Pour le prix Nobel d'économie, professeur à l'Université de Colombia, il n'est pas étonnant que Trump s'attaque à « l'agenda socialiste démocratique » : cette perspective devient désormais « attrayante ». C'est le titre de sa chronique publiée le 8 mai dernier dans The Washington Post.(*) Aux yeux du chef actuel de l'exécutif, le sénateur démocrate de gauche, le sénateur du Vermont, Bernie Sanders, qui se réclame du « socialisme démocratique » ressemble au « dictateur vénézuélien Nicolás Maduro ». Pourtant, ironise Stiglietz, « personne aux Etats-Unis ne préconise une prise de contrôle par le gouvernement de mines de charbon ou de gisements de pétrole — ni Ocasio-Cortez, ni Sanders, ni personne ». Alexandria Ocasio-Cortez, représentante du 14e district de New York à la Chambre des représentants, incarne elle aussi la nouvelle vague démocrate qui se revendique du socialisme démocratique. Stiglitz avoue refuser d'adopter le concept de « socialisme démocratique – qu'il situe « légèrement à droite du centre des sociaux-démocrates européens » —« , lui préférant celui de « capitalisme progressiste » pour désigner les programmes légitimes « visant à limiter les excès des marchés; rétablir un équilibre entre les marchés, le gouvernement et la société civile; et en veillant à ce que tous les Américains puissent atteindre la classe moyenne ». L'expression souligne que « les marchés et les entreprises privées sont au cœur de toute économie prospère », mais elle ajoute également que « des marchés sans entraves (régulation) ne sont ni efficaces, ni stables, ni équitables ». A ses yeux, pour que le « capitalisme progressiste puisse sauver le libéralisme et préserver le capitalisme de lui-même », il convient de garantir « la volonté politique qui le sous-tend ». « Les recherches menées au cours des 40 dernières années ont expliqué pourquoi les marchés ne généraient pas, à eux seuls, d'avantages économiques croissants pour tous. Adam Smith, fondateur de l'économie moderne, a compris comment, si elles n'étaient pas réglementées, les entreprises conspireraient contre l'intérêt public en augmentant les prix et en comprimant les salaires. » La déréglementation en cours depuis le milieu des années 1990 a permis à des entreprises dominantes d'ériger des barrières à l'entrée des marchés pour consolider leur emprise sur lesdits marchés. Le siècle qui débute n'échappe malheureusement pas à cette tendance : « Vingt ans après le début de ce nouveau siècle, les preuves empiriques sont accablantes : il y a une concentration croissante des marchés, secteur après secteur, avec des bénéfices croissants et des marges en hausse sur les prix. » Pour Stiglitz , la nouvelle génération de socialistes démocrates américains préconise, à juste titre, un modèle qui réclame une intervention « conséquente du gouvernement dans la protection et l'inclusion sociales, la protection de l'environnement et les investissements publics dans les infrastructures, la technologie et l'éducation. » C'est, par ailleurs, une génération sensible à la protection des consommateurs et usagers du Net, à l'occasion de « la collecte de données par les nouvelles entreprises de haute technologie ou la prise de risque excessive par les banques dans la période précédant la crise financière de 2008 .» Le standing attaché aux couches moyennes est aujourd'hui fortement compromis dans l'enseignement supérieur où l'endettement des étudiants atteint déjà 1 500 milliards de dollars, le logement, l'accès à l'emploi (pour tous ceux qui sont en mesure de travailler) et les programmes de retraite. Loin de toute considération idéologique, Stiglitz rejoint les revendications pragmatiques du « socialisme démocratique » pour assurer une vie décente à tous les Américains, ou pour lutter contre le changement climatique. La dimension démocratique reste toutefois au cœur du nouveau projet de société : « La démocratie est un élément clé de l'agenda socialiste démocratique. La démocratie, c'est plus que des élections tous les quatre ans. Elle comporte des systèmes de freins et de contrepoids — garantissant