Avant de devenir écrivaine, Nadia Belkacemi fut d'abord une femme de culture, éprise de poésie, de musique, de peinture et de littérature. Très tôt, elle est hantée par l'écriture, où elle évoque le temps avec son cortège de souffrances, de bonheur et de non-dits. Le soir d'Algérie a rencontré cette femme merveilleuse qui a bien voulu répondre à nos questions. Le Soir d'Algérie : Décrivez-nous le parcours de l'écrivaine que vous êtes avec ses côtés créations, songes et ombres... Nadia Belkacemi : Je suis née à Constantine, mes parents sont de Bordj Bou-Arréridj. J'y ai passé une partie de ma première jeunesse jusqu'à mon bac (mathématiques) en 1987. C'est à Constantine que j'ai commencé à écrire, très jeune, encouragée par des tantes et oncles universitaires et grands amateurs de poésie, un père très porté sur la lecture et des enseignants curieux dès que se manifestait une aptitude spéciale chez un élève. J'ai commencé mes premières lectures par la découverte des poètes engagés. Au collège, j'ai préparé un exposé sur Breyten Breytenbach ; au lycée, en dépit du fait que j'étais en classe de mathématiques, j'ai introduit mes camarades dans les Raisins de la colère de Steinbeck en histoire-géographie. En 1985, encouragé par une amie, j'ai tenté un concours organisé par l'ONU pour l'Année internationale de la paix en 1986. Je ne savais pas encore quelle forme prendrait ce poème, mais j'avais appris que des intellectuels et artistes internationaux avaient lancé une pétition pour sauver le poète sud-africain Benjamin Moloise de la mort. Je savais que cette histoire allait m'aider à comprendre le poids réel du mot «paix», dans un univers où tout semblait pouvoir se monnayer. Moloise fut pendu fin 1985 par le régime de Pretoria et je savais quel poème j'allais écrire. Il obtint quand même le second prix, une année plus tard, à ma grande surprise. J'ai continué à écrire, sur tout ce qui me tombait sous la main, mais je songais à tenter sérieusement la publication. En 2006, une amie a réussi à convaicre un libraire-éditeur, Sid-Ali Sekhri des éditions Millefeuilles, à Alger, de me faire confiance. Ainsi Trois femmes autour d'un vers est né, coécrit avec deux autres poétesses. En 2017, Asia Baz, éditrice à l'Anep, eut la formidable idée de rassembler des poétesses femmes qu'elle découvrait le plus souvent sur Facebook, dans un projet de lancer et encourager l'écriture féminine, entravée par mille barrières. Voix de femmes, écrit sur un échange durant un mois avec la poétesse Kelthoum Deffous, est né. Il réalisa une très bonne vente au Sila cette année-là. Rachid Oulebsir, dans le but de faire revivre la mémoire de Katia Bengana, assassinée durant les années noires en Algérie pour refus de se voiler, rassembla 63 auteurs, intellectuels, poètes, plasticiens autour d'un ouvrage dont les rentrées iront à une œuvre. Il me contacta et je répondis bien sûr par oui car le sujet me touchait, étant moi-même une de ces filles qui portaient ces menaces sur mes libertés, telle une épée de Damoclés, en ces années-là. Le livre, L'homme, le sucre et la révolution, sorti le 3 juillet 2019, en France, aux éditions Broché, a été écrit en réalité en 2014, mais je n'étais pas trop convaincue pour faire l'effort nécessaire vers l'édition. C'est un livre qui essaye d'imaginer des parcours individuels au sein de foules réunies par des circonstances spéciales : guerres, révoltes, colères... à travers quelques personnages phares, nous retrouvons d'autres, secondaires en apparence, mais dont les destinées ne sont pas moins intéressantes. Il ne prétend pas faire de l'Histoire car, en réalité, il peut se transposer à des réalités différentes, mais il essaye de retrouver dans le passé les raisons du présent et d'en imaginer le futur. Comment devient-on écrivain ? Par prospection sociologique générale ou une recherche intime en soi-même ? Ce sont, en réalité, plusieurs en une. Je vais essayer d'y répondre le plus clairement