensière de l'Etat. L'Armée veut récupérer les postes-clés de l'Energie, des Finances et de la Banque d'Algérie pour y placer ses hommes de confiance et gérer la rente pétrolière. Des chancelleries étrangères ont affiché ouvertement leur ras-le-bol de voir le «Terminator» Ahmed Ouyahia à la tête du gouvernement. Non seulement, il s'acharne à détruire le potentiel économique algérien, mais il a aussi gravement touché aux intérêts étrangers. Les dernières mesures très restrictives de la loi de finances complémentaire 2009 ont détérioré les calendriers des investisseurs étrangers et la rentabilité des activités industrielles et portuaires du bassin méditerranéen par la chute des importations algériennes. Profitant de la querelle algéro-égyptienne autour d'un match de football, Ouyahia veut mettre à genoux la filiale de téléphonie mobile Djezzy du groupe égyptien Orascom en lui imposant un redressement fiscal surréaliste de 600 millions de dollars. Il a ainsi l'incroyable prétention d'aider son ami et associé, Issad Rebrab, patron du groupe Cevital et tout petit actionnaire de Djezzy, à prendre le contrôle de cette filiale pour une bouchée de pain, avant d'effacer cette ardoise fiscale virtuelle. Ce faisant, Ouyahia a probablement signé la fin de sa carrière politique en s'attirant les foudres du patronat égyptien très proche des monarchies du Golfe, elles-mêmes très écoutées aussi bien de Bouteflika que des généraux. La toute récente tournée dans le Golfe du président égyptien Hosni Moubarak et l'intervention de «l'ami de Bouteflika», Cheikh Zayed Al Nahyan des Emirats Arabes Unis pour réconcilier l'Algérie et l'Egypte sont des signes qui ne trompent pas sur la mobilisation de l'artillerie lourde pour défendre le fleuron égyptien Orascom. D'autant plus qu'Ouyahia attise de façon malsaine le débat sur les contradictions identitaires algériennes en mettant en avant son origine kabyle comme Rebrab. Il y a aussi un signe dans la demande algérienne auprès du gouvernement britannique de retarder l'annonce de sa décision de ne pas extrader Rafic Khalifa. Ni Bouteflika, ni l'armée ne veulent le retour du golden boy à Alger, la reprise du procès et la poursuite du feuilleton judiciaire de révélations à scandale au milieu d'une nouvelle pléthore d'affaires de corruption encore plus graves qui ont détruit tout climat de confiance. Des rumeurs émanant de Londres font même état d'une négociation entre Bouteflika et les avocats de Rafic Khalifa pour son indemnisation, et d'une possible amnistie pour tous les condamnés détenus ou en fuite, comme les frères Keramane, ainsi que la clôture de toutes les autres enquêtes sur le groupe impliquant des personnalités du système. L'Armée voit aussi comme une grave menace l'incroyable prétention de Bouteflika de créer une dynastie et d'offrir la succession à son frère Saïd, dont l'agenda de fondation d'un nouveau parti à la conquête du pouvoir a été annoncé avant de se voir retardé. Il est aussi reproché à Bouteflika d'avoir réduit à néant tous les écrans de l'opposition politique et mis à nu le système de répression face aux émeutes populaires. La classe politique donne une décevante image d'usure, de lassitude et d'abandon de ferveur militante, au point qu'il ne reste plus que l'armée pour mettre un terme aux désastres politiques, économiques et diplomatiques de Bouteflika. Saâd Lounès