Par Abdelhalim Abbas (*) «Si vous cherchez la source du fleuve, vous la trouverez dans les gouttes d'eau sur la mousse.» (Proverbe japonais) «Le symbole de la liberté, c'est le savant, c'est l'ingénieur, c'est l'ouvrier spécialisé. C'est la science qui nous a vaincus. C'est la science reconquise qui nous libérera. La cité algérienne s'édifiera dans le progrès ou ne s'édifiera pas. Une patrie pour chaque peuple, mais une patrie moderne. Malheur aux Etats retardataires ; travailler, apprendre, s'instruire : tels sont les premiers éléments de notre libération.» Ferhat Abbas (du «Manifeste à la République algérienne») PROLOGUE Qui a dit que l'Histoire est injuste ? Parfois, peut-être? Mais souvent elle retient l'œuvre léguée par la personne, laquelle rejoint les immortels. Cet hommage à Ferhat Abbas, à l'occasion de la commémoration du 34e anniversaire de sa disparition, se veut également comme une nouvelle tentative en quête d'une lecture intelligible du mouvement national de libération et d'émancipation et des hommes qui ont joué un rôle essentiel dans la conscientisation du peuple et une vision d'Etat. Elle ne sera qu'un simple rajout aux côtés d'autres lectures aussi honnêtes et outillées. Elle n'est ni antagonique ni exclusive. Ferhat Abbas, penseur, homme politique et d'Etat avisé, savait reconnaître et apprécier les principales composantes de l'élite nationale traditionnelle et moderne dont avait besoin le pays. Il savait que tenir ainsi compte des rapports de force existants à l'intérieur et à l'extérieur des stratégies déployées et de leur possible évolution est en premier lieu le rôle des détenteurs du savoir scientifique. Chercher les solutions, les représentations et les croyances, c'est le rôle des philosophes. Passer en revue les contraintes, les résistances, les moyens et les priorités, c'est le rôle de l'intelligentsia et des leaders d'opinion. Proposer, imaginer, projeter et discuter de la vision du projet de société, du design des institutions cibles et de leur mise en œuvre : c'est le rôle des politiques et des visionnaires. Il reste que la cause, celle de la cité, elle, fonde l'action politique. Le monde d'aujourd'hui exige évidemment une ouverture sur les autres et des échanges dans tous les secteurs avec comme valeur centrale le respect mutuel. Quant au colonialisme et au totalitarisme et son système, à l'instar du nazisme et du communisme, il faut que leur dossier soit définitivement clôturé par l'Histoire. Quoi qu'il en soit, l'Histoire jugera le résultat de l'action de ces hommes d'envergure. Pour Ferhat Abbas, la modernité sans la liberté et les droits humains et leur respect ne saurait avoir de sens ni localement ni globalement. ACTE I (1919-1939)… Le monde dans lequel se construisait la pensée nourrissant le combat permanent de Ferhat Abbas est constitué de deux époques, celle que couvre la période de 1919 à 1939 et celle de 1940 à 1980. La première époque de combat découle de la fin de la Première Guerre mondiale, de la chute de quatre Empires : ottoman, allemand, autrichien et russe, ainsi que l'amorce du déclin de l'Empire britannique, avec comme épilogue l'émergence de nouvelles puissances et curieusement le maintien et le renforcement de l'empire colonial français. Quelle est la perception par Ferhat Abbas de ce monde ? Quelle est surtout cette réalité ? Il s'agira pour lui de connaître et comprendre les enjeux et la nouvelle géostratégie du monde. Il comprendra vite, alors que membre, dès 1919, de l'Association des étudiants musulmans algériens (l'Aeman), qu'il présida de 1926 à 1932, et vice-président de l'Union nationale des étudiants de France (Unef), que le «pack du développement» et de l'accès au monde moderne, ce n'est pas uniquement dans la décision économique et l'idéologie mais dans la compréhension du monde et l'acquisition du savoir. Tocqueville a explicité les concepts de cette modernité en démontrant les mécanismes entraînant la disparition des systèmes et modes anciens face à un monde nouveau écrasant les notions de temporalité, de distance, de production et de gouvernance, qui est de surcroît traumatisant et violent mais demeure nécessaire. Pour Ferhat Abbas, la modernité n'est pas une idéologie mais le résultat de ce savoir dit classique. La culture de la modernité, c'est cette culture universelle. Ferhat Abbas a intégré la culture de la modernité qui manqua cruellement aux autres et qui demeure, au final, l'appropriation du savoir. En s'engageant en 1933 dans la politique aux côtés du Dr Bendjelloul dans la Fédération des élus musulmans — la promulgation du décret du 7 mars 1944, Bendjelloul optant pour l'option gaulliste et assimilationniste, Abbas choisissant l'autonomie, marquera la fin de leur collaboration—, Ferhat Abbas se donnait les anticorps face à cette modernité afin de rendre acteur son peuple et le préserver des conséquences de cette modernité dont la matrice est l'évaluation permanente et l'individualisme. Sa demande était toute simple : exiger pour son peuple, pas pour lui, des lois communes. Réclamant la fin du régime de l'indigénat, la fin du travail forcé, l'égalité devant l'impôt et la citoyenneté, alors que les Européens, venus en masse des autres pays, sont citoyens français. En cela son engagement à la charte revendicative du Congrès musulman en 1936 avec les Oulémas et les communistes est qu'il fallait sortir du rêve pour ne pas vivre une folie permanente, une schizophrénie dans laquelle nous maintenait le code de l'indigénat (qui dura 60 ans). En fait, avec ses amis, il reprit et réclama dans le même sillage que l'Emir Khaled les revendications des jeunes Algériens, soumises en 1912 aux présidents Clemenceau et Poincaré. Comme expliqué à différentes reprises par Nassim Abbas dans ces mêmes colonnes(1), Ferhat Abbas s'engageât, pour toutes ces raisons, dans un partenariat dans le projet «Blum-Violette» que la grosse colonisation a fait échouer. Lorsque l'envoyé spécial du quotidien Le Petit Parisien, Claude Blanchard, revint en France, après son enquête sur les «deux tendances de la population musulmane», il narra dans l'édition du 4 mars 1934 les mœurs et coutumes de nos aïeux et celles du jeune Algérien. Il évoqua une personnalité qui a retenu son attention particulièrement : Ferhat Abbas, pharmacien et conseiller général à Sétif, qui, dit-il, «s'impose par sa remarquable intelligence». Avant que ne lui apparaisse «l'homme au fez en astrakan et au visage long et tranchant, à l'aspect ascétique», il relata d'abord son «expédition» à travers l'Algérie le menant vers Sétif, fief de Ferhat Abbas en brodant un tableau des «indigènes» pleins de poncifs et de clichés, empruntant le procédé un peu à Daudet pour Tartarin de Tarascon et Hergé dans son Tintin au Congo. Soudainement il trouva la pharmacie verte de M. Abbas. Il fut alors frappé de stupeur d'avoir trouvé une pharmacie «avec ses réclames de spécialités, sa balance et son odeur» semblable à toutes les officines de France ! Très sourcilleux le journaliste, qui ne cachait pas ses arrière-pensées et préjugés nota que «le salon de la pharmacie est meublé au style moderne». Abbas lui parla alors de «la dualité entre l'Occident naissant et l'Orient disparaissant et surtout du jeu de l'administration pour freiner l'évolution des masses vers le progrès et s'assurer de son loyalisme en les faisant diriger par les héritiers des antiques traditions». Ce correspondant préféra se masquer la face à l'instar du colonat et estima que la «naturalisation politique» et «le bulletin de vote», ou un collège unique avec un homme une voix «nous brûlera et, là, pour la communauté européenne, c'est un engrenage dangereux». Ce monsieur n'ignorait