Ivan Krastev, président du Centre for Liberal Strategies, et Gleb Palvlovsky, président de l'Institut russe, scrutent la Russie post-Poutine, à l'occasion des élections présidentielles du 18 mars prochain.(*) Même si Poutine a encore de longues années à vivre, sa prochaine élection marque déjà «un transfert de pouvoir de sa génération à la ‘'génération Poutine'' (composée de politiciens arrivés à maturité et façonnés par sa norme)». Sa réélection annoncée, ce vendredi, qui doit le conduire jusqu'en 2024, au terme d'un quatrième et dernier mandat de six ans (il n'a pas l'intention de changer de Constitution), signe-t-elle une fin de règne ? Rien n'est encore écrit. Les deux auteurs avouent que l'exercice de prospective auquel ils se livrent n'est pas aisé : «Nous ne savons pas quand ni comment il va partir, qui le remplacera, ou dans quel environnement international la transition aura-t-elle lieu ?» «Pendant ce temps, le comportement des principaux acteurs politiques et économiques de la Russie ne sera pas défini par la présence du Président dans le système mais par l'attente de son départ.» Quel souvenir laissera Poutine à son pays ? Pour l'essentiel, quel que soit le degré d'ingratitude que recèle généralement le monde politique «il est peu probable que la Russie post-Poutine soit une Russie anti-Poutine». Néanmoins, l'avenir immédiat tient à un paradoxe : «Sa victoire marquera l'arrivée de l'ère post-Poutine dans la politique intérieure de la Russie — même si, comme il est presque certain, il reste le principal décideur de la politique étrangère russe.» Par «ère post-Poutine», il n'est nullement entendu un «changement de régime» — hypothèse «hautement improbable» car «contrairement aux fantasmes occidentaux, les Russes de moins de 25 ans font partie des groupes les plus conservateurs et pro-Poutine de la société». Fait symptomatique de l'empreinte de l'ancien officier du KGB sur le destin de son pays, «selon une enquête récente, 50% des garçons russes en âge d'être scolarisés rêvent de travailler pour les services de sécurité». Aussi, la marque de Poutine sur le cours des choses depuis qu'il préside aux destinées de la Russie est trop forte pour que les Russes s'en démarquent de sitôt : «De nombreux observateurs occidentaux ont du mal à comprendre que, pour la plupart des Russes, Poutine n'est pas simplement un Président mais le véritable fondateur de l'Etat russe post-soviétique. Depuis l'annexion de la Crimée par la Russie en 2014, les sondages d'opinion ont montré que les Russes considèrent Poutine comme une figure historique plutôt que comme un élu. Son rôle dans l'imaginaire populaire est comparable à celui des dirigeants de la libération nationale des années 1960 et 1970. Par conséquent, son successeur — quel qu'il soit — prétendra défendre l'héritage de Poutine même s'il a l'intention de rompre avec lui.» Toutefois, après le vote du 18 mars, «le comportement des principaux acteurs politiques et économiques russes sera défini non pas par la présence de Poutine dans le système, mais par l'attente de son départ». Quelle vision a cependant Poutine de la Russie qui lui succédera ? Les deux chercheurs soutiennent qu'elle sera façonnée par quatre facteurs. Le premier facteur est associé à une «Russie forteresse» : «Le premier d'entre eux est la conviction de Poutine que le pays fera face à un environnement international hostile et que ses rivaux utiliseront tous les moyens à leur disposition pour l'affaiblir et le fragmenter.» Aussi, ne s'étonnera-t-on pas que le Kremlin maintienne son «contrôle des industries stratégiques du pays et demeure très sélectif dans l'acceptation des afflux de capitaux étrangers, jugeant les mérites des grands investissements étrangers principalement du point de vue de la sécurité». Dans cette configuration «les entreprises privées s'en remettent aux intérêts de l'Etat». Le deuxième facteur tient à «la conviction de Poutine que la Russie n'a rien à gagner à imiter les institutions occidentales — autrement dit, la Russie devrait imiter ce que l'Occident fait (s'ingérer dans la politique intérieure) et non ce qu'il prêche». Le troisième facteur est la course effrénée aux nouvelles technologies forgée par la conviction de Poutine que «l'intelligence artificielle est l'avenir, non seulement pour la Russie, mais pour toute l'humanité. Celui qui devient le leadership dans cette sphère dirigera le monde». Le quatrième facteur est «la conviction de Poutine que la Russie n'a pas besoin d'un successeur unique — comme ce fut le cas sous Boris Eltsine — mais d'une génération qui lui succédera. Il voit la transition à venir comme un transfert de pouvoir de sa génération à la "génération Poutine'', composée de politiciens qui ont atteint leur majorité au cours du règne de Poutine et ont été façonnés par lui». La relève pèserait sur «un petit groupe de candidats» recrutés pendant la première décennie de son règne. Leur seul mérite est «d'avoir connu Poutine avant de devenir Président». Faute d'adopter un système totalement méritocratique, il favorisera «la loyauté personnelle envers le leader», avec toutefois la conscience aiguë «d'ouvrir le système pour augmenter ses chances de survie». Cela passe par «la promotion rapide des fils et des filles des hauts responsables de l'élite» qui ont la particularité d'étudier de près l'évolution de l'Occident tout en travaillant en Russie, principalement dans la sphère financière. «Pourquoi pensez-vous qu'après moi, le pouvoir en Russie doit obligatoirement revenir à ceux qui ont hâte de ruiner ce que j'ai fait au cours des dernières années ? Ce seront peut-être au contraire des gens qui voudront renforcer la Russie, lui assurer un avenir, jeter les fondations pour le développement des générations futures», a déclaré Vladimir Poutine dans une interview accordée à la chaîne américaine NBC. En politique étrangère, l'influence de la Russie au Moyen-Orient continuera de croître — au détriment des Etats-Unis. Au-delà de cette sphère d'influence, c'est avec Pékin que Poutine et ses successeurs envisagent les alliances les plus prometteuses : «L'alliance stratégique émergente Moscou-Pékin est le résultat le plus significatif de la crise actuelle des relations entre la Russie et l'Occident. Les événements de 2018 montreront l'engagement du Kremlin à lier son avenir économique à la Chine et à essayer de gérer le déséquilibre de pouvoir dans le partenariat en investissant dans les capacités militaires et en maintenant un profil international élevé.» Aussi, «la Russie aspire à être le principal courtier en matière de sécurité et de diplomatie en Eurasie tout en laissant à la Chine le rôle de leader économique». «Les Russes établissent parfois des parallèles entre les relations russo-chinoises et l'alliance franco-allemande, affirmant que la Russie, comme la France, est une puissance mondiale sécuritaire tandis que la Chine, comme l'Allemagne, est une superpuissance économique réticente à s'engager dans des opérations militaires.» Poutine a alors, tout logiquement, choisi de considérer la Chine comme un allié géopolitique plutôt que comme un concurrent. A. B. (*) Ivan Krastev, Gleb Palvlovsky, The arrival of post-Putin Russia, HTTP://WWW.ECFR.EU/ PUBLICATIONS/SUMMARY/THE_ ARRIVAL_OF_POST_PUTIN_RUSSIA