L'été 1961, alors que la glorieuse révolution algérienne aborde un grand tournant, l'indépendance du pays dans quelques mois, après un combat de longue haleine jalonné de morts pour la patrie, un événement majeur va se produire. En effet, Ferhat Abbas, président du premier gouvernement algérien, désigné à l'unanimité par les hommes de Novembre, le 19 septembre 1958, est remplacé à ce poste en août 1961 par Benyoucef Benkhedda. Cette nouvelle stupéfia non seulement le peuple algérien, mais le monde dans son ensemble du fait qu'il était acquis pour tous que Ferhat Abbas, respecté et admiré par son peuple pour son dévouