Auteur-compositeur-interprète, Ali Amran n'est pas qu'un simple passeur d'émotions. C'est un poète à part entière. Comme le Nobel de littérature Bob Dylan, comme son aîné Matoub Lounès, il accorde une attention particulière au texte chanté. Son talent réside d'ailleurs dans sa façon de fusionner la musique, qui est un langage des sentiments, et la poésie, ce langage savant qui sollicite l'intellect. Les chanteurs qui se limitent à la facilité sont légion. Ils placent des mélodies banales sur des paroles tout aussi banales qu'une oreille avertie oublie au bout d'une écoute. Ali Amran est, lui, exigeant vis-à-vis de sa personne. Il cherche, analyse, innove, expérimente, côtoie les risques et prend son temps. Le titre de son dernier album sonne, à lui seul, tel un poème abouti. Tidyanin, que voulait-il exprimer par là ? Les histoires ? Les événements ? Les aventures ? Les questionnements ? Le mot revêt tant de significations en kabyle qu'il invite à réfléchir. Réfléchir comme son auteur l'a fait pour donner forme à ses nouvelles chansons où il n'effleure pas les sujets, mais les dissèque. Cela se ressent dans le résultat final. Ça foisonne de partout. Ça séduit. Pour le dire de manière terre à terre, son travail nous scotche. On l'écoute en boucle jusqu'à en racler le fond. Tantôt folk ou pop, tantôt rock ou jazzy, Ali Amran sait être de son époque. Ses créations évoluent sur le chemin de la modernité et s'abreuvent à la source la plus pure de toutes les musiques actuelles : le blues. Le blues qui est parti, avec les esclaves, du continent africain vers l'Amérique et l'Europe pour ensuite conquérir, sous ses différentes variantes, le monde et les cœurs. En seulement cinq albums, le chanteur originaire de Maâtkas a montré que la chanson kabyle peut, elle aussi, emprunter des voies nouvelles. Il l'a arrachée au folklore où l'on travaille à la ghettoïser. Ali Amran, c'est donc des trouvailles sonores sublimissimes. Mais aussi des mots exquis, qui nous explosent comme des grenades à la face. Des expressions limpides, compréhensibles par tous et qui s'impriment naturellement dans nos esprits. Des expressions portant en elles, comme des chefs-d'œuvre absolus, la beauté véritable. Dans son dernier opus, avec force, Ali Amran dit la fragilité des êtres et leur finitude. L'exil qui nous emprisonne et nous libère. Toutes les choses tenues en laisse par l'éphémère. La vie qui nous file entre les doigts, comme des grains de sable fin. Ce vide envahissant parfois, dont la nature n'a pas horreur. Il chante nos fantômes qui nous assiègent quand ça ne va pas. Nos peurs multiples, nos limites et nos impuissances inavouables. Il chante nos mélancolies délicieuses. Notre histoire commune qu'on n'a pas su écrire correctement pour éclairer nos jours futurs. Il chante nos jalousies maladives, notre incapacité à être dans l'émulation et l'admiration des meilleurs d'entre nous. Mais s'il chante si justement l'exil, c'est parce que Ali Amran est, depuis de nombreuses années, partagé entre trois territoires : l'Algérie, pays de ses jeunes années, la France, son pays d'adoption, et la Finlande où il réside. S'il chante si bien la vie, il n'y a pas de secret, c'est parce qu'il la vit intensément. S'il témoigne ainsi, avec fidélité, de son temps, c'est parce qu'il jette des regards lucides sur notre passé, tout en demeurant attentif à ce qui se passe aujourd'hui. Tidyanin, l'album lumineux dont il vient d'accoucher, mérite d'être écouté, «adopté», y compris par ceux qui ne comprennent pas un traître mot de kabyle. Allez-y, vous ne serez pas déçus ! Il est déjà écouté dans des pays lointains. Son style y est apprécié. Ses messages de fraternité captés. Enfin, il faut se l'avouer, les Touareg ont pris de l'avance sur le plan musical. Ils écument les plus grandes scènes du monde entier. Ils s'y produisent, souvent à guichets fermés, face à des milliers de spectateurs conquis, à qui ils distillent des sets enivrants. Tant mieux ! Mais, désormais, avec des artistes comme Ali Amran, chez qui le texte écrit pour la page devient texte de chanson universelle, l'Afrique du Nord montre au monde une nouvelle facette de sa richesse culturelle. Pourvu que ça dure. Mohamed Aouine