Je change de stratégie. Je ne veux plus passer mon temps à errer, comme ça, sans raison, à chercher à rencontrer des gens improbables. Depuis quelques jours, je ressens une certaine peur. Oui, une peur physique. Il est vrai qu'aller d'une contrée à une autre pourrait causer quelques ennuis. Les routes ne sont plus si sûres, de nos jours. Lors de mes pérégrinations, j'ai vu des gens fantastiques. Des gens en quête de quelque chose. De citoyenneté, surtout. Pour en parler en totalité, il me faut remplir des volumes et des volumes. J'ai peur de n'avoir pas assez de temps. Ni de courage. Ni de talent. Aussi, je décris les événements sans fioriture. A la manière d'un scribe. Je laisse de côté toute poésie. Je suis pris par un temps où le cœur n'a plus le cœur à dire les choses en vers. Je vois ça, lors de mes errances. Je vois de la souffrance. De la douleur. De la désespérance. «Eux», en haut, sont totalement coupés de la réalité du peuple. Ils vivent leur vie, entre eux, «Eux». «Eux» se sont barricadés dans une forteresse inexpugnable. Le peuple occupe le reste du territoire, un territoire en friche. J'avoue, ces derniers temps, je ressens une certaine peur. Je me sens suivi. Traqué. Epié. Suivi. Mon ombre, désormais errant à ma droite, refuse de se mettre derrière moi, affranchi pour toujours, m'a chuchoté, une fois : «La personne, engoncée dans un imper, n'arrête pas de nous suivre.» Remarquez, le «nous». Mon ombre se hisse à mon niveau. Comme si elle avait une consistance propre. Elle n'est que mon reflet. Un hologramme . Sauf que je pense que mon ombre a vu trop de films policiers. Je débloque, carrément. Avez-vous vu déjà une ombre se délecter du petit écran ? Tout est possible dans mon errance ! Ainsi, je ne suis plus seul à errer. Nous sommes deux, mon ombre et moi. C'est un peu «Eux» et le peuple. Je suis donc suivi. Qui pourrait suivre un errant comme moi ? Je ne soulève que poussière, soif, faim et solitude. Quoique maintenant je ne suis plus seul. Je peux papoter avec mon ombre. Je regarde alentour. Je ne vois rien. Mon regard ne rencontre aucun suiveur. Je demande à mon ombre de ne plus me faire peur. Je la subis assez. Je continue ma route, flanqué de mon ombre. La ville qui m'accueille utilise un parler particulier. Il y a comme une musique traînante derrière ce patois. Je m'installe dans un café. Personne ne fait attention à moi. Ni à mon acolyte, l'ombre affranchie. Je commande un kahoua, qu'on me sert rapidement. Mon ombre me tire par la manche. «La personne est là ; l'imper, aussi.» Le temps d'une gorgée de ce café corsé, cinq malabars se saisissent de ma frêle personne, me soulèvent tel un fétu de paille, me mettent la tête dans un sac, me sortent manu militari et me jettent dans un fourgon. Je n'ai pas eu le temps de dire «ouf». Ma tête cogne quelque chose de dur. Le véhicule démarre en trombe. Je suis immobilisé par des bras vigoureux. J'ai envie de vomir. Je n'y arrive pas. Je n'entends que le vrombissement du moteur, qui roule à vive allure. Je n'ai pas le temps de réfléchir. Je tente de soulever ma tête, je reçois un coup vif. Je crie de douleur. Une main obstrue ma bouche. J'entends me dire : «C'est ton jour, chien !» Le jour de quoi, nom d'un chien, justement ? Je me tiens coi. Je laisse venir. Mon ombre avait raison. J'étais suivi. Par qui ? Je ne suis qu'un errant qui recherche la vérité. Où est mon ombre ? «Ils» ne se sont pas saisis d'elle. Comment le peuvent-ils ? C'est une ombre. Ouf, un de nous est sauf. Je ressens une certaine libération. Ma peur était fondée. Le sixième sens, me