pas que Ferhat Abbas est la synthèse de ce monde ancien par ses principes et ses valeurs et l'appropriation de la connaissance de ce monde moderne ayant subi l'épreuve de l'évaluation avec brio. Son logiciel, c'est l'école et le savoir, la liberté et l'égalité ! Ce sont là des occasions où Ferhat Abbas, de manière très claire, arrive à reconstituer le cadre de la réalité des forces de l'époque. Une déclinaison réaliste qui explique les enjeux du moment. Certains y voient «un facteur d'éclosion du nationalisme des populations qui vacille entre résistance et cohabitation face à l'administration militaire puis face à l'administration coloniale civile», surtout que «la société de l'ex-Régence d'Alger voit le mode de vie et leur statut changer»(2). Être pharmacien, médecin, avocat n'était pas une fin en soi, l'essentiel pour Ferhat Abbas était de s'armer moralement pour s'affranchir et affranchir son peuple des servitudes coloniales. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, en 1938, il fonda un parti politique, l'Union du peuple algérien (UPA), dont la devise fut «Par le peuple et pour le peuple» léguée à la futur République algérienne et qui signe déjà une rupture car «l'Algérie mérite mieux que d'être une colonie», selon ses dires. Ses éditoriaux et articles, aussi bien dans l'Ikdam en tant qu'étudiant, car Ferhat Abbas fut d'abord un redoutable homme de presse, avec le pseudonyme de Kamel Abencerage — hommage appuyé à Atatürk et au roi andalou — ou dans les journaux de son parti l'Entente, Egalité puis La République algérienne affichaient une posture, un positionnement et une vision clairement anti-coloniale et en faveur de l'émancipation du peuple algérien. ACTE II (1940 à 1980)... Il ne faut nullement être adepte de Nostradamus ou être membre de la franc-maçonnerie pour savoir que l'indépendance de l'Algérie tombera comme un fruit mûr de l'arbre, surtout dans l'après-guerre. Dans ce tableau, Ferhat Abbas dans sa lucidité sent qu'un monde nouveau naîtra à l'issue de la Seconde Guerre mondiale et qu'une puissance, les Etats-Unis d'Amérique, s'impose à tous. Ferhat Abbas, initié qu'il est à l'art politique et au savoir, le pressentait mais son souci principal est de se demander, pourquoi faire ?! Est-ce de n'être qu'un no man's land de populations ou bien un peuple souverain aux côtés des autres nations participant à la construction du monde. Notre place dans le concert des nations était d'y arriver sans violence. Le cas contraire, les Français d'Algérie y laisseraient des plumes et ils ont tout perdu. Les Algériens sortiront traumatisés de l'épreuve sans pouvoir bien asseoir la perfectibilité, les connaissances et s'armer de l'évaluation de la modernité. Le passage à la lumière reste toujours tout aussi pénible et douloureux. L'avenir à construire ne pouvait être harmonieux. La confrontation arriva, pourquoi ? Comment ? Ferhat Abbas se rappela de cette phrase des révolutionnaires des siècles passés à la convention «notre histoire n'est pas notre code» aussi rien n'est déterminé à l'avance pour que l'on soit sujet et dépourvu d'identité. Ainsi, une génération, un nouveau peuple s'arracha à cette fatalité, un certain mois de Novembre… Dans son remarquable livre paru récemment aux éditions Fayard La nuit des dupes, Alger 1943, Jacques Attali, qui reste un homme instruit par le monde qu'il observe et lucide, restitue l'histoire des juifs d'Algérie et surtout l'atmosphère du débarquement des alliés en 1943. Mieux, il explicite comment son père, qui tenait une échoppe, redevenu «juif indigène», fit entrer sa famille en coupant le lien avec le monde ancien pour s'ancrer à ce monde nouveau, moderne qui se dessine. Sans émotion, sans état d'âme, il va à l'essentiel précisant comment l'école et le savoir est la seule source d'émancipation. Dans un même parallèle