que personne, pas même le Président, n'a de pouvoir absolu — et une conviction profonde que personne ne peut être au-dessus des lois. Elle comprend également des protections des droits des minorités, un congrès et des médias sains obligeant tout le monde à rendre des comptes. Mais elle engage également une représentation équitable, non un système de répression des électeurs, de charcutage électoral (gerrymandering) et de politique dominée par l'argent, où les vues de la minorité peuvent dominer la majorité .» Peu importe comment on appelle alors pareil système, « c'est une combinaison attrayante », conclut l'éminent auteur. Un autre universitaire américain de renom avait préalablement ouvert la voie à cet optimisme : E. J. Dionne Jr., professeur à l'université publique de Georgetown, chercheur principal en études de la gouvernance à la Brookings Institution, par ailleurs éditorialiste dans le même quotidien. E. J. Dionne Jr est carrément convaincu que Trump a déjà perdu sa guerre contre le socialisme.(**) Rappelant le propos de l'avocat du New Deal (« l'agenda refoulé du passé progressiste »), Jerome Frank, il écrit : « Nous, les socialistes, essayons de sauver le capitalisme, et les capitalistes blessés ne nous laisserons pas faire. » C'est particulièrement le cas de Donald Trump qui, dans son discours sur l'état de l'Union, s'est présenté comme Horatius sur le pont se dressant contre la Menace Rouge : « Nous renouvelons notre détermination à ce que l'Amérique ne soit jamais un pays socialiste » — même s'il reconnaît que de « nouveaux appels à adopter le socialisme» sont enregistrés. Il avait raison de s'inquiéter : plus de 12 millions de voix se réclamant explicitement du socialisme démocratique ont été enregistrées lors des primaires présidentielles démocrates de 2016. Plus récemment, des sondages crédibles donnent Sanders devant Trump s'ils devaient s'affronter en 2020. « Les jeunes Américains, en particulier, sont plus enclins à associer le ‘'socialisme'' à de généreux Etats garants de l'assurance sociale qu'à des bottes et des goulags. La Suède, la Norvège et le Danemark sont tout sauf des endroits effrayants. « L'enquête PRRI American Values Survey de 2018(***) a fourni aux réponses deux définitions du socialisme. L'une d'elles le décrit comme « un système de gouvernement qui fournit aux citoyens une assurance maladie, une aide à la retraite et un accès à l'enseignement supérieur gratuit », essentiellement une description de la démocratie sociale. L'autre réponse l'associe à sa version soviétique: « Un système dans lequel le gouvernement contrôle des éléments clés de l'économie, tels que les services publics, les transports et les industries de communication .» La majorité associe le socialisme à ses acquis sociaux plutôt qu'à sa face sombre : « Vous pouvez dire que le socialisme est en train de gagner la guerre de l'image : cinquante-quatre pour cent ont dit que le socialisme concernait des avantages sociaux, tandis que seulement 43% ont choisi la version qui insistait sur la domination du gouvernement. « Les Américains âgés de 18 à 29 ans, quels que soient leurs souvenirs de la guerre froide, sont encore plus enclins à définir le socialisme comme une démocratie sociale : 58% d'entre eux ont opté pour l'option douce et 38% pour la dure.» A. B. (*) Joseph E. Stiglitz, «A ‘'democratic socialist'' agenda is appealing. No wonder Trump attacks it», Washington Post 8 mai 2019. https://www.washingtonpost.com/opinions/a-democratic-socialist-agenda-is-appealing-no-wonder-trump-attacks-it/2019/05/08/f3db9e42-71a2-11e9-9eb4-0828f5389013_story.html?utm_term=.4f44f729489d (**) E. J. Dionne Jr., «Trump's war on socialism will fail», Washington Post, 8 février 2019 https://www.washingtonpost.com/opinions/trumps-war-on-socialism-will-fail/2019/02/10/b6fe3a6a-2be4-11e9-b2fc-721718903bfc_story.html?utm_term=.8d0300b4d9ab (***) Le Public Religion Research Institute (PRRI) est une organisation non gouvernementale américaine de recherche et d'éducation à but non lucratif qui mène des sondages d'opinion sur divers sujets.