Par Abdelatif Rebah* Il y a un penchant chez les observateurs de la situation politique en Algérie à interpréter la crise au sommet, simplement, en termes de querelles intestines de clans du pouvoir qui s'entredéchirent, de rivalités inconciliables entre détenteurs de pouvoirs, de guerre des élites. Toutefois, on ne peut comprendre le moment paroxystique de la crise du régime en 2019, sans l'examiner en tant que résultante du processus de quatre décennies de restructurations libérales qui a mis l'Etat au service de la transition/basculement à l'ordre capitaliste et qui a non seulement imprimé la forme institutionnelle et politique actuelle du régime, mais aussi et surtout modelé son contenu socio-économique et affermi sa base sociale. Cette voie conçue comme substitut à celle de développement national de la décennie 1970 s'est soldée par un cuisant fiasco. L'échec du triptyque: libre échange-privatisation-IDE, qui en constitue la clé de voute, est patent. Le libre-échange, on le sait, a été une opération à pure perte pour l'économie algérienne; quant au capital algérien, investisseur, preneur de risques, vecteur d'innovation, il est inexistant, c'est sa forme parasitaire et prédatrice qui est apparue au grand jour. Les fameux IDE, le capital étranger, tant attendu et courtisé, il n'a d'yeux que pour l'or noir. En réalité, l'Algérie est, pour les multinationales, une destination commerciale prisée mais pas une terre d'IDE. Prenons un des cas où l'attractivité du marché algérien n'est plus à démontrer : le secteur automobile. De 1998 à 2018, l'importation de véhicules a coûté au pays un total d'environ 43 milliards de dollars, dont 27%, soit plus de 11,5 milliards de dollars, pour les seules années 2015-2018, celles (paradoxalement ?) où les recettes d'exportation des hydrocarbures ont baissé, en moyenne, de 14%/an et où l'Algérie a accusé un manque à gagner total de plus de 110 milliards de dollars. [3] ! Ceci, sans compter la facture devises des importations de carburants qui ont coûté entre 1999 et 2019, plus de 25 milliards de dollars et la ponction sur nos réserves de pétrole causée par le triplement de la consommation de carburants, durant cette même période, en l'espace de 20 ans. Pour mesurer l'étendue véritable de l'impact ruineux de ce modèle du tout-automobile, il faudrait ajouter le coût des importations de pièces de rechange et celui du préjudice incalculable causé à l'environnement et à la santé de la population par la pollution automobile, dominée par le diesel. Mais l'automobile est un marché prospère pour le puissant lobby des importateurs qui ont engrangé, durant les années fastes de « baril ascendant », un chiffre d'affaires annuel (déclaré) de quelque 700 milliards de dinars, des sommes faramineuses transférées à l'étranger, sans compter les dividendes de l'activité des concessionnaires dont seuls 3% à 6% des résultats de l'exercice sont versés au Trésor public. Ce sont eux qui ont dicté le choix de la dieselisation du parc parce que les automobiles diesel rapportent, aussi bien aux importateurs qu'aux concessionnaires, une marge bénéficiaire plus importante. Ce sont eux aussi qui ont dicté, en définitive, la politique des transports du pays, tout comme sa politique énergétique. Un marché florissant, en effet, comme l'illustre aussi l'éclatante ascension du constructeur français Renault. Le chiffre des ventes dans notre pays de la marque au losange est passé de 1800 unités en 1998 à 113 644 unités en 2012, soit un facteur de multiplication de 63, en 14 ans. Durant le premier semestre de l'année 2019, année de restrictions des importations de véhicules, Renault Algérie a écoulé sur le marché algérien quelque 39 585 unités, avec 52,5% des parts de marché, selon les données du bilan semestriel publiées par le constructeur automobile français. Un marché prospère, des taux de croissance qui donnent le vertige mais sans retombées domestiques en termes d'emploi, de formation, de transfert de technologie, d'implantation industrielle. Aucun des constructeurs automobiles présents sur le marché algérien, plus d'une quarantaine, n'a jugé utile de prendre un engagement de nature véritablement industrielle. En 2014, suite à la dégringolade brutale des prix du pétrole, le gouvernement sommait les concessionnaires, qui importaient jusqu'alors, de se lancer dans des activités industrielles ou semi-industrielles avant 2017. La facture d'importation dans le secteur automobile, qui avait atteint un pic de 7,6 milliards de dollars en 2012, soit 605.000 unités importées, devenait insoutenable et dangereuse pour les équilibres extérieurs du pays. Dès 2016, les licences d'importation de véhicules étaient fortement réduites ramenant le montant de celles-ci à un milliard de