qu'Attali, au Moyen-Orient, en 1943, Michel Aflak veut créer un cadre, malheureusement linguistique, afin de procéder à la modernisation des esprits en neutralisant les confessions obstacles d'après lui à toute modernité tandis que Riad El Solh, premier président du Conseil des ministres du Liban, «quitte» le nationalisme pour un patriotisme réaliste et moderne. Toujours en 1943, a contrario, Ferhat Abbas, profondément attaché à ses valeurs enracinées dans l'identité musulmane et arabo-berbère, cherche le chemin pour se retrouver aux côtés des peuples émancipés, acteurs de leur propre destin, nourris au savoir qui est la clé de la modernité et du développement. Albert Cossery ne fait-il pas dire dans un de ses romans à un de ses personnages : «Quand on vient vous parler de progrès, c'est qu'on vient vous asservir»? Cette assertion se retrouve communément partagée par les sceptiques, «les perdants radicaux» et les tenants de la tradition. Ce tournant exceptionnel dans l'histoire de notre pays qui a vu Ferhat Abbas le 14 février 1943 rédiger «Le Manifeste du peuple algérien»(3), un geste révolutionnaire au moins aussi efficace que la révolte armée, signé par les notables et personnalités algériennes puis le remettre aux grands de ce monde, surtout aux Américains qui parrainent la charte de l'Atlantique. Il fut remis au gouverneur général d'Algérie et au consul général d'Amérique, Murphy. Celui-ci, après son entrevue avec Abbas, dira de ce dernier : «Voici un homme modéré et réaliste.» Cette entrevue et cette appréciation aura pour conséquence, des années plus tard, une solidarité américaine au combat du peuple algérien pour le recouvrement de son indépendance et une empathie des plus claires de John Fitzgerald Kennedy, attentif à ce peuple qui a immergé dans la douleur. Ce Manifeste demeure l'expression de la prise de conscience des Algériens. Il épouse et se cadre dans un positionnement universel avec le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et leur droit à leur épanouissement dans la modernité. Il sera suivi de la création par Ferhat Abbas du plus grand mouvement politique de l'histoire de l'Algérie : les Amis du manifeste et de la liberté (les AML), qu'il présida, creuset de patriotes, issus des Oulémas, du PPA et de ses amis de la Fédération tels les Dr Saâdane, Francis, Djemam et Benabid ainsi que les avocats, Ahmed Boumendjel, Sator et Kessous. Ce mouvement rassembleur, fondé le 14 mars 1944 à Sétif, sera dissous dès le 15 mai 1945, suscitant dans toute l'Algérie adhésion et enthousiasme immenses. Puis vinrent les massacres du 8 Mai 1945, le jour de la victoire des Alliés et de la défaite de l'hitlérisme, sous les murs de Stalingrad et autour de la Charte de l'Atlantique. Des historiens se sont livrés à une «longue quête pour comprendre et expliquer» ce terrible drame. Surtout, situer les responsabilités. Ferhat Abbas, dans Autopsie d'une guerre, nous livre sa version des faits avec force et détails et, comme à son habitude, loin des contre-vérités façonnées et destinées aux «Saint Jean bouche d'or» et autres «sectes de tout poil», comme le fredonne si bien Brassens. Il est désigné à la vindicte de la populace coloniale, Alger républicain titra même : «Abbas au poteau !» (4) Arrêté en compagnie du Dr Saâdane à sa sortie du Gouvernement général, venus féliciter les Alliés pour la défaite nazie, il sera emprisonné à la prison militaire de Constantine dans la même cellule qu'El Bachir El Ibrahimi et amnistié un an après, en 1946. L'historienne et militante Annie Rey Goldzeiger, évaluant ce funeste mois de mai 45, rapporta l'énigmatique opinion d'un important haut fonctionnaire de l'administration française. «Nous avons laissé mûrir l'abcès pour mieux le crever.»