In�s tire un gros coussin du canap� et s�installe � m�me le sol, juste en face de la table basse. Elle croise ses jambes � que je suppose �lanc�es � dissimul�es sous sa djellaba, et s�assied en tailleur. Elle l�ve les yeux au ciel et porte ses mains sur sa t�te avant de me confier distraitement : �J�allais l�oublier !� En joignant le geste � la parole, elle d�croche l��pingle � nourrice plant�e sur le c�t� droit de son foulard. Elle la glisse entre ses l�vres pinc�es et d�voile sa longue chevelure �b�ne avant de d�poser l�attache sur le gu�ridon incrust� de nacre et encombr� du verre en cristal v�ritable dans lequel s�entassent des cuill�res � moka, � c�t� de la corbeille de p�tes d�amandes apport�e par la voisine Djamila. �Avec tout ce va-etvient entre le salon et la cuisine, la porte d�entr�e entrouverte, j�ai pr�f�r� ne pas l��ter��, pr�cise-t-elle, comme pour se justifier, tout en r�ajustant ses longues m�ches, effil�es en pagaille, qui se nichent naturellement au creux de son cou. (�) Zachary portait un bonnet de laine Hugo Boss. La capuche de ma doudoune camouflait la ligne de mes sourcils. Papa et maman, respectivement assis � notre gauche et � notre droite, grima�aient de froid. En arri�re-plan, l�affront du vent contre la mer, arbitr� par un soleil narquois roulant sur l�horizon. Install�s sur un banc de bois boursoufl� par l��cume et fissur� par l�usure du temps, nous posions. C��tait � Oran, deux semaines auparavant, lors du court s�jour en Alg�rie de mes parents. Hasni avait aimablement accept� d�immortaliser la sc�ne� (�) Zack et moi, assis face � l��cran de l�ordinateur, concentr�s � s�lectionner nos meilleurs clich�s pour actualiser notre blog, approuvons unanimement qu�il s�agit l� de notre plus beau portrait de famille. Le cr�puscule d�Oran est un spectacle tout aussi saisissant que l�aurore fleurissante sur la baie d�Alger. (�) Elodie Meunier� Oui, Elodie Meunier� Elle �tait fine, les yeux bleu-vert �meraude et les joues rondes. Un sourire ang�lique avec une voix cass�e qui chantait juste, elle avait toujours tout juste d�ailleurs. Ses r�sultats scolaires avaient cet incroyable don d�aiguiser mon esprit de comp�tition. Ses longs cheveux boucl�s suscitaient la jalousie. Personne ne pouvait s�emp�cher de les toucher, d�entrem�ler ses doigts sous les boucles d�un blond cendr� qui flottaient dans le bas de son dos. Entre elle et moi, rarement de disputes. Elle �tait constamment � mon �coute, � l��coute de mes passions, de mes �lans existentiels d�cha�n�s de mon c�ur �ternellement d�chir�. Puis recousu, en mille morceaux d�amour qui s��parpillent et qui s��garent dans le sillage �ph�m�re d�un papillon. Elle �tait mon �chappatoire, ma r�alit�, le langage de mes mots, les phrases de mon �me tourment�e. (�) Instinctivement, je m�accroche � son bras. R�flexe. Nous nous levons doucement, comme pour fuir ce qui ronronne sous nos pieds. Je n�y comprends plus rien, je sens un dragon enfoui sous terre, le sol de notre appartement se met � trembler d�un mouvement qui vient de loin, de tr�s loin et qui ne s�arr�te pas. Non, �a ne veut plus s�arr�ter. Lentement, les murs suivent la cadence, je per�ois Zack en double � un effet d�optique dont l�accommodation d�faillante m�insupporte � ma main se crispe sur son poignet. Je m�interdis de regarder tout autour. J�ai peur. J�ai le tournis. La secousse s�amplifie. Mon c�ur bat la chamade. Je n�ai qu�une seule id�e en t�te : chasser ce maudit dragon dont le souffle submerge tout Alger. (�) Ch�re Elodie, Comme tu le sais, d�sormais, je vis � Alger. Je suis mari�e � Zachary, l�homme qui a chamboul� mes projets et ma r�alit�. Un saut de l�ange de l�autre c�t� de la M�diterran�e. Durant les neuf mois pr�c�dant mon arriv�e, Zack et moi vivions une relation � distance sur Internet. Nos pseudonymes se sont crois�s par le plus grand des hasards et � un instant T sur le chat de Caramail. Neuf mois durant, l�amour s�est impos�, malgr� les contradictions que je m�infligeais. Neuf mois apr�s, j�ai largu� les amarres pour l�Alg�rie. Depuis, je ne suis plus jamais repartie� Mais je te promets de tout te raconter de A � Z, comme tu dis si bien. D�ailleurs, j�ai un cahier, une sorte de carnet de bord que je garde pr�cieusement et dans lequel j��crivais, bien avant de rencontrer Zack pour de vrai. Il me suffirait de te recopier certains passages. Tu dois sans doute sourire en murmurant que cela ne t��tonne pas plus que �a, moi qui avais pour habitude de tenir un journal intime alors que je n��tais qu�une adolescente� (�) Lieu : chat Caramail. Membres : plus de 50 000 connect�s. Salon : femmes + de 25 ans. Un peu gonflant � la longue d�ouvrir et de refermer cette fen�tre qui clignote en bas, en orange dans la barre des t�ches, surtout pour lire des �neries du style �tu baises ?