dollars puis étaient carrément supprimées en 2017 et 2018. Pour conserver leur place sur un marché algérien qui tend à se fermer aux importations, les constructeurs automobiles internationaux s'empressent d'y implanter des chaînes de montage à une cadence accélérée. Certaines sont mises en place en un temps record, à l'image de celle lancée, en une année (2016), par la Sarl Tahkout en partenariat avec le sud-coréen Hyundai. Une dizaine de marques ont les faveurs du gouvernement. La totalité des quotas de véhicules – légers et utilitaires – retenue dans la note du gouvernement s'élève à près de 500 000 automobiles. Le premier à se voir ouvrir la filière du montage a été le constructeur français Renault qui lance fin 2014 son usine d'assemblage d'Oued Tlélat, près d'Oran. Les heureux élus cumulent les avantages : les voitures montées localement sont, en effet, exonérées des droits de douane, de la TVA (taxe sur la valeur ajoutée) ainsi que de la taxe sur le véhicule neuf. Le constructeur Renault a bénéficié, quant à lui, d'une méga-exclusivité qui lui confère une domination sans partage de 3 années successives sur le marché algérien, à partir de son lancement en novembre 2014. Quant au financement, Renault a dépensé uniquement 50 millions d'euros avec les partenaires algériens dans le cadre de leur coentreprise à 49% (Renault) -51% (SNVI-FNI, Société nationale de véhicules industriels-Fonds national d'investissement).Tout le reste de l'argent a été octroyé par les banques algériennes, notamment les banques publiques. Le même mécanisme a été employé pour financer les autres usines des marques retenues. En réalité, cette «industrie du montage», on le sait, s'est avérée, dès le début, être de l'importation déguisée. Une «industrie» qui consiste à importer le véhicule en kits pré-montés, SKD (semi knocked down) simplement rivetés ou boulonnés sur place. La voiture est initialement neuve, à sa sortie de l'usine, elle est transférée dans une autre qui va la transformer en kit SKD. Ainsi, la voiture «montée» localement va revenir plus cher que celle importée neuve, majorée du coût de la phase de démontage en kits SKD. Aussi, si le nombre de véhicules importés a fortement chuté, l'importation de pièces à monter sur les chaînes en Algérie a exactement compensé les économies en devises sur la même période, selon les chiffres officiels. En 2018, l'Algérie a assemblé 180.000 véhicules, pour ce faire, la facture d'importations des kits CKD/SKD destinés à l'assemblage automobile a atteint près de 3 milliards de dollars en 2018 contre 1,67 milliard de dollars en 2017, et devrait être limitée à pas plus de 2 milliards de dollars en 2019, et donc on ne dépasserait pas les 100.000 unités assemblées à la fin de l'année. L'usine Renault n'a été qu'un simple site d'assemblage à petites cadences. Une simple unité d'assemblage de kits importés (CKD) de Roumanie ou de Turquie, tandis que les moteurs venaient de France. Le taux d'intégration (pièces fabriquées sur place) de ces usines «tournevis» est négligeable. Quant aux prix des véhicules, ils ont presque doublé. Les surfacturations nous ont coûté 3,7 milliards de dollars en 2018, dénonce un journaliste spécialisé dans l'automobile à la Chaîne 3 de la Radio algérienne. En mai 2019, le gouvernement a décidé de réduire drastiquement et rétroactivement les quotas d'importation de kits CKD-SKD, dont le montant ne devra en aucun cas dépasser la somme globale de deux milliards de dollars, pour 2019, le pays n'étant plus en mesure d'en financer la facture devise). Cité par l'APS (9 décembre 2019), le procureur de la République près le Tribunal de Sidi-M'hamed (Alger), dans son réquisitoire au procès de l'affaire de montage automobile impliquant d'anciens Premiers ministres, ministres et des hommes d'affaires, a déclaré : «En réalité, il n'y avait aucune activité de montage et d'industrie automobile.» Il a expliqué que les pratiques relatives à l'investissement dans le domaine du montage automobile étaient «basées sur le népotisme et le favoritisme d'un opérateur à un autre sans aucun motif légal». En réalité, les bases industrielles et donc de savoir-faire technique et technologique d'une véritable filière automobile algérienne font notoirement défaut. Conséquence de décennies de désindustrialisation au profit de l'import-import, du sabordage de l'enseignement technique, le niveau de développement technologique dans notre pays ne peut, évidemment, assurer actuellement une sous-traitance suffisante et de qualité. Malgré tous les avantages octroyés et la taille appréciable du marché national, le 2e en Afrique, l'attirail algérien n'aura pas convaincu les investisseurs étrangers d'opter pour de véritables implantations industrielles. A. R. *Economiste.