(5) Il rédigeât aussi en prison son Testament politique de 1946. Il fonda avec ses amis des AML son parti, l'Union démocratique du manifeste algérien (Udma), en 1946, et seront élus au palais Bourbon à la seconde Assemblée constituante. Leur passage à l'Assemblée française fut mémorable, autant par la verve et le style déployés que par la profondeur de leurs revendications et interventions. Ils démissionnent en 1947. Les deux formations nationalistes, le MTLD et l'Udma, participèrent de bonne foi aux élections jusqu'à la veille de 1953, se retrouvant même dans un front démocratique pour affronter l'administration, mais le trucage, la fraude, la petite combine, le bourrage des urnes ainsi que la falsification des résultats ont laissé à la postérité la dénomination peu flatteuse «d'élection à la Naegelen» et avait mis en péril toute solution pacifique, perpétuant ainsi l'ordre colonial. Comme l'a très bien résumé Voltaire : «Les absurdités conduisent à des atrocités.» Entre 1946 et 1954, comme souligné par Malika Rahal, un «face-à-face entre l'Udma de Ferhat Abbas et le MTLD de Messali Hadj composait un étonnant couple partenaire-adversaire»(6). Au lendemain du 1er Novembre, Ferhat Abbas, au contact avec Abane Ramdane, tentera, avec le concours de ce dernier, des missions de confiance envers les plus hauts dignitaires français pour les emmener à la négociation. En vain. Le 1er Novembre de Ferhat Abbas datait déjà de 1919 (...la source du fleuve...) lorsqu'il affronta, étudiant, l'ordre colonial triomphant jusqu'à sa désignation, le 19 septembre 1958, à la présidence du GPRA. Et c'est aussi naturellement qu'il rejoignit le 2 février 1956 la Délégation extérieure du FLN au Caire avec son ami, le Dr Francis. Nul besoin de revenir sur son combat plein d'abnégation, ni en tant que membre du CCE, ni à la tête du GPRA, ni au sein du CNRA. À cette date en Algérie, la politique, dite de pacification, a tout aggravé. De la diplomatie, Ferhat Abbas et son ami Ahmed Boumendjel avaient une noble et haute distinction. Ce qui a contribué à plus d'engagement du peuple, de même qu'elle a permis au renforcement de la position du FLN sur la scène internationale. L'épisode du pilote français capturé par l'état-major et réclamé par l' Etat tunisien nous renseigne sur ses talents de négociateur et de fermeté en tant que premier responsable du GPRA et ce qu'il faut saluer est la soumission pour la première fois du militaire vis-à-vis du politique, car respectueux de l'accord bilatéral avec la Tunisie et de notre position d'hôte de cet Etat. Le président Ferhat Abbas a évité plutôt un bain de sang contre nos camps de réfugiés et assumé des responsabilités de chef de l'Etat. Il a toujours estimé que «pour un jeune pays comme le nôtre, la meilleure stratégie consiste à ne pas tricher, à penser aux autres autant qu'à soi-même, à respecter la parole donnée et à ne faire que ce que l'on doit. En un mot, à faire la politique de ses moyens. C'est la sagesse même». Le peuple algérien est sorti de la guerre de libération vainqueur, mais physiquement broyé, laminé par 132 ans de colonisation(7), c'est-à-dire sans compétences significatives en nombre et en qualité pour créer l'Etat moderne. Ni élite cohérente pour construire en définitive l'Etat national. En relevant la gageure, il fallait un projet, à savoir ambitieux, moderne et avant tout réaliste, c'est-à-dire avec les ressources humaines existantes en termes de savoir-faire, d'état d'esprit de culture apte pour le changement. Ferhat Abbas connaissait le mode d'emploi, validé par 40 ans de combat. Après la réunion de Tripoli qui s'est terminée en queue de poisson et dans la confusion la plus totale, Ferhat Abbas rejoignait sa famille à Rabat dans la villa située dans le quartier de l'Aguedal, mise à sa disposition par Hassan II, roi du Maroc. En juin, il se rendit à Tunis d'où il rentra en Algérie avec l'ensemble de sa famille pour rejoindre sa ville si