Les mesures dissuasives et les tentatives de réprimer les manifestants n'ont en rien affecté la détermination des Algériens qui se sont exprimés de manière plus forte hier pour faire de ce vendredi 12 avril l'un des points culminants de la protestation déclenchée le 22 février dernier. Abla Chérif - Alger (Le Soir) - Il y avait du monde, beaucoup de monde, «et la capitale n'aurait sans doute pas suffi à contenir la foule si les barrages n'avaient pas empêché les gens d'entrer à Alger», commente un marcheur ce vendredi. Comme de nombreuses personnes, il a préféré se diriger en début de matinée vers le centre-ville. «Pour éviter les bouchons et les éventuels empêchements, avec ce qui s'est passé cette semaine, on ne sait jamais», explique ce sexagénaire en prenant soin de ne pas laisser son drapeau (national) traîner par terre. «Celui-là (le drapeau) personne ne pourra me l'enlever», dit-il encore en regrettant que des éléments des services de sécurité aient procédé à la confiscation de l'emblème national en certains endroits. Le fait a été dénoncé la veille par plusieurs internautes affirmant ne pas comprendre la raison qui pouvait pousser à un tel procédé. «C'est un élément de la stratégie globale mise en place pour intimider, dissuader», commentent deux hommes d'un certain âge à la Grande-Poste. Les mesures prises pour affaiblir la mobilisation sont d'ailleurs au centre de toutes les discussions. On évoque en particulier les barrages filtrants dressés autour de la capitale pour empêcher les citoyens des wilayas environnantes de rejoindre Alger. «A l'heure où je vous parle (il est 12 h, des centaines de véhicules sont bloqués du côté de Lakhdaria, mes neveux et leurs amis sont là-bas, ils attendent depuis deux heures, mais cela n'avance pas, on ne les laisse pas passer», raconte un père de famille sorti manifester en compagnie de son épouse et de ses deux enfants. Les mesures ont été prises dès la veille. Jeudi, Info trafic Algérie avait publié des images et vidéos montrant de longues files d'automobilistes aux abords d'Alger. Beaucoup sont restés ainsi coincés tard dans la nuit. Des internautes ont déploré le fait que des familles comportant des personnes souffrantes sont restées coincées dans des tunnels où se sont accumulés les gaz toxiques des véhicules. Jeudi, toujours, les Algériens ont été frappés par le nombre de véhicules soumis à la fouille sur l'autoroute Est d'Alger. Les vérifications de papiers s'effectuaient en série durant la journée, puis l'inspection des malles des voitures est devenue quasi-systématique en fin de journée. Bloqués sur la route, les Algériens observaient les éléments de la Gendarmerie nationale déployés aux abords de Dar Beïda. Non loin de là, près des rames du tramway, une équipe de policiers procède à une fouille corporelle de plusieurs jeunes. Les mesures d'intimidation n'ont cependant pas eu raison de la détermination du mouvement populaire qui s'est mis en place. En début de matinée, des groupes de manifestants avaient déjà investi la Grande-Poste. Ces marcheurs ont réussi à dépasser les barrages filtrants dressés autour de la capitale. D'autres ont effectué un long trajet à pied. Ils ont passé la nuit sur place. Les groupes ont grossi au fur et à mesure pour former ensuite une foule immense à 12 h. La manifestation se mettait pourtant à peine en place. C'est à ce moment que tous les petits commerces hebdomadaires étalaient leur marchandise. Drapeaux, casquettes, écharpes et même ballons aux couleurs nationales ont la vedette. Mais on vend aussi de l'eau, des jus, des sandwichs… A ce moment, aucune tension ne règne. Les forces de l'ordre sont très peu visibles tout le long du trajet menant de la rue Hassiba vers le boulevard Amirouche. Un dispositif important est par contre stationné boulevard Mohammed-V. A la place Audin, les manifestants ont accroché d'immenses banderoles qui en disent long sur l'état d'esprit qui règne. «Ils nous ont répondu par le mépris», «Ils prennent des décisions sans nous»… Les pancartes hostiles à Bensalah sont généralisées : «Dégage», «Retourne chez toi, l'Algérie a ses hommes», «Comment osez-vous parler d'élections ?»