Entretien réalisé par Badreddine Manaâ Rostane Mehdi est professeur de droit public et directeur de Sciences Po Aix. Naturellement, il ne pouvait rester insensible à ce qui se passe au pays. C'est à ce titre qu'il a bien voulu nous faire part de son analyse de la situation actuelle. Le Soir d'Algérie : Après dix semaines de manifestations à travers tout le pays, quel bilan en faites-vous ? Rostane Mehdi : Sans vouloir faire de comparaison inadaptée, je relève que les milliers de gilets jaunes qui parviennent encore à se retrouver le samedi dans les grandes villes françaises font pâle figure face aux millions d'Algériens qui, vendredi après vendredi, clament à travers tout le pays leur volonté pacifique mais inébranlable de changement. Le peuple a obtenu la démission du Président Bouteflika. Il ne s'agit là que d'un préalable, chacun ayant en vue le remplacement d'un système politique qui ne devrait aujourd'hui plus négocier que les modalités de son départ … Or, le blocage que nous constatons ne laisse pas entrevoir, du moins pour l'heure, de voies permettant d'atteindre rapidement et surtout sereinement (si l'on juge par le durcissement de la répression de ces dernières semaines) un objectif qui semble faire consensus dans la société. Le mouvement paraît donc être appelé à s'installer dans la durée ce qui pourrait, ne sous-estimons pas ce risque, en affecter, à terme, les chances de succès. Sous cet angle, il convient de ne pas se tromper de crise «de référence». En effet, la situation prévalant en Algérie depuis février fait bien moins penser aux «printemps arabes» qu'aux processus qui ont emporté les uns après les autres les régimes communistes d'Europe de l'Est et d'Union soviétique. C'est toute une société qui se lève pour exiger le départ d'un système disqualifié sans rémission possible. La crise n'a probablement pas atteint son acmé. A la manière dont se forme un cyclone, la puissance dévastatrice du conflit se renforcera à mesure que les positions en présence se radicaliseront. En cela, tous les ingrédients d'une crise totale sont réunis. On peut, sans grand risque d'être démenti, parler de mécanique révolutionnaire et cela pour plusieurs raisons. Il y a révolution lorsqu'un système perd sa cohérence, qu'il se délite et devient inexorablement illisible. Ainsi, rappelons qu'un système politique (quel qu'il soit) ne peut fonctionner qu'à la stricte condition d'être accepté par ses sujets. Comme le disait, mieux que je ne pourrais le faire, J.-J. Rousseau, «Le plus fort, n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir». Dans tous les cas, la doctrine de légitimité n'assure l'adhésion effective, c'est-à-dire «l'appropriation sociale des pouvoirs», des membres d'une communauté politique que si elle parvient à identifier des valeurs susceptibles d'être largement conçues comme fondamentales ou sacrées. Il est ensuite, frappant de constater à quel point ce système n'est plus capable de générer les moyens de sa propre évolution et plus encore de sa transformation. Enfin, la récurrence de marches massives et son articulation à une demande à la fois claire dans ses intentions politiques et adossée à quelques principes universels (dignité, justice, liberté), dont chaque citoyen a une intelligence au moins intuitive, marque le caractère révolutionnaire du mouvement à l'œuvre. Toutefois, la révolution suppose un aboutissement. Le recours à ce concept n'est donc pleinement justifié que si la protestation conduit effectivement à la chute du pouvoir contesté, de ses symboles et de sa Constitution. Comment percevez-vous l'évolution des mots d'ordre et des revendications des manifestants ? L'évolution des slogans traduit un durcissement progressif des revendications. Au fond, le pays a glissé d'une crise de régime, se cristallisant sur le refus d'un impossible cinquième mandat, à une crise du système constitutionnel dans son ensemble. Le scénario consistant à aller vers une élection présidentielle en juillet prend l'eau de toutes parts. Il ne manquait probablement pas d'intérêt à condition qu'il se déroule avec toutes les garanties requises. C'est de cela que doutent précisément de larges pans de l'opinion publique. Confier aux bons soins d'un régime finissant l'organisation du scrutin qui scellera sa disparition, manque singulièrement de crédibilité. Il est vrai que j'ai, pour ma part, toujours