En lançant ses hommes à la conquête de Tripoli, le maréchal controversé Khalifa Haftar a pris par surprise ses rivaux et la communauté internationale. Mais serait-il capable de s'emparer de la capitale libyenne ? La Libye se préparait pourtant à la tenue dans quelques jours d'une conférence nationale sous l'égide de l'ONU à Ghadamès (sud-ouest) censée établir une nouvelle feuille de route pour sortir le pays du chaos. M. Haftar, homme fort de l'Est, avait même rencontré en février à Abou Dhabi son rival Fayez al-Sarraj, chef du Gouvernement d'union nationale (GNA) basé à Tripoli et reconnu par la communauté internationale. Tous deux avaient alors convenu d'organiser des élections avant fin 2019 et de la formation d'un nouveau gouvernement dans lequel le maréchal sera représenté. Auréolé par ses succès militaires dans l'est et le sud libyen, le maréchal Haftar, qui dit contrôler la plus grande partie du pays, estime que «la conférence nationale (ou tout autre entreprise diplomatique de l'ONU ou d'autres parties) est un forum au sein duquel tous les acteurs doivent plus ou moins se montrer disposés à accepter sa suprématie absolue», estime Jalel Harchaoui, chercheur à l'Institut Clingendael de La Haye. «Comme le nouveau gouvernement négocié à Abou Dhabi n'a pas été annoncé, Haftar sentait qu'on s'approchait de la Conférence sans que les acteurs de la Tripolitaine ne lui soient suffisament soumis», selon l'analyste. «D'où le besoin ressenti de modifier les faits sur le terrain par la force militaire en Tripolitaine». Cette région, qui couvre la plus grande partie de l'ouest libyen y compris la capitale, est contrôlée par le GNA et ses alliés. Le maréchal Haftar a été indirectement encouragé dans sa quête par le «silence de la communauté internationale lors de ses précédentes opérations, notamment lors de son expansion dans le sud» où il a conclu des alliances tribales pour étendre son influence sans combats, affirme Tarek Megerisi, analyste au Conseil européen pour les relations internationales. D'ailleurs, faire coïncider le lancement de son offensive contre la capitale avec la visite en Libye du secrétaire général de l'ONU Antonio Guterres, pourrait être interprété comme un message de défiance. A l'inverse, Kaouthar Hassan, une analyste libyenne, juge que «Haftar a commis des erreurs majeures en sous-estimant la réaction des puissances étrangères». Pour des experts, le maréchal controversé surestime sa force et compte sur un effondrement rapide des groupes armés tripolitains avant l'arrivée de renforts pour les aider dans la bataille. Vendredi, il a subi un revers en perdant un barrage à 27 km à l'ouest de Tripoli pris quelques heures plus tôt par ses forces. Plus de cent combattants ont été faits prisonniers par un groupe armé venant de la ville de Zawiya (50 km à l'ouest de Tripoli). Le maréchal Haftar «n'est pas capable de mener rapidement la bataille de Tripoli. Il a essuyé déjà un revers moral en décidant, à la hâte, d'attaquer» ce barrage, estime l'analyste libyen Farhat Asseid. «Haftar n'est pas aussi fort qu'il le prétend et ne peut pas apporter la stabilité à la Libye», dit M. Megerisi. Pour l'analyste Tarek Megerisi, en dépit de sa machine de propagande efficace, le maréchal libyen «ne contrôle pas une armée au sens traditionnel du terme». L'Armée nationale libyenne (ANL) qu'il a proclamée «est une alliance fragile entre diverses milices aux intérêts tribaux, religieux et locaux autour d'un noyau de forces plus traditionnelles, elles-mêmes fortement compromises par des éléments salafistes», selon lui. «D'un point de vue institutionnel, historique et aussi du point de vue d'une neutralité tribale, il est pour l'instant impossible d'affirmer que Haftar a raison de présenter sa coalition comme une véritable armée avec une discipline relativement nette et une chaîne de commandement claire», renchérit M. Harchaoui. Comme il l'a fait lors de son offensive dans le sud du pays, Khalifa Haftar a tenté de conclure des alliances avec des tribus et groupes armés, en particulier au sud de la capitale, où ses forces ont pris position. «Haftar est en mesure de prendre la capitale à une condition : nouer des alliances fortes et efficaces avec certains groupes armés dans la capitale» qui permettraient à ses forces d'entrer «sans heurts» à Tripoli, affirme Ahmad al-Messallati, professeur de sciences politiques à l'université de Zawiya. Lavrov pour un dialogue sans «échéances artificielles» Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov s'est prononcé hier au Caire pour un «dialogue national» en Libye «sans échéances artificielles», l'ONU ayant appelé au maintien d'une conférence nationale en avril malgré une montée des tensions dans le pays. Samedi, l'émissaire de l'ONU pour la Libye, Ghassan Salamé, a annoncé lors d'une conférence de presse à Tripoli, vouloir maintenir cette conférence «à la date prévue», du 14 au 16 avril, malgré l'assaut lancé par le maréchal Khalifa Haftar, pour s'emparer de la capitale libyenne. «A l'instar de l'Egypte, nous souhaiterions que les Libyens décident eux-mêmes de leur avenir», a déclaré M. Lavrov au Caire lors d'une conférence de presse commune avec son homologue égyptien Sameh Choukri. Le chef de la diplomatie russe a appelé à un «dialogue inclusif» et «sans les échéances artificielles que certains essaient d'imposer (aux Libyens) depuis l'extérieur». M. Lavrov n'a pas précisé ni à quelles «échéances» il se référait, ni qui il visait dans cette déclaration. Vendredi, le Kremlin avait mis en garde contre une «reprise du bain de sang» en Libye et appelé à un règlement «pacifique et politique» du conflit. La Russie est «en contact avec toutes les forces politiques» mais ne soutient personne, a insisté samedi M. Lavrov, qui avait reçu M. Haftar à Moscou en 2017. De son côté, M. Choukri a affirmé que l'Egypte soutenait «l'unification de l'institution militaire» et des «institutions étatiques» en Libye. Le Caire se dit officiellement favorable aux efforts de l'ONU dans le processus politique en Libye. Mais les analystes considèrent que l'Egypte soutient activement le maréchal Haftar.