Dans cet important ouvrage mémoriel, œuvre-phare s'il en est, Mohammed Bedjaoui livre une immense quantité d'informations aux lecteurs. Mais une autobiographie sous forme de témoignage renouvelé, dans le sens où l'Histoire fait appel aussi bien à la mémoire et aux souvenirs qu'aux documents et aux archives. L'auteur a surtout réussi à construire une trame narrative d'un ton haut en couleurs. Pour le témoin, acteur et intellectuel de la guerre de libération, il fallait en effet livrer un témoignage vivant et qui implique une nouvelle manière d'apprécier, de rassembler et de dire les faits. Il fallait un bouleversement des relations entre Histoire et mémoire. Le narrateur est au cœur des choses. Il s'immerge dans chacune des histoires qu'il a vécues. Ce sont des tranches de vie qui font que le récit prime. La construction d'une trame narrative est rehaussée par l'élégance du style. L'accent est mis sur l'intérêt humain comme principal facteur de lisibilité et de confort de lecture, l'auteur ayant, en plus, la capacité à prouver des faits essentiels et à révéler également des faits nouveaux importants. La fascination du lecteur à l'égard du sens de la vie trouve ainsi à s'exercer tout au long de ce récit «à hauteur d'homme». Point donc d'héroïsme sublime, surhumain, ou de tout ce qui est fable ou mythe : la Révolution algérienne est le fait d'hommes et de femmes parfaitement ordinaires, humains, complexes. A l'entame du prologue («Te souviens-tu d'où tu viens ?»), le ton du conteur donne déjà la mesure du témoignage à venir : «Je n'éprouve nul besoin de recourir à la magie de la ‘‘boule de cristal'' pour me souvenir du tumulte du temps passé. La mémoire de mon enfance saccagée est en effet toujours restée vive et douloureuse. Le périple, que je veux sobre et retenu, effectué aujourd'hui sur les crêtes de ma mémoire, me renvoie entièrement et sans difficulté mon identité marquée par une enfance démunie. Elle se résume dans une image, celle d'un enfant qui a pleuré pour avoir en vain réclamé un morceau de pain pour tromper sa faim. Rien n'efface cette image identitaire, toujours présente, toujours envahissante. Pas même d'avoir, maintes fois depuis lors, pourtant si bien goûté aux multiples festins de la vie...» Plus loin, il écrit encore : «J'avais 25 ans lors du déclenchement de la Révolution armée. Je ne savais pas, et je ne sais toujours pas à 89 ans, manier une arme à feu. J'expose ici comment j'ai essayé de remplir mon devoir. Simplement, à hauteur d'homme. Avec ses lumières et ses ombres.» Mohammed Bedjaoui s'est principalement battu avec des armes «juridiques». Il avait fait la «guerre du droit». Pour accroître l'impact et la crédibilité de son travail, pour aussi mettre en lumière son engagement précoce, l'auteur expose d'abord des aspects personnels, voire intimes de son enfance et de sa jeunesse. Il décrit le milieu social où il a vécu, ses états d'esprit et ses sentiments (les sentiments sont en eux-mêmes une source d'information). Dans le même temps, il revient sur des faits essentiels pour étayer une critique approfondie de sa cible, en l'occurrence le système colonial. Naissance à Sidi-Bel-Abbès qu'il quitte, à l'âge de trois ans, pour Tlemcen : «Mon père, ouvrier cordonnier, décédé à trente-deux ans en cette ville (Sidi Bel-Abbès), laissa une jeune veuve de vingt-cinq ans (...). Son frère, Mohamed Oukili, s'évertuait à faire survivre sa propre famille.» A six ans, le petit orphelin est inscrit à «l'école française Décieux» par son oncle maternel. A neuf ans, puis au collège, il aide son oncle au «marché couvert» où Mohamed Oukili avait un étal. Le narrateur évoque alors avec émotion tant et tant de figures qui l'ont marqué à l'époque. A partir du deuxième chapitre («Initiations politiques, 1948-1957), l'auteur passe au deuxième temps du récit. Cette fois, il est «sur le terrain», apportant les nombreuses preuves que la guerre se déroulait autrement et sur d'autres fronts. La chronologie détaillée des faits se révèle, par ailleurs, une véritable mine d'informations. Celles-ci sont organisées et présentées de sorte à greffer, sur le récit de vie, la multiplication et la confrontation des sources et des témoignages, l'analyse pointue de documents historiques, le sens des détails authentiques (parfois des détails mineurs mais révélateurs). En juin 1948, Mohammed Bedjaoui semble enfin prédestiné à son rôle par la providence, sinon par l'esprit de vocation et de la mission qu'il implique. En cet été 1948, écrit-il, «je n'avais pas encore 19 ans. Ayant réussi mon second «bac» à Tlemcen-Oran, je me demandais si je devais poursuivre mes études supérieures dans l'état matériellement précaire où se trouvait ma famille». Le destin l'entraîne alors à Grenoble où il choisit de faire du droit. Un tel choix sera déterminant, voire capital pour tout le reste. Il le souligne au passage : «L'université de Grenoble était attachante. Elle savait s'ouvrir au monde (...). J'y ai fait ma licence en droit, celle de sciences politiques, mon certificat d'aptitude à la profession d'avocat, mon stage au barreau et mon doctorat en droit.» En plus du bagage universitaire, il y avait la fréquentation assidue de «la grande école de la vie» : «Je me souviens m'être produit et initié à tous les aspects de la vie en société : meetings politiques variés, action syndicaliste, activités diverses d'éveil à la lutte anticoloniale, revendications en faveur du monde ouvrier, flirts plus ou moins prolongés avec des organisations militantes de gauche.» Mohammed Bedjaoui est inscrit au barreau de la Cour d'appel de Grenoble en 1951. Cela lui permet d'apporter, bénévolement, une assistance judiciaire aux émigrés. En 1953, à l'âge de 24 ans, il crée un «comité de défense des libertés en Afrique du Nord». Il commence à rencontrer des personnalités, dont Habib Bourguiba en mars 1955. Une deuxième rencontre, toujours à Grenoble, a lieu avec le combattant suprême en mars 1956. Les années d'apprentissage politique et professionnel, très riches, se déroulent comme en accéléré. Le jeune juriste s'improvise même journaliste-reporter, de 1955 à 1957 : «Je produisis presque chaque semaine un assez substantiel article couvrant la guerre d'Algérie.» Il était correspondant de l'hebdomadaire L'Action (Tunis). Naturellement, ces diverses activités n'étaient pas sans risque sur le plan sécuritaire. D'où un nomadisme forcé et réellement éprouvant. Début 1957, il est mandaté par l'Ugema pour apporter à la délégation algérienne présente aux Nations unies à New York, le soutien des étudiants algériens en grève. A la fin de la même année, il s'installe définitivement à Genève. Le troisième chapitre de l'ouvrage est consacré à «l'affaire de l'ENA». L'auteur revient longuement sur cette histoire invraisemblable vécue personnellement en 1953-1954. Une sorte de roman-feuilleton qui illustre «La fermeture de l'école française au nationalisme algérien» (titre de chapitre). Ou comment une candidature au concours d'entrée à l'ENA, d'abord acceptée, a été vite rejetée pour cause de... «délit d'opinion». Après un témoignage émouvant sur Abdelkader et Jacqueline Guerroudj, un couple de résistants qu'il connaissait depuis toujours, l'auteur rend hommage au grand homme politique «Ahmed Francis préparant dès 1957 la négociation pour l'indépendance». Les jeunes générations pourront ainsi apprécier à sa juste mesure le travail prégnant accompli en profondeur par celui qui «servit royalement» la Révolution armée. Nommé, par métaphore, «l'intelligence dans la Révolution», le Dr Ahmed Francis avait «une vision complète du colonialisme en Algérie», il prédisait notamment «la mort inéluctable du colonialisme par pourrissement interne». C'est lui qui va prendre le jeune juriste sous son aile. C'est donc «sous l'autorité clairvoyante» de son mentor que Mohammed Bedjaoui se met aussitôt à l'étude de bien des sujets en relation directe avec la guerre d'indépendance, tout autant qu'à «l'examen des thèmes qui pouvaient ou devaient se poser dans le cadre d'une négociation pour l'indépendance». Le Dr Ahmed Francis était un responsable expérimenté, lucide, visionnaire. Il pensait à tout, ce qui explique «la passion du dossier bien fait». La jonction avec l'«autorité clairvoyante» de celui qui avait fondé, avec Ferhat Abbas, l'Union démocratique pour le manifeste algérien (Udma), ainsi faite, le lecteur est maintenant invité à une véritable immersion dans les profondeurs de cette «Révolution à hauteur d'homme». A partir du sixième chapitre («L'instauration d'un gouvernement provisoire») et jusqu'à l'épilogue (chapitre 22 : «Naissance et mort des systèmes juridiques : la guerre d'Algérie ou les deux logiques irréductibles de l'Algérie combattante et de la France coloniale»), le récit détaille nombre de séquences et d'évènements importants qui ont accompagné, à l'extérieur, la guerre d'Algérie. Surtout à partir de l'année 1958. Le narrateur était aux premières loges de ces évènements : «Il était en effet le conseiller juridique du gouvernement provisoire (GPRA), le chef de cabinet du président Ferhat Abbas qui dirigeait ce gouvernement, le compagnon fidèle du docteur Ahmed Francis, l'ami de Abdelhamid Mehri et le serviteur zélé de nos leaders à la conférence d'Evian. Placé ainsi à de hauts niveaux de responsabilités par les hommes et les circonstances, il était l'un des rares à pouvoir relater en toute vérité, au public d'aujourd'hui, tout le vécu authentique de nombre de grands évènements qui jalonnèrent la guerre de Libération nationale» (quatrième de couverture). De fait, l'auteur raconte la constitution du GPRA, sa proclamation le 19 septembre 1958, les nombreuses reconnaissances obtenues (la première reconnaissance du GPRA fut celle de l'Irak