possible, mais mes réponses seront juste des ressentis plutôt que des faits, c'est-à-dire vraies juste pour moi, d'autres pourraient ne pas s'y retrouver. On ne devient pas écrivain. Je crois que c'est une finalité d'un processus qui commence à partir de notre première prise de conscience que nos mots transmettaient quelque chose qui pouvait être important. Au début, ces mots serviront surtout à parler de nous, même quand on décrit les autres, car aux premiers temps de la vie, nous avons ce sentiment que le monde tourne autour de nous et que les autres ne sont là que pour renforcer notre existence. Avec le temps, ceux qui nous entourent prennent toute leur importance et nous finissons même par comprendre qu'ils continueront à exister une fois nous-mêmes disparus, alors nous écrivons surtout ce qui nous entoure et nous écrivons pour ceux qui seront encore présents une fois qu'on sera partis. Nous pouvons verser alors dans une forme de sociologie, mais elle demeurera un travail involontaire, sauf si c'est notre formation. Peut-on parler d'écrivains ayant influencé votre écriture et votre pensée ? D'abord, je dois vous dire que je suis surtout poète ; mes premières influences sont surtout poétiques et je peux vous citer par ordre chronologique mes découvertes les plus déterminantes en ce domaine : Nazim Hikmet, Mahmoud Darwich, Breyten Breytenbach, Aragon, Neruda et la poésie chantée par Aït Menguellet. En prose, la liste est longue, mais je demeure attirée par l'écriture simple et fluide de Mouloud Feraoun, Kateb Yacine, Amin Maalouf, ainsi que le souffle de Dib et le travail intellecutel de Mimouni. Si je vous dis Louis Ferdinand Céline, considéré par beaucoup de lecteurs comme excessif, obsessionnel, délirant ou simplement génial... Je vous dirais juste que l'écriture sombre et habitée par une forme de haine me parle très peu. Je demeure attachée à l'écriture qui, même en évoquant ce que porte l'homme le plus cruel en lui, ne prétend pas forcément les pousser au suicide ou au meurtre. J'aime bien trop la vie ! Alors essayons avec Camus, un homme de culture, qui a œuvré dans la pénombre du monde des lettres de son temps. Est-ce un auteur qui a provoqué chez de nombreux lecteurs et intellectuels l'impatience, le décalage permanent et alimenté l'imagination et l'anticipation, ou, au contraire, provoqué la peur, les regrets, ou les malentendus éventuels ? Camus a indéniablement réussi à créer un phénomène unique : la polémique à la simple citation de son nom : certains vous reprocheront de l'encenser et d'autres de l'enfoncer, pour peu que vous tentiez une approche rationnelle de ses positions et notamment par rapport à l'Algérie. Je considère que son existence et surtout sa notoriété ont pu mettre en exergue la complexité créée par le système colonial même. Avoir, avec le temps, inventé une génération nouvelle, pas tout à fait de colons puisque née sur place, qui pourrait verser dans les plus belles idées du siècle et se retrouver confronté à défendre le système colonial comme une affaire de survie. Je ne les envie pas... et il faudrait sans doute des livres et des livres pour narrer cette déchirure, tellement bien décrite par Edward Said, «un homme juste dans un système injuste»... Mais Camus écrivain ne fait pas partie de mes lectures préférées. Une dernière question : c'est quoi la littérature pour vous, un mode d'action, une sorte de thérapie, une forme d'insertion dans la société contemportaine ? Je ne sais pas comment aborder cette question, car je ne la pose pas. j'ai versé dedans très jeune, j'avais tout le temps autour de moi des gens qui avaient un bouquin en main. Je peux vous dire que j'ai remarqué, enfant, que les gens qui lisaient avaient de la lumière dans les yeux et on y voyait s'y refléter toutes les vies et émotions qui traversaient les récits. Peut-être ai-je voulu avoir la même lumière et pourquoi pas l'allumer aussi ? Propos recueillis par Layachi Salah Eddine