douté de la pertinence d'un scrutin présidentiel à cadre constitutionnel constant sauf, je le répète, à ce que l'élection se déroule selon des modalités assurant une pleine transparence et un respect scrupuleux de la volonté du peuple. Personne ne peut y croire. L'Algérie est engagée dans une phase avant tout politique qu'il serait hasardeux de réduire à un exercice de pure technique constitutionnelle. En effet, il faut éviter une lecture formaliste faisant la part belle, jusqu'à l'absurde, à un juridisme totalement déconnecté des réalités. La démocratie ne peut se confondre, comme c'est le cas depuis des décennies, avec une collection de règles formelles et procédurales ne masquant plus les atteintes quotidiennes au développement des libertés. La Constitution actuelle doit fournir un point d'appui au changement de système mais nullement l'entraver. L'article 102 a rendu les services qu'on en attendait, le départ du président de la République, il faut maintenant passer à autre chose et se tourner vers les articles 7 et 8, c'est-à-dire assurer le retour au peuple souverain. Estimez-vous qu'une 2 ème République, comme réclamée par les manifestants, soit possible ? Le passage à une «deuxième République» témoignerait, compte tenu des circonstances et du degré d'exigence du peuple, d'un véritable changement de paradigme, c'est-à-dire d'un renversement du centre de gravité de la représentation dominante. L'historien des sciences américain T. Kuhn évoque à cet égard une rupture elle-même fruit d'une «anomalie», conduisant à une inversion du rapport de déférence. En d'autres termes, la révolution politique si elle aboutit entraînera immanquablement une révolution juridique dont l'avènement de la deuxième République serait l'expression la plus sûre. Quels sont les moyens les plus rapides et les moins coûteux pour y parvenir ? Avec la prudence qui sied à tout exercice prédictif, on peut ébaucher quelques pistes de réflexion en partant de l'hypothèse que l'exclusion des tenants du système est peu ou prou inéluctable. A cet égard, il est indispensable de définir rapidement les conditions techniques et procédurales permettant d'envisager l'écriture de la nouvelle Constitution. Cette tâche doit-elle incomber à une assemblée élue ou revient-elle à un groupe plus restreint de personnes investies du pouvoir d'organiser la transition et lui-même secondé par un gouvernement technique ? Pour des motifs d'efficacité, cette seconde option serait la plus opératoire. Le rôle de chacun doit être précisé. Aux technocrates, la gestion des affaires courantes et le maintien à flots d'une économie que les turbulences à venir finiront de fragiliser. A l'instance de transition, de travailler à l'avènement de cet Etat de droit que les Algériens appellent clairement de leurs vœux. A défaut de la désignation d'une Assemblée, l'instance de transition assumerait donc une compétence constituante sans jouir d'une légitimité démocratique directe. Il est cependant possible de compenser les effets de cette faiblesse initiale par le haut degré de probité, d'intégrité et de compétence technique de ses membres qui doivent prendre l'engagement de s'effacer une fois leur tâche achevée. Le pays se trouverait, pendant la période d'élaboration du texte constitutionnel, dans une situation insolite mais parfaitement courante dans ce type de circonstances (l'Histoire ne manque pas d'exemples). Il appartiendrait à l'instance de transition d'adopter des règles provisoires, que l'on appelle parfois «petites constitutions», dont l'objet est, en substance, d'assurer la continuité de la vie nationale. Une fois achevé le long et minutieux travail d'écriture, le texte de la Constitution devrait être approuvé par les membres de l'instance puis soumis à une ratification des citoyens par référendum. On le voit, le parcours sera long et sans doute semé d'embûches. Quel rôle pour l'ANP dans cette conjoncture ? Rappelons d'abord que les missions de l'ANP sont actuellement définies par l'article 28 de la Constitution. Elle est chargée d'assurer de manière permanente la sauvegarde de l'indépendance ainsi que la défense de la souveraineté nationale. Elle assure également la défense de l'unité et de l'intégrité du territoire de la République. Des dispositions qui laissent donc à penser que l'armée n'est appelée, en dehors de ce cadre, à jouer aucun rôle