de Abdelkarim Kassem). Il évoque, ensuite, les premières ébauches d'une reconstruction de l'état algérien, en particulier celles créées sur sa suggestion et celles auxquelles il a pris part : les institutions provisoires, le lancement d'un Journal officiel, l'institution d'un passeport algérien, les archives de l'état. En plus d'œuvrer à fonder les bases administratives de la future Algérie indépendante, Mohammed Bedjaoui avait mis au point (avec Abdelhamid Mehri, le maître d'œuvre du plan) le dossier de l'adhésion de l'Algérie combattante aux conventions de Genève. Le dossier a pu se frayer un chemin dans la jungle juridique internationale et, dans l'autre guerre, celle du droit, ce fut un "précédent" : le 20 juin 1960, l'Algérie combattante remporta "une importante victoire diplomatique et politique, aux répercussions considérables, en réussissant à faire enregistrer par le gouvernement suisse les instruments d'adhésion du GPRA aux quatre conventions de Genève du 12 août 1949 sur le droit humanitaire." Une autre pièce à verser dans l'écriture de l'histoire de l'Algérie : la dénonciation du Pacte atlantique par l'Algérie combattante, à travers un mémorandum (rédigé personnellement par l'auteur) adressé au secrétaire général de l'Otan. L'armée française étant en grande partie équipée par les états-Unis, "il était donc du devoir des dirigeants algériens de mettre en garde les états membres du Pacte atlantique contre cette guerre coloniale, menée en partie en leur nom, avec leurs armes, leurs matériels, leurs équipements et leur napalm, ainsi qu'avec leurs crédits" (l'intégralité du mémorandum est livrée dans le chapitre 9). Mohammed Bejaoui voyageait beaucoup. Tranches de vie, rencontres instructives, anecdotes sont également au rendez-vous de ces voyages au bout du monde. Il avait rencontré Mao-Tsé-toung, Kossyguine, le général Giap, Ho Chi Minh, Kim-Il-sung... Au Kremlin, Kossyguine avait fait à la délégation algérienne des "révélations retentissantes" : "C'était depuis 1957, à la cadence moyenne d'un navire par semestre que les Soviétique offraient de l'armement à l'Algérie." L'aide soviétique était donc détournée par l'égypte, celle-ci se contentant d'offrir de temps en temps de petites quantités d'armes obsolètes. Ainsi parlaient les archives... L'auteur revient ensuite longuement sur "La guerre d'Algérie devant les Nations unies" et sur sa participation au débat à la XIe session (février 1957), puis sur sa participation à la XVIIe session (octobre 1962) pour l'admission de l'Algérie comme Etat membre. Il raconte la cérémonie d'admission de l'Algérie, "la sublime levée des couleurs" et l'étendard algérien hissé, "le cocktail algérien sans alcool" alors que "tous les alcools du monde coulaient à flots" à l'ambassade d'Arabie Saoudite, le voyage à Washington et le voyage à Cuba sous un blocus naval. Le chapitre consacré aux finances de guerre de l'Algérie combattante est lui aussi particulièrement instructif. On y découvre un Dr Ahmed Francis "maître des finances de guerre", un soutien financier des Etats arabes qui était tout bonnement un autre mythe qui n'avait aucune réalité (par exemple, l'Egypte avait toujours le verbe mais jamais l'argent). Quant aux contributions financières d'Etats non arabo-musulmans, elles n'étaient pas réjouissantes non plus (la Chine offrait un bateau de soieries, la Tchécoslovaquie des produits divers...). En réalité, la guerre d'indépendance était essentiellement financée par les travailleurs algériens en Europe : "Il est permis de déclarer que la Révolution armée avait été de bout en bout couverte dans toutes ses dépenses, et en particulier dans celle de son armement, par l'apport financier de ses émigrés." D'autres révélations ou faits essentiels sont rapportés dans les derniers chapitres : les taxes imposées au GPRA par la Tunisie, "les ambitions sahariennes du président Bourguiba et la tragédie de Bizerte" qui "coûta la vie à 1000 innocents tunisiens". Il y a, enfin, "Evian-I, Lugrin, Les Rousses, Evian-II", ces importantes séquences sur les négociations et que l'auteur éclaire par son témoignage. L'épilogue — magistral dans sa clarté et de démonstration logique — coule alors de source : "Le peuple algérien qui s'est reconnu le droit aux armes n'a pas pour autant négligé les armes du droit." à travers son propre parcours, Mohammed Bedjaoui a surtout évoqué un itinéraire juridique qui a abouti à "l'affrontement de deux logiques juridiques contraires", notamment sur la scène internationale. Et c'est à cet égard qu'on peut également parler de "l'apport de la logique juridique de l'Algérie combattante à l'enrichissement des règles du droit international". C'est un grand spécialiste du droit international qui le rappelle dans cet ouvrage. Hocine Tamou Mohammed Bedjaoui, Une révolution à hauteur d'homme, éditions Chihab, Alger 2017, 384 pages, 1 400 DA.