Dans cet espace hebdomadaire qui existe depuis plus de 10 ans, nous avons souvent publié des articles, des contributions, des analyses et des témoignages sur l'expérience de la Cour des comptes en Algérie. Récemment encore, il y a quelques semaines, une série du «Soir corruption» y avait été consacrée. Il y a unanimité — même chez une partie des pouvoirs publics —, à reconnaître que la Cour est gelée de fait depuis des années et que cette situation, qui a trop perduré, est lourdement préjudiciable notamment à l'exercice du contrôle des dépenses publiques. Pour faire jouer à la cour le rôle constitutionnel qui est le sien, les solutions existent, manque surtout la volonté politique au plus haut niveau de l'Etat. La déclaration du Syndicat national des magistrats de la Cour des comptes, rendue publique à l'issue de l'Assemblée générale du 9 mai dernier, contribue à relancer le débat et à dessiner les contours de ce que devrait être la Cour des comptes. Cette dernière devra à l'avenir répondre à l'exigence accrue de transparence sur les finances publiques en publiant notamment une part croissante de ses travaux. Nous mettons ci-dessous à la disposition de nos lecteurs quelques réflexions générales inspirées particulièrement de l'expérience de 200 ans de la Cour des comptes en France et d'autres expériences étrangères. Quelle Cour des comptes il faudrait reconstruire ? Djilali Hadjadj La Cour des comptes ( CDC) — comme d'ailleurs les chambres régionales ou territoriales des comptes dans leur domaine de compétence — est, d'origine, juge des comptes publics. Mais elle ne doit pas s'arrêter aux frontières de cet exercice juridictionnel, aussi éminent soit-il. Dès ses premières années d'existence, elle doit élargir le champ et la nature de ses interventions. Ce qui, malheureusement, n'a pas été le cas en Algérie. Mais ses missions, elles, ne devront pas cesser de se diversifier et de s'étendre au rythme de l'extension et des transformations de l'action publique. La CDC devra s'organiser pour être présente partout où un risque pour les deniers publics se fait jour. De par ses prérogatives, elle est censée contrôler l'ensemble des institutions qui, à un titre ou à un autre, participent au service public, répondent aux besoins de solidarité nationale ou assument des missions d'intérêt général en bénéficiant, directement ou indirectement, de taxes ou de prélèvements obligatoires : organismes de sécurité sociale, organismes faisant appel à la générosité publique ou bénéficiant de concours financiers publics, d'autres encore. Au traditionnel contrôle de régularité, pourrait s' ajouter — comme c'est le cas dans d'autres pays —, progressivement un contrôle de l'efficacité et de l'efficience des politiques menées. La CDC devra à l'avenir répondre à l'exigence accrue de transparence sur les finances publiques en publiant une part croissante de ses travaux. L'évolution doit s'accélérer les prochaines années avec une multiplication des rapports publics thématiques, notamment, et à titre d'exemple, avec l'évaluation des résultats des programmes budgétaires et la certification des comptes de l'Etat et des caisses de sécurité sociale. Ces nouvelles missions se structureront autour d'un substrat unique : les comptes. La CDC en est le juge et c'est sur eux qu'elle construira ses évaluations de la gestion. Cette nouvelle mission de certification confortera la CDC dans son cœur de métier. C'est assez dire que si les compétences de la cour doivent se diversifier, un équilibre doit être trouvé entre des missions diverses mais finalement complémentaires, car conçues comme les dimensions d'un même métier, le métier des comptes. Un statut de juridiction indépendante Ce métier des comptes est exigeant. Contrôler les comptes publics ce n'est pas contrôler les comptes d'une entreprise, aussi importante soit-elle. Contrôler les comptes publics ce n'est pas seulement vérifier des écritures, ou mesurer l'efficacité d'une administration. Contrôler les comptes publics, c'est servir l'Etat et les citoyens, et contribuer au respect de principes fondateurs de la démocratie et de l'Etat de droit. C'est pourquoi dès l'origine, il apparaît nécessaire d'entourer ce contrôle des garanties d'impartialité les plus fortes. C'est pourquoi dès l'origine, ce contrôle doit être confié à