chère à son cœur : Sétif. Après une halte à Batna au quartier général de la Wilaya I où il est reçu par le colonel Tahar Zbiri. Une foule dense et en délire l'accueillit à Sétif, il est reçu par le capitaine Sfaxi. De là, devant l'enchaînement des évènements, la menace d'une guerre civile et le risque d'une partition, ce que l'on désigna par la congolisation du pays, il s'entretint avec le colonel Ouamrane et le commandant Mahiouz ainsi que l'adjoint du responsable de la Wilaya III, le commandant Si Hmimi, de la situation. Après les avis pressants de certains de ses fidèles compagnons, il prit la décision, jugée la plus sage et la plus pragmatique dans le contexte explosif de l'époque, de rejoindre Boumendjel et le Dr Francis au bureau politique installé à Tlemcen. C'est là qu'il rencontra Ben Bella envers lequel il n'avait aucun a priori, jusqu'à ce qu'il commette très vite deux impairs envers une personne plus âgée que lui en âge et dans le combat. Ben Bella accapara le véhicule offert par le roi du Maroc à Ferhat Abbas, qu'il restitua après certaines remarques qu'ils lui ont été faites. Second impair, Ben Bella, pressé d'être investi, ne prit pas la peine d'inviter Ferhat Abbas à l'accompagner à Alger en avion. Ferhat Abbas commença à se forger une opinion sur «le drôle» de personnage qu'était celui qui allait devenir le premier président de l'Algérie indépendante. Du «drôle» Ferhat, il découvrit le «loufoque», puis «l'apprenti dictateur» pour enfin connaître le pauvre «aventurier populiste». En septembre 1963, Ferhat Abbas démissionna de son poste de président de l'Assemblée législative constituante en protestation à la violation de ladite Assemblée par le président Ben Bella qui l'exila au sud du Sahara, à Adrar. Il fut libéré peu de temps avant la déposition par le colonel Boumediène du président Ben Bella. Lors du coup d'Etat de juin 1965, Ferhat Abbas était dans sa ville de Sétif, après avoir été informé par Si Slimane, le regretté Kaïd Ahmed, ainsi que le commandant Benatia, bien avant de l'évènement qui allait avoir lieu. L'incursion de l'armée dans la vie politique ne répondait pas à ses convictions qu'il tient de la tradition républicaine. Son dilemme était partagé entre la fin d'un aventurisme politique et sa crainte d'une dictature militaire connaissant les avatars qu'a eus le GPRA avec l'Etat-Major. S'il n'a pas approuvé le coup d'Etat, paraphrasant Mirabeau, «les baïonnettes on peut tout faire avec sauf s'asseoir dessus !», il n'a pas cependant apporté le moindre soutien à Ben Bella, même après la tentative de réconciliation faite par Lebdjaoui. Avec Boumediène, le conflit était plus idéologique. Ce dernier, mû par sa formation à la Zitouna et ses ambitions du «pouvoir pour le pouvoir», se voyait à l'image d'un Staline ou d'un Enver Hodja concrétisé à la collectivisation de l'Algérie, amplifiant la ruine de l'agriculture amorcée déjà par Ben Bella et tuant la paysannerie pour la remplacer par le fonctionnariat des ouvriers agricoles. Ferhat Abbas considérait Boumediène comme «un apôtre de la modernité, lequel lui manque la modernité». Boumediène cachait son jeu même à ses hommes. Lorsqu'il procéda à la nationalisation du commerce extérieur en 1969 puis aux corps des notaires, Ferhat Abbas douta de ses bonnes intentions. Avec la mise en œuvre de la «révolution agraire», le Gosplan et l'élimination physique des opposants, entre autres des icônes de Novembre, Khider et Krim Belkacem, l'Algérie allait connaître le cycle des pénuries, de l'endettement, de la distribution de la rente sans contrepartie, de la soumission et l'enfermement à l'instar des capitales qui ont choisi le même modèle, Aden, Tirana, La Havane… En mars 1976, lors des débats sur la Charte nationale, Ferhat Abbas, avec des responsables du mouvement national, en l'occurrence le président