politique. Il faut évidemment tenir compte de la réalité des forces sociales et politiques en présence. Dans ce contexte, chacun doit assumer sa part de responsabilité. L'armée, dont le chef d'état-major paraît avoir choisi, non sans une certaine ambiguïté, le parti du peuple, est la seule à pouvoir garantir matériellement la stabilité et la sécurité nécessaires au déploiement d'un processus de transition auquel elle n'a pas vocation à participer. L'opposition quant à elle doit sortir des limbes. Elle doit s'incarner dans des personnalités intègres, respectées et surtout capables de négocier le départ définitif d'un système à bout de souffle puis de mettre la transformation du pays sur les rails. Selon vous, la solution doit être politique ou constitutionnelle ? Les deux logiques sont indissociables. L'objectif, du moins tel qu'il est décliné par la population marche après marche, est l'instauration d'un Etat de droit démocratique se définissant lui-même par référence à des valeurs, au nombre desquels figurent en bonne place les droits fondamentaux de la personne humaine et le droit à une protection juridictionnelle sans laquelle la garantie des premiers serait illusoire. L'adhésion au constitutionnalisme moderne reste, on le sait, une voie difficile et exigeante. L'Etat de droit n'est pas seulement tenu au respect de ses propres lois, il doit se conformer à des principes supérieurs. Dans cette perspective, la Constitution vise à assurer un équilibre des pouvoirs, notamment par l'institution de mécanismes de contrôles réciproques et de contre-pouvoirs. Nulle autorité ne doit bénéficier de quelque immunité que ce soit mais, au contraire, toutes sont comptables, à un titre ou un autre, devant une justice indépendante et crédible. La Constitution proclame les droits et libertés fondamentaux des personnes et institue des garanties judiciaires propres à leur sauvegarde en cas de violation. Le juge doit garantir, fût-ce en s'opposant à des pouvoirs eux-mêmes démocratiquement légitimés, la prise en considération de ces valeurs sociales essentielles qui constituent le substrat philosophique et politique du système. Au-delà, l'Etat de droit suppose l'acceptation, comme principe cardinal, d'une éthique de la délibération et d'une culture du compromis. Nulle société ne peut vivre en état de guerre civile permanente. Les mutations sociales appellent, selon des processus d'ailleurs multiples, une évolution des principes légitimant l'autorité. Il appartient donc à l'Etat, par une pratique responsable de l'autorité, de jeter les bases d'une relation confiante entre citoyens et gouvernants. Il doit, en outre, se doter d'institutions capables de prendre, en toutes circonstances, leur distance avec des intérêts catégoriels. La création de ces instances non majoritaires assure une démocratisation bien comprise par un endiguement de logiques politiques contingentes et des variations électorales (juridiction constitutionnelle, banque centrale, autorités administratives indépendantes…). L'utilité publique et l'intérêt général auront ainsi toujours le dernier mot. L'édification d'un Etat de droit, particulièrement dans un contexte de crise politique aiguë, reste une gageure. En Algérie, comme ailleurs, la réussite de cette entreprise est hypothéquée par plusieurs risques : - L'ordre ne doit pas devenir un alibi pour éteindre la liberté naissante. - Les pouvoirs issus des bouleversements révolutionnaires doivent se prémunir des dérives majoritaires. Tout dirigeant gagnera à méditer les propos qu'A. de Tocqueville tenait sur la «tyrannie de la majorité» dont on se souvient qu'il s'interrogeait en ces termes : «Qu'est-ce donc qu'une majorité prise collectivement, sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu'on nomme la minorité ? Or, si vous admettez qu'un homme revêtu de la toute-puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n'admettez-vous pas la même chose pour une majorité ? Les hommes en se réunissant, ont-ils changé de caractère ? Sont-ils devenus plus patients dans les obstacles en devenant plus forts ? Pour moi, je ne saurais le croire ; et le pouvoir de tout faire, que je refuse à un seul de mes semblables, je ne l'accorderai jamais à plusieurs.» - Le refus de l'amnésie doit être une priorité car rien de durable ne se construit sur l'oubli. Une concorde sans confrontation au passé est, à long