une magistrature. Ce modèle, que nous qualifions de juridictionnel, a fait ses preuves ailleurs. Il a également fait des émules dans d'autres pays. Néanmoins, il n'est sans doute pas illégitime de s'interroger. Pourquoi ce statut de juridiction, alors qu'en Angleterre ou aux USA par exemple, on fait la même chose avec un simple office administratif ? La cour ne travaillerait-elle pas plus efficacement si elle écartait ces méthodes de juge que d'aucuns jugeront surannées ? Ne serait-elle pas plus alerte en se débarrassant de cette pompe judiciaire qui risquerait de l'entraver ? La question mérite d'autant plus d'être posée que la fonction contentieuse pourrait tenir place moindre . A cette question, littéralement essentielle, les experts apportent deux éléments de réponse. La première est que la fonction juridictionnelle de la cour doit rester importante : il faudrait d'ailleurs qu'elle s'exerce dans toute sa plénitude. Principes d'impartialité et de rigueur La jurisprudence et les procédures juridictionnelles de la cour doivent évoluer, se moderniser et réserver une importance particulière aux droits de la défense et au principe de l'égalité des armes entre les parties, qu'il s'agisse de la procédure contradictoire, de l'impartialité de la formation délibérante ou de la publicité des audiences. Ce statut de juridiction est moins un privilège qu'une exigence. Il manifesterait la volonté d'accomplir les missions – toutes les missions, et pas seulement les missions juridictionnelles – selon les principes d'impartialité et de rigueur les plus exigeants. S'il faut appliquer tant les procédures contradictoires que les débats collégiaux aux activités de la CDC, c'est pour que ses observations s'appuient sur des pièces ou des documents irréfutables et non contestables, que le contrôlé puisse consulter et discuter, comme il peut vérifier, par la communication avant toute publication, que la juridiction a pris en compte les données et le contexte des actions publiques examinées, qu'il lui est d'ailleurs loisible d'exposer lui-même ou de développer dans la réponse qui sera publiée à la suite des observations de la cour. Ces procédures sont celles qui figurent désormais dans les normes internationales de qualité applicables à l'ensemble des institutions supérieures de contrôle, juridictionnelles ou non. Ce n'est donc pas seulement la fonction contentieuse de la cour qui justifie son statut de juridiction. C'est ce besoin d'indépendance, d'impartialité et de rigueur qui s'impose à toutes les institutions supérieures de contrôle et dont la matrice la plus achevée et la plus convaincante réside historiquement dans la magistrature. Voilà pourquoi la cour doit rester particulièrement attachée à son statut de juridiction et aux principes qui lui sont attachés. Ce qui ne l'empêchera d'accomplir un nombre croissant de contrôles, sur des masses financières toujours plus importantes, dans des délais toujours plus resserrés. La CDC montrerait ainsi qu'elle peut assumer, comme les institutions supérieures de contrôle étrangères, une mission de certificateur et apporter sa contribution à l'évaluation des politiques publiques. Elle montrerait que sa spécificité de juge des comptes n'est pas un handicap et qu'elle peut, au contraire, constituer un atout. Améliorer la gestion des carrières et adopter une charte de déontologie Les magistrats de la CDC doivent veiller à trouver le meilleur équilibre entre la liberté et la responsabilité, entre les droits et les devoirs. C'est dans le souci de conforter cet équilibre délicat qu'il faut mener les réformes indispensables : l'amélioration de la gestion des carrières (des personnels de contrôle comme des personnels administratifs), l'élargissement de la prestation de serment aux conseillers maîtres en service extraordinaire et aux rapporteurs, la création d'un conseil supérieur de la Cour des comptes, le renforcement du régime disciplinaire ou l'adoption d'une charte de déontologie. Il faut également à relever l'exigence du professionnalisme. Et pourquoi pas diversifier le recrutement et intégrer au sein même des équipes de magistrats de la CDC des experts venus, notamment, des plus grands cabinets d'audit. Il faudrait le faire tout en consolidant le statut des magistrats de la CDC. Il faudra chercher à amalgamer les