Benkhedda, le SG du MTLD/PPA, Hocine Lahouel, et le représentant des Oulémas, Cheikh Kheirredine, s'opposèrent à cette charte et au projet de Constitution qui suivi, octroyés et élaborés dans les antichambres du pouvoir afin de consacrer le pouvoir personnel et la mise sous scellés du pays et de son peuple par des apparatchiks à la solde du pouvoir en place. Dans un article paru dans le journal Le Monde commandité par le régime de l'époque, Paul Balta, qui est dans une posture idéologique et non dans la compréhension de la construction d'un Etat, qualifia ces personnalités de «représentants de la réaction, de la féodalité et de la bourgeoisie et d'avoir raté le train (du progrès) sur le quai». Heureusement pour eux, qu'ils l'ont manqué, un «train» fonçant tout droit sur un tunnel croyant que la lumière à son bout est la sortie (le sous-développement) alors que cette lueur n'est rien d'autre qu'un autre train venant en sens inverse vers lui pour se percuter l'un et l'autre (l'échec). L'Etat ne peut être au-dessus des lois qui le constituent. Une nouvelle fois, Ferhat Abbas est mis en résidence surveillée et ses biens confisqués «comme au bon vieux temps du Code de l'indigénat» et «des lettres de cachet». Il sera élargi en 1978, peu de temps avant la mort de Boumediène, et réhabilité par le président Chadli Bendjedid. EPILOGUE… Au crépuscule de la vie de Ferhat Abbas, trois événements eurent lieu et qu'il estima être d'une grande importance, voire majeurs. L'un se produisit chez nous, c'était le «Printemps berbère», réallumant la flamme identitaire de réconciliation avec notre algérianité et appelant à la liberté d'expression dans une Algérie à «l'indépendance confisquée». Les deux autres faits, c'est la révolution iranienne, «confisquée» également par une théocratie, et puis l'assassinat du président Sadate, homme de paix, et les néfastes conséquences qui en ont découlé et qui ont stoppé le processus de paix et de normalisation au Proche-Orient. Abdelhamid Mehri rapporte cette anecdote : «Après l'indépendance, je rendais souvent visite au président du GPRA. L'une des dernières visites que je lui ai rendues chez lui se situait juste après la défaite des armées arabes, en juin 1967. Après un bref échange amical, je le provoquais un peu : ‘'Alors, Monsieur le Président, nous avons reçu encore une tannée !?'' Ferhat Abbas, calme, me fixa un moment, puis, sans aucun signe de plaisanterie dans sa voix, me répondit : ‘'-Mais, mon cher Mehri, nous allons vaincre ? - Comment cela, Monsieur le Président ? - Oui, nous vaincrons à force d'être vaincus !'' .» Sans doute avait-il à l'esprit cette sentence de Bossuet : «Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes.» Il constata en ces débuts des années 80 amèrement que l'Algérie a «peu travaillé et beaucoup emprunté». Nous produisons jusqu'au jour d'aujourd'hui «un» et consommons pour «dix», avec en sus une démographie effrayante qui submerge le pays. Le problème démographique reste entier et problématique, lié à notre sous-développement. Ferhat Abbas est parti soucieux pour la jeunesse et un grand projet pour eux : quitter à jamais cette funeste interprétation de la notion d'égalité qui dérape vers l'égalitarisme comme celle de la justice sociale qui se traduit en assistanat(8). Mais surtout la concrétisation de l'union maghrébine, seule à même de répondre aux aspirations du peuple et de rapprochement nécessaire d'avec les peuples de l'Union européenne. A quelques mois de son décès et trois ans avant les troubles d'Octobre 88, il demanda à un cousin venu lui rendre visite ce qu'il devenait. Celui-ci lui expliqua qu'il était à un poste très important et névralgique au sein du secrétariat permanent du FLN. Ferhat Abbas lui préconisa de quitter le parti, car des évènements très graves vont arriver et c'est le FLN qui en pâtira. Jusqu'à