�, �t�es habill�e comment ?�, �t�as une webcam ?� Quant aux traditionnelles pr�sentations du genre �bonjour, moi c�est Michel et toi ?�, �hello, tu vas bien ?�, tout �a vole un peu de travers et plane un peu trop bas. Mais Caramail a pens� � tout en mettant � la disposition des importun�s une petite case en gris clair dans laquelle est inscrit, en majuscule, le verbe �IGNORER�. Toujours est-il que les variantes pour engager une conversation ne se bousculent pas au portillon. L�encre de mon curseur est � sec. Je dois r�diger un article, � remettre d�s demain matin � la r�daction, sur le vernissage d�un artiste peintre. L�inspiration n�est pas au rendez-vous. (�) Je relis mes notes, je regarde l�heure, je pose un �il furtif sur mon dictionnaire des synonymes, je consulte mes mails, j�allume une clope, je croque dans une madeleine, je bois mon caf�, je relis mes notes, je rature les d�tails superflus, je tripote mes cheveux, je clique sur �fichier-propri�t�-statistiques � : 119 caract�res espaces non compris. La nuit s�annonce plut�t longue pour atteindre les 4 500 groupes de lettres exig�s. Je relis mes notes tout en imitant la majorette avec mon stylo entre les doigts. Et voil�, c�est reparti ! La fen�tre du bas, en orange, se met � clignoter� �Vous avez un message instantan� de Zackdiabolik�� J�ouvre ou je ferme ? Allez, je clique, rien que pour le fun� (�) L�impasse se creuse parce que l�amour virtuel et intensif ne suffit plus. La vitesse sup�rieure s�enclenche. Six mois sont pass�s. L�avenir nous convoque et il est sans appel : opter pour la r�alit� ou rompre pour tout oublier ? Aurais-je assez de courage pour faire machine arri�re ? Dois-je mettre un terme � cette souffrance ? Ne devrais-je pas me pr�server ? Pourquoi ne suis-je pas assez na�ve pour exclure l�int�r�t port� � la couleur de ma pi�ce d�identit� ? N�est-ce pas l�gitime que de lui interdire mon pays parce que j�ai peur du sien ? Ne suis-je pas trop folle si j�envisage de tout laisser tomber, pour aller le rejoindre l�-bas ? (�) T�tonner le terrain, oui, je n�ai que t�tonn� le terrain, �on s�est rencontr�s sur Internet, il s�appelle Zachary, il est Alg�rien, il vit � Alger�� Seulement, papa anticipa avec brio l��ventuelle trajectoire de mon destin. Les non-dits de mes intentions essuy�rent un refus cat�gorique. �Ma fille, il est hors de question que tu partes l�-bas !� �L�-bas�, oui l�-bas, le pays o� tu es n�, ton pays papa, mais alors, que caches-tu, d�o� viens-tu, qui es-tu vraiment ? L�abc�s pullule, il d�gouline et suppure comme une �vidence au rythme d�une bombe � retardement, dont l�identit� g�n�tiquement transmissible mute et se d�cline en particules h�r�ditaires condamn�es au silence. Mais de quel droit ? De quel droit papa ? (�) 15h30, a�roport Roissy Charles-de Gaulle, Paris. L�avion s�engage sur la piste de d�collage. J�ai les mains moites. J�ai envie de vomir. Je serre le d�pliant des consignes de s�curit�. Mais qu�est-ce que je fous l� ? Mes oreilles se bouchent. Les ailes de l�appareil percent les nuages. Je me sens perdue au beau milieu de nulle part, en imminente transition, en cours de mutation, paralys�e et suspendue dans l�infini n�ant. Je r�alise qu�au moment-m�me o� je regarde par le hublot, les d�s sont jet�s. Inutile de lutter, c�est trop tard. J�ai si longtemps esp�r� ce moment que je n�ai pas le droit de tout g�cher. Est-ce que Zachary sera l� ? Comment vais-je le reconna�tre ? Et si toute cette histoire n��tait qu�un traquenard ? Et si tout �a n��tait qu�un jeu, une partie de flipper virtuelle au cr�dit �puis� ? Un aller simple pour Alger de Vanessa Soltani Editions Lazhari Labter Collection Passe Poche 96 pages Prix 300 DA Vanessa Soltani sera pr�sente au Festival international de la litt�rature et du livre jeunesse pour signer son ouvrage, le samedi 29 mai 2010, sur le stand des Editions Lazhari Labter.