dis-je. Le temps de cette cogitation, le véhicule s'arrête. Où suis-je ? Ma tête est toujours dans ce sac, qui m'étouffe. Je respire difficilement. «Ils» s'en fichent pas mal. J'essaie de parler. Je reçois un coup sur la tête. «Ta gueule», me dit une voix métallique. Je veux juste qu'on m'ôte le sac. Je veux de l'air. Je veux respirer. Je tombe dans les pommes. Je suis soulevé, comme un sac de patates. Je suis dans les vapes. J'entends et je ressens de l'agitation autour de moi. Je suis déposé brutalement. A peine ma tête hors du sac, je reçois une gifle, qui m'envoie valser aux quatre coins de la pièce. «Tu vas dire ta mère, aujourd'hui», me lance un des cinq malabars. J'ai vu des oiseaux tourbillonner autour de moi. Bêtement, je souris. Et curieusement, je n'ai ressenti aucune douleur. J'ai lu ça quelque par : on ne ressent plus une douleur qui dépasse un certain seuil. Les malabars sortent de la pièce, éteignent la lumière et me laissent cogiter. Je tremble de tous mes membres. Je claque des dents. J'essaie de me relever, titube et chute lourdement sur un sol glacé. Je dois me trouver dans un sous-sol. Où suis-je donc ? Qui sont ces malabars ? Je cherche à tâtons le mur, le trouve et m'y adosse pour retrouver mes esprits. «Je suis là ; n'aie pas peur ; c'est moi, ton ombre.» Je n'arrête pas de trembler de tout mon corps. J'ai froid. Je fais sur moi. C'est involontaire. «C'est toi ?» Comment a-t-elle fait, mon ombre, pour me retrouver ? Tout de même, je me sens ragaillardi. C'est le rôle d'une ombre de ne jamais abandonner son double vrai. «C'est le suiveur qui t'a cogné ; je l'ai reconnu.» Je ne comprends toujours pas. Je ne suis qu'un errant. Je cherche «ma» vérité. En somme, je ne suis rien. Un grain de sable. «Gros bêta, un grain de sable peut bousiller le mécanisme le plus sophistiqué», me crie à l'oreille mon ombre. Mais je ne veux bousiller aucun mécanisme. Je veux juste me sentir libre, aller où bon me semble et tenter l'errance philosophique. Pour finir, je veux m'isoler totalement du pays. Et écrire mes élucubrations ! Mon ombre finit par m'avouer : «Ce sont ‘'Eux'' qui te les envoient. ‘'Ils'' vont te faire souffrir. Dis-leur tout. La porte s'ouvrit brutalement. Des mains de fer m'empoignent férocement. Je me retrouve dans une autre pièce. J'y vois des tas de trucs inquiétants. «Tu vas dire ta mère», me dit à l'oreille mon suiveur, toujours engoncé dans son imper. On me jette sur une table. On verse sur moi de l'eau. On branche des fils sur mon corps. Un peu partout ! Et je me sens imploser. Je sens mes yeux sortir de leur orbite. Je sens mon cœur s'arrêter de battre. Je vomis mes entrailles. On remet du jus. Je danse le charleston sur la table. Je veux hurler. Je n'y arrive pas. «Tu vas dire ta mère. Tu vas dire ta mère…» Je me demande ce que fait mon ombre. Mon ombre aurait pu, tout de même, se mettre à mes côtés ; je l'ai assez traînée derrière moi. Je sens un chiffon m'obstruer la gorge. On verse de l'eau sur moi. Cette eau a un drôle de goût. Je l'avale. J'étouffe. «Tu vas dire ta mère. Tu vas dire ta mère…» Je reçois un coup de coude sur le bide. J'expulse l'eau, au goût douteux, de partout. Je dois être dégueulasse. Mais que fait mon ombre ? Où est-elle ? Je voudrais qu'elle assiste à mon calvaire. J'entends toujours la même voix, insistante, comme dans un rêve. «Tu vas dire…» Arrêtez, je vais tout vous dire, tout. Ce n'est plus la peine de continuer. Je vais tout vous dire. Je ne cacherai rien. Je dirai toute la vérité, ma vérité. «Ma mère, l'Algérie. Ma mère, l'Algérie. Ma mère, l'Algérie !» Y. M.