«C'est une triste chose de songer que la nature parle et que le genre humain n'écoute pas.» (Victor Hugo) «Des siècles et des siècles, et c'est seulement dans le présent que les faits se produisent.» (Jorge Luis Borges) Par Amirouche Moussaoui Le dérèglement climatique est désormais devenu le lot quotidien de l'humanité. Le mode de production capitaliste basé sur une croissance perpétuelle a implacablement accéléré l'atteinte des limites écologiques de la Terre, d'où le désordre climatique de ces dernières années. Mais du côté des gouvernements et des politiques, milieux supposément dotés d'une conscience épidermique, invraisemblablement, c'est «notre maison brûle et nous regardons ailleurs»(1) qui semble être de mise. L'être humain : une force tellurique De gigantesques incendies qui font rage un peu partout dans le monde (Suède, Japon, Grèce, etc.), causés par des températures anormalement élevées, des canicules de plus en plus intenses et fréquentes, qui affectent la moitié de l'hémisphère Nord (pays scandinaves, Etats- Unis, Québec, etc.), alors que plusieurs autres contrées (Mexique, Vietnam, Afghanistan, etc.) sont éprouvées par les ravages des inondations. Ce faisceau de catastrophes sont les évènements majeurs de cet été, et ce n'est que la bande-annonce de ce qui attend l'humanité, alertent les climatologues. La crise écologique est globale, elle est devenue durable. Les modes de production, de distribution et de consommation à l'œuvre en sont la cause. Depuis la révolution industrielle, l'activité humaine a profondément modifié l'environnement allant jusqu'à l'altérer de façon irrémédiable. Paul Crutzen, prix Nobel de chimie, pose l'hypothèse que l'on est sur le seuil d'une nouvelle ère géologique. Anthropocène est le terme choisi pour la qualifier. Ce brillant chercheur, qui s'est déjà illustré dans des travaux d'une portée décisive sur la couche d'ozone, soutient que l'espèce humaine est devenue une force géologique majeure dont l'impact rivalise avec celui des forces naturelles. La Terre se réchauffe à une vitesse alarmante. Par conséquent, de vastes territoires sont de plus en plus touchés par la sécheresse et la désertification (Afrique du Nord, Mexique, Ethiopie, Pakistan, etc.). L'impact est terrible sur l'agriculture et provoque des migrations massives. Des dizaines de millions de réfugiés climatiques sont déjà sur les routes (22 millions aujourd'hui, l'ONU annonce 250 millions en 2050). La hausse des températures est le phénomène le plus visible et le plus médiatisé. Cependant, il ne peut faire oublier les autres désordres planétaires causés par les activités humaines. La pollution des sols, de l'eau et de l'air, la fonte des glaciers, l'acidification et la montée des océans et des mers n'en sont pas moins graves. L'hypothèse d'une sixième extinction des espèces est largement documentée dans nombre d'études et de publications scientifiques. Gestation d'une tragédie annoncée La disparition des espèces s'accélère dans les écosystèmes terrestres et marins. L'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) — réseau mondial regroupant près de dix mille experts à travers le monde — recense 200 espèces de vertébrés qui se sont déjà éteintes. Une étude parue en 2014 et qui a fait la couverture de la revue scientifique Nature conclut que «c'est environ 10% ou davantage d'espèces et non pas 1% ou 0,1%» qui seront exterminées à cause du changement climatique. Volontairement plus sensationnaliste, National Geographic titrait la même année qu'«en 2050, le réchauffement climatique aura condamné à mort un million d'espèces». De plus, la montée des eaux est inéluctable. Elle est plus importante depuis le XXe siècle que lors des trois derniers millénaires en raison du réchauffement climatique. Le niveau des mers et des océans s'est rehaussé de 14 centimètres entre 1900 et 2000, de 8 depuis 1992(2), mais surtout son accélération est spectaculaire ces cinq dernières années. Les projections du Groupe intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) — une étude de référence sur le sujet — indiquent que limiter le réchauffement à 1,5°C au lieu de 2°C (par rapport aux niveaux préindustriels) permettrait de gagner 10 centimètres sur l'augmentation du niveau des mers et mettrait jusqu'à 10 millions de personnes à l'abri des inondations. Quand on sait que près de 40% de la population mondiale vit à moins de 100 km d'une mer ou d'un océan, on mesure le poids de la menace qui pèse sur l'habitat de millions de personnes. Les écosystèmes sont fortement et suffisamment affectés par la sécheresse qu'ils finissent par se transformer en zones désertiques de façon irrémédiable. Partout dans le monde, des régions sont en voie de désertification. C'est ce que démontrent des travaux récents publiés en début d'année dans la revue Nature Climate Change. Ce qui est surtout frappant, c'est la rapidité et l'ampleur de ces changements. Des répercussions du