compétences, à échanger. Ce qui ne dispensera pas de trouver les voies d'une expertise toujours plus pointue, d'un professionnalisme toujours plus fort. Mais qu'en est-il du positionnement de la CDC ? De par la Constitution, la cour a pour mission d'assister les pouvoirs publics. D'aucuns verront dans cette injonction une aporie, une contradiction sans issue logique : comment la cour peut-elle assister les pouvoirs publics en restant indépendante ? C'est sur ce point qu'il y aura le plus de pédagogie à faire pour montrer que la cour peut remplir sa mission d'assistance en restant indépendante, qu'elle peut, en d'autres termes, servir sans s'asservir. Le point est fondamental. Car cette indépendance est la condition de son utilité ; elle fait la valeur ajoutée des travaux de la cour. La nécessité de renforcer les pouvoirs de contrôle du Parlement Il n'est pas inutile d'insister, car à l'heure où l'on s'interroge sur les voies et moyens d'un fonctionnement équilibré et transparent des institutions de l'Etat, il y a la nécessité de renforcer les pouvoirs de contrôle du Parlement. La question de la mission d'assistance de la cour à ses côtés se pose donc avec une acuité toute particulière. Les modèles étrangers où les institutions supérieures de contrôle sont rattachées au Parlement sont alors parfois cités en exemple. Mais on fait beaucoup de contresens à leur égard et il ne faut pas se tromper de cible et c'est moins le positionnement des institutions supérieures de contrôle qui doit nous interpeller et guider nos réflexions que l'organisation mise en place par les différents parlements pour assurer des suites à celles des observations qui sont retenues. Car l'expérience montre que c'est moins la collecte de l'information et la conduite des contrôles qui font problème que leur exploitation. Car il faut rappeler que si la cour n'est pas organiquement rattachée au Parlement, elle pourrait être à l'avenir juridiquement et dans les faits déjà à sa disposition. Le Parlement pourrait par exemple demander à la cour toute enquête ou tout contrôle qu'il juge utile et la cour assisterait la commission des finances dans le cadre des missions de contrôle et d'évaluation. Le Parlement algérien (Assemblée nationale et Conseil de la nation) pourrait disposer des mêmes leviers pour actionner la Cour des comptes que les parlements étrangers à l'égard des institutions supérieures de contrôle qui leur sont rattachées. Il peut disposer d'autant d'expertise sur les sujets qu'il souhaite dans les délais qu'il a fixés dans la loi. Gage de crédibilité des travaux de l'institution Le statut de juridiction de la cour et son positionnement à égale distance entre le Parlement et le gouvernement ne fera donc nullement obstacle à cette nécessaire mission d'assistance. Au contraire. Ce statut, ses garanties, mais également les exigences qu'il fait peser sur la cour, constitueront un gage de crédibilité des travaux de l'institution. Il préservera une sphère où le contrôle ne se fait pas dans une perspective politique. Il ménage l'espace nécessaire à un contrôle mené sur des critères de régularité, d'efficience et d'efficacité et non d'opportunité. La liberté qu'exercerait effectivement la cour de fixer son programme garantira un contrôle qui ne dépendra pas seulement de l'agenda politique. Ce qui n'empêchera pas la cour de veiller à retenir des sujets qui correspondent à des enjeux décisifs pour le pays et sur lesquels elle peut apporter un éclairage original, des analyses pertinentes. Si la question n'est donc pas celle de la quantité et de la qualité de l'expertise disponible, elle porte bien plutôt sur l'utilisation que l'on en fait. Une conception «surplombante» du contrôle de la cour – à supposer qu'elle ait existé – fondée sur l'autorité même des règles dont elle vérifie l'application ne peut pas correspondre à l'attente des pouvoirs publics et de la société. L'effort doit être accentué pour renforcer et diversifier la compétence professionnelle de ses membres, rationaliser et expliciter des procédures plus largement ouvertes à la contradiction, prévenir tout conflit d'intérêt, gagner encore en clarté et en précision dans la motivation des décisions juridictionnelles et dans la formulation des observations et recommandations sur la gestion et les performances.