terme, vouée à l'échec. La réconciliation est impossible si on laisse se répandre dans les méandres de la mémoire collective le venin de l'impunité. Cet élément devrait inciter les autorités nouvelles à explorer, dans un second temps, les voies de la justice transitionnelle. - Les dislocations communautaires dont le risque est accru du fait de la réactivation de lignes de fracture parfois anciennes et tous ordres. - Les exigences du développement économique dont on sait qu'elles ont trop souvent servi à justifier que l'on prive le peuple de ses droits politiques. Comme si la prospérité ne pouvait se concevoir sans la liberté. L'adoption de modes de scrutin assurant une représentation équitable des forces en présence, l'impartialité d'une justice constitutionnelle assumant effectivement les missions qui lui sont confiées, la vigueur d'une vie associative se développant à l'abri d'une législation libérale, une décentralisation audacieuse sont autant de moyens que le droit offre de prévenir efficacement la survenance de tels risques. Quelle peut être la crédibilité de la campagne anti-corruption actuellement en cours ? On assiste, en effet, à un réveil stupéfiant (au sens le plus strict du terme) de l'institution judiciaire. Dans un subit sursaut de conscience, très médiatisé, elle a procédé, au cours des dernières semaines, à de nombreuses auditions et à l'émission de plusieurs mandats de dépôt exclusivement délivrés à l'encontre de personnalités du monde économique. Je crains que tout cela n'ait pas grand-chose à voir avec la justice mais tienne plutôt d'une logique de règlements de comptes internes au régime. Une justice expéditive a tôt fait de devenir liberticide et, au fond, dangereuse pour l'idée de Justice elle-même. La justice a donc besoin de sérénité pour être impartiale. Il y a dans la situation présente une inversion troublante de l'ordre logique des facteurs. Voilà un système contesté qui confie à une justice aux ordres le soin d'éradiquer un fléau qu'il a lui-même laissé prospérer des années durant. La crédibilité d'une campagne anti-corruption dépend du respect d'un certain nombre de critères. Elle doit être initiée par des institutions dont la légitimité n'est pas contestable et l'indépendance de jugement constitutionnellement garantie. On en revient donc à la question centrale de la rupture constitutionnelle. Autrement dit, il est inconcevable que des actes aussi lourds de conséquences (envoyer une personne en prison est tout sauf anodin) puissent être adoptés à un cadre constitutionnel constant. L'indépendance des juges est consubstantielle de l'Etat de droit. C'est, par exemple, l'un des piliers de la démocratie britannique l'une des plus anciennes du monde. La limitation du pouvoir royal, en 1701, s'est traduite notamment par le renforcement de l'autorité des juges. Cependant, celle-ci n'est acceptable que si elle est contrebalancée par l'habeas corpus confortant le respect des droits de la défense. Ce diptyque est au cœur de toutes les démocraties modernes. Il ne s'agit donc nullement de promettre l'impunité à des gens qui ont peut-être violé les lois de leur pays mais plutôt de leur assurer, comme à chacun, le droit à un procès effectivement équitable conduit par une justice indépendante et impartiale. Pour l'heure, on en est très loin. La situation actuelle en Algérie suscite-t-elle des craintes chez les pays voisins, notamment en Europe et au Maghreb ? Les réactions à la situation actuelle oscillent entre maladresse, silence embarrassé et précipitation (à cet égard, il suffit d'évoquer l'empressement du président Macron). Il est vrai qu'une déstabilisation durable de l'Algérie ne manquerait pas d'avoir des conséquences géopolitiques majeures pour le pays, le Maghreb et bien au-delà. L'onde de choc se propagerait à l'ensemble de la Méditerranée occidentale. La peur de l'exportation dans des pays où la diaspora algérienne est nombreuse d'une confrontation politique dégénérant en affrontement violent ; une migration massive et soudaine ; un embrasement de la zone par réactivation de conflits de basse intensité (les tensions algéro-marocaines ne se sont guère atténuées) ; des menaces sur la sécurité des approvisionnements en gaz naturel et en pétrole… La liste est loin d'être exhaustive. Ce contexte est donc particulièrement anxiogène pour tous les voisins de l'Algérie. B. M.