réchauffement climatique sur la production agricole, William R. Cline, économiste américain, indique que 29 pays en voie de développement (Moyen-Orient, Afrique du Nord, pays du Sahel, sud de l'Afrique, les Caraïbes) perdront 20% à 30% de leur production actuelle. L'organisation Oxfam sonne le tocsin et s'inquiète de son côté du «bouleversement croissant» qu'aura le changement climatique sur la sécurité alimentaire dans le monde, si rien n'est fait dès maintenant. Cap sur le pire : des inégalités sociales aux inégalités climatiques Les courbes de consommation des énergies fossiles, de l'utilisation des engrais et produits chimiques dans l'agriculture, des matières premières et de l'eau ont suivi une progression lente jusqu'aux années 1950, pour prendre ensuite une accélération fulgurante et enregistrer continuellement des augmentations exponentielles. En seulement deux décennies, des années 1950 aux années 1970, les pays industrialisés ont multiplié par cinq leurs importations de matières premières. À l'heure actuelle, plus de 80% de la consommation globale d'énergie est basée sur les énergies fossiles (pétrole, charbon, gaz naturel, uranium), estime l'Agence internationale de l'énergie (AIE). Or, l'utilisation de ces énergies non renouvelables est l'une des principales causes des émissions de gaz à effet de serre (80%) dans l'atmosphère. Par conséquent, le recours accru à celles-ci constitue une menace pour les écosystèmes. Ces derniers ont été altérés plus rapidement et plus profondément au cours de ces six dernières décennies que dans aucune autre période de l'histoire de l'humanité. Andréas Malm, dans son livre L'anthropocène contre l'histoire, récuse le discours sur le changement climatique qui est imprégné de références au genre humain en tant que tel ou à l'entreprise humaine en général. Pour cet universitaire suédois, le concept d'anthropocène est indifférent aux rapports de domination et aux inégalités sociales. Dans la dégradation du climat, A. Malm pointe plutôt la responsabilité du capitalisme productiviste adossé aux énergies fossiles. Il le désigne comme marqueur géologique de notre époque qu'il nomme «capitalocène» et réfute l'idée selon laquelle c'est toute l'humanité qui serait collectivement responsable du réchauffement climatique. Pour déconstruire un tel préjugé, il fournit quelques chiffres : de 1820 à 2010, la population mondiale a été multipliée par six alors que les émissions de CO2 l'ont été par 650. Les pays capitalistes riches (dits du Nord) qui représentent 18% de la population mondiale sont responsables de 72% des émissions de CO2. Les 45% les plus pauvres de la planète ont laissé une marque plus modeste (7%). Les inégalités contemporaines sont plus prononcées dans la plupart des modèles climatologiques qui anticipent les détériorations environnementales. Les premiers à subir les dégâts des catastrophes naturelles (tornades, inondations, tsunamis, etc.) sont les habitants des bidonvilles, des quartiers insalubres tout comme ceux relégués aux abords des terrains contaminés ou des zones inondables. Ce sont donc les régions insulaires, tropicales et côtières principalement, et les populations les plus pauvres essentiellement, qui seront les plus durement touchées par les dérèglements climatiques. Une étude de chercheurs américains a tenté de calculer le coût environnemental de la globalisation économique depuis 1961. Elle indique que les pays riches sont responsables de la moitié des dégradations subies par la planète mais n'assument que 3% des coûts. Les pays d'Amérique du Nord, d'Europe et du Japon consomment prodigieusement à eux seuls trois quarts des ressources et matières premières. Par conséquent, ils sont les premiers concernés par la diminution de la consommation des énergies fossiles et la réduction draconienne des émission des gaz à effet de serre. De la puissance tellurique à l'impuissance politique Le «futur climatique» s'est d'ores et déjà mis en place. Pour les prochaines décennies, l'humanité aura à faire face à un système écologique précaire. Elle connaîtra des situations climatiques inédites et radicalement nouvelles à l'échelle de son histoire, ne cessent les scientifiques de prévenir. Dans sa logique productiviste, le capitalisme dopé aux énergies fossiles a braqué le monde vers un avenir des plus incertains. Sa pression à produire, à accumuler et à consommer toujours plus a précipité la crise climatique et accentué significativement les inégalités sociales et climatiques. L'oligarchie(3) qui pilote, perpétue et globalise un tel mode réduit la société à des consommateurs et clients ou à des parts de marché. Pour M. Thatcher qui a inauguré l'offensive néolibérale des années 1980, «la société n'existe pas, il n'y a que des individus (...) qui s'occupent d'eux-mêmes». Cette classe dominante assujettit le monde entier à l'adoption d'un modèle de production, de consommation et d'échange qui épuise la nature et surtout