son dernier souffle, il continuera à analyser les évolutions futures du pays. Il laissa à la postérité, outre des pamphlets et opuscules — «Lettre au maréchal Pétain» ; «Mon testament» ; «Le Manifeste du peuple algérien» ; «J'accuse l'Europe» ; «Demain de quoi sera-t-il fait» ; «Lettre au bureau politique du FLN» ; «Appel au peuple algérien» de 1976 — qui marquèrent du sceau du pragmatisme et de la vision ses adversaires ainsi que des ouvrages — Le jeune Algérien ; La nuit coloniale ; Autopsie d'une guerre ; L'indépendance confisquée — consolidant, comme il le disait, «la mémoire semblable à la victoire de l'esprit sur le temps qui nous enlinceule insensiblement». Avec en point d'orgue son livre posthume Demain, se lèvera le jour. Ce dernier ouvrage qu'il appelle «cahier» et qui se veut un programme politique pour l'Algérie de demain est destiné, dit-il, aux jeunes de la nouvelle génération, de la post-indépendance, aux hommes et aux femmes de son pays, «avec l'espoir qu'un jour une Assemblée nationale constituante, librement élue par le peuple, pourra l'examiner, le critiquer et peut-être en retenir quelque chose(…)». En somme, une vision globale à ce jour toujours valide. Ferhat Abbas, homme d'Etat algérien à la stature universelle et humaniste, nous a quittés en ce 24 décembre 1985, au jour du solstice et des équinoxes qui donnent généralement naissance à un nouveau soleil, au renouveau d'un «nouveau jour». A. A. (*) Fils de Ferhat Abbas [email protected] Note : 1) Voir les différents écrits de Nassim Abbas dans Le Soir d'Algérie, El Watan et Liberté, répondant à certains «chercheurs» en histoire sur des concepts tels que la notion de nation chez Ferhat Abbas ou d'égalité mal comprises et mal digérées par certains chercheurs en histoire. 2) L'éveil politique de la société algérienne révoltes, soumission, assimilation et nationalisme, 1830-1936 de Abla Gheziel, Paris, l'Harmattan 2018. 3) «Le Manifeste du peuple algérien» est une plate-forme émancipatrice que Ferhat Abbas rédigea et qui stipule que «l'Etat algérien devrait avoir à sa tête des délégués du peuple, contrôlés par le peuple et responsables devant le peuple et que ce sont les Assemblées algériennes qui doivent être transformées en Parlement algérien. C'est là le respect des lois historiques, géographiques, linguistiques, ethniques qui régissent la vie des peuples nord-africains et c'est l'Algérie élevée au rang de peuple libre». 4) Le PCA attaquait le mouvement des AML comme «peuplé de pseudo-nationalistes et d'anti-Français». L'Humanité (31 mai 1945) se félicita de l'arrestation de Abbas jugé responsable de la participation des AML aux événements tragiques de Sétif» (in «Mon testament politique»). 5) Annie Rey-Goldzeiger, Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. La Découverte 2002. 6) «La tentation démocratique en Algérie. L'Union démocratique du manifeste algérien (1946-1956)», Insaniyat, n°35-36, 2007, pp 79-93. 7) Jean-Paul Sartre, en avril 1962, dans un article intitulé «Les somnambules», écrivit fort justement : «Il faut dire que la joie n'est pas de mise : depuis sept ans, la France est un chien fou qui traîne une casserole à sa queue et s'épouvante chaque jour un peu plus de son propre tintamarre. Personne n'ignore aujourd'hui que nous avons ruiné, affamé, massacré un peuple de pauvres pour qu'il tombe à genoux. Il est resté debout. Mais à quel prix !» 8) Lire l'intéressante proposition et prescription de M. Ammar Belhimer (in L'Expression du 21.12.2019, les trois ruptures d'Ammar Belhimer) sur l'introduction de la «règle d'or» dans la nouvelle Constitution afin d'éviter les erreurs du passé. Avec en point d'orgue, un cadrage du déficit budgétaire (par rapport au PIB), de la limitation du gaspillage des dépenses publiques, de l'autonomie de la fonction de contrôle, de la justice fiscale…