… Des appels au départ immédiat des trois B, Bedoui, Bensalah et Belaïz sont lancés, des slogans hostiles aux ministres du nouveau gouvernement fusent de partout, on exige le «Départ de tous», des changements radicaux… Des réponses à Gaïd Salah sont également apportées (voir article). La foule continue à grossir. Il est 13h, les manifestants arrivent dans le calme. Les femmes sont très présentes, les enfants aussi. Les Algériens sont sortis en famille pendre part au nouveau vendredi de protestation. Vers 14h30, on observe de véritables déferlantes humaines rejoindre le centre-ville. L'ambiance est détendue, les manifestants pacifiques. Contre toute attente, un camion anti-émeutes active à cet instant son camion à eau. Il asperge deux fois la foule. La tension monte d'un cran. Enervés, des jeunes s'emportent et s'apprêtent à riposter. Des manifestants plus sages s'interposent pour éviter la confrontation. Un jeu de provocation s'ensuit, mais «Silmya» (pacifique) finit par l'emporter. La police se retire un moment après sous les applaudissements. Une heure plus tard, la situation prend une autre tournure. Des jeunes, sortis d'on ne sait où, décident de s'en prendre aux CRS qui viennent de tirer des bombes lacrymogènes pour tenter de disperser la foule. Ils jettent des pierres. Les forces de l'ordre répondent en usant à nouveau de gaz lacrymogènes. Ils tirent aussi des balles en caoutchouc. Des blessés sont enregistrés. Des véhicules stationnés non loin de là subissent les frais des heurts qui se sont déclenchés. Les véritables manifestants ont quitté les lieux. Des hommes vêtus de gilets oranges ou rouges déploient des efforts immenses pour calmer les gens et éviter que les affrontements se généralisent. La sagesse l'emporte, la détermination aussi. Des pancartes sont levées bien haut : «Notre force, c'est l'union», «Pacifique»… Il est 17 h passées, la manifestation du vendredi se poursuit. La mobilisation est inédite. A. C. Accusée de répression Les explications de la DGSN Accusée de réprimer les manifestations pacifiques, la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) a tenté hier de justifier le comportement des éléments de la police en portant à la connaissance des Algériens les faits suivants. Dans un communiqué, publié peu de temps après que la grande marche du vendredi ne prenne fin, la DGSN affirme ainsi que l'attitude observée chez les policiers depuis une semaine «n'est pas par essence répressive et n'a jamais été menée contre le citoyen et ses intérêts». Les faits, poursuit le même texte, sont justifiés par des éléments qu'il porte à la connaissance générale. Ainsi, peut-on lire, «pendant toutes les semaines, et chaque jour, des délinquants et autres malintentionnés ont été interpellés parmi les manifestants, dont certains tentaient d'écouler leurs marchandises prohibées, dérober les biens des citoyens, voire les harceler ou les agresser». Il indique également que «durant ces semaines, des étrangers venus spécialement pour attiser les tensions et pousser les jeunes à recourir à des formes d'expression radicales, en vue d'exploiter leurs images via les médias et sur les réseaux sociaux, ont été identifiés et interpellés, et leurs desseins dévoilés. Certains ont même été arrêtés en possession d'équipements sensibles, de substances psychotropes à effet hallucinogène, en quantités importantes, et qui agissaient en réseaux et sur des points ciblés». La DGSN annonce également «l'arrestation d'un groupe de terroristes fortement pourvus en armes et munitions, qui planifiaient de commettre des exactions contre les citoyens, profitant de la densité humaine générée par la mobilisation (…) et que les investigations entreprises ont permis d'établir que certaines armes détenues par ces criminels ont servi pour des assassinats perpétrés contre des membres des services de sécurité durant la décennie noire». Le communiqué nous apprend également que de nombreux citoyens se plaignent «des conditions de circulation et de mouvement, après que des attroupements permanents et irresponsables eurent obstrué leurs voies de communication et dégradé leurs conditions de vie normale, affectant leurs commerces, leur tranquillité et leurs occupations», avant de conclure que sur les réseaux sociaux, les débats citoyens sont intoxiqués par les manipulateurs de l'extrémisme idéologique et les enrôleurs des réseaux du terrorisme transnational, en quête de nouvelles recrues, agissant sur les expressions du mécontentement social, pour en faire des amorces d'un processus de radicalisation potentiel». A l'heure où le communiqué était publié, les forces anti-émeutes de la police évacuaient la place Audin des manifestants en usant avec force de tirs de bombes lacrymogènes entraînant ainsi une bousculade au cours de laquelle plusieurs blessés ont été enregistrés. Durant la journée, les Algériens avaient décrié fortement les barrages filtrants disposés tout autour de la capitale pour affaiblir la mobilisation hebdomadaire. Les citoyens ont également déploré l'usage des canons à eau, les méthodes d'intimidation et la confiscation de l'emblème national porté par des manifestants pacifiques. A. C.