menace dangereusement le seul écosystème compatible avec la vie humaine. En outre, la puissance et l'influence de l'oligarchie mondiale s'étend à un niveau géopolitique pour faire déraper des accords gouvernementaux sur l'environnement dont dépend l'avenir de toute la planète. La remise en cause des accords de Kyoto et de Paris sur le climat par les Etats-Unis — qui sont responsables d'un quart des émissions de gaz à effet de serre ! — en est l'exemple le plus éloquent. Si les signes du désastre écologique sont bien visibles, la part de l'écologie ou sa place dans les programmes et les actions des gouvernements est peu substantielle. Les politiques rafistolent ce qui peut l'être sous prétexte de contraintes budgétaires. Pays organisateur de la COP21 qui a débouché sur un accord mondial sur le climat, la France découvre sans préavis la démission de son ministre de l'Ecologie en direct à la radio, excédé par son isolement au sein du gouvernement. Il avoue être incapable d'expliquer l'indifférence générale de la société face à l'urgence climatique. Il ne saurait non plus expliquer l'inertie des gouvernements : sur les 180 signataires de l'accord de Paris de 2015 (COP21), neuf pays seulement ont soumis à l'ONU des programmes concrets pour limiter les émissions de gaz à effet de serre. Enfin, le ministre écologiste quitte le gouvernement non sans faire le constat fatidique que le capitalisme sous sa version néolibérale, sa logique du court terme et sous le diktat de la rentabilité financière est incompatible avec l'écologie. Pessimisme de la raison, optimisme de la volonté Ce 8 octobre, le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec)(4) a rendu public un rapport(5) qui compile les connaissances scientifiques sur les répercussions du réchauffement climatique. «C'est le plus important rapport scientifique sur le climat», estime la directrice de Greenpeace. Sans équivoque, les chercheurs confirment l'entrée de l'humanité dans une nouvelle ère géologique. Celle-ci est précipitée par l'empreinte colossale de l'être humain. Le réchauffement des trente dernières années, dont l'activité humaine est la cause principale, est inédit au regard des 1500 ans écoulés. Par conséquent, tous les écosystèmes de la planète sont affectés de façon irréversible. Par ailleurs, d'un point de vue géophysique, limiter le réchauffement mondial à 1,5°C est possible. Mais c'est évidemment impossible sans des changements politiques et un niveau de mobilisation complets, avertissent les rédacteurs du rapport. Cela implique impérativement des changements systémiques profonds et rapides, et des transformations de grande ampleur dans tous les compartiments de la vie (production, consommation, échanges, transports, agriculture, industrie, etc.). Plus concrètement, les émissions de gaz à effet de serre doivent baisser de 45% d'ici à 2030 (par rapport à 2010). La part des énergies renouvelables pour la production de l'électricité devrait passer à 80% d'ici 2050. En définitive, insiste le Giec, les préoccupations écologiques doivent devenir l'objectif politique de premier ordre des gouvernements. Miser sur une transition à petits pas n'est plus possible en raison du retard pris pour contrer les effets des dérèglements en cours. L'état d'urgence climatique est déclaré. Le Giec somme les gouvernements du monde entier, tel l'avertisseur d'incendie de Walter Benjamin : «Il faut couper la mèche qui brûle avant que l'étincelle n'attaque la dynamite.» A. M. Notes : 1) Discours de Jacques Chirac au Sommet de la Terre de Johannesburg de septembre 2002. 2) Nature Communications, février 2018. 3) Le sociologue Jean Ziegler, qui a été rapporteur spécial à l'ONU pour le droit à l'alimentation de 2001 à 2008, parle de dictature planétaire des oligarchies du capital financier. Le mouvement américain Occupy Wall Street cible les 1% les plus riches du monde. 4) Le Groupe intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) dépend du programme des Nations unies pour l'environnement. Ouvert à tous les pays membres de l'ONU, il est l'organe scientifique de référence sur le réchauffement climatique. 5) Le rapport du Giec contient 400 pages. Il a été conçu à partir de six mille articles scientifiques pour estimer les conséquences du réchauffement climatique sur les populations, les écosystèmes, la biodiversité, etc. Un «résumé pour décideurs» est une synthèse de quelques dizaines de pages destinée à tous les gouvernements du monde. Quelques références bibliographiques Les économistes atterrés, Changer d'avenir, réinventer le travail et le modèle économique, Les Liens qui Libèrent, 2017. Andreas Malm, L'anthropocène contre l'histoire, La Fabrique, 2017. Naomi Klein, Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique, Lux Editeur, 2015. Elizabeth Kolbert, La 6e extinction, Comment l'homme détruit la vie, Guy Saint-Jean Editeur, 2015. Alain Lipietz, Face à la crise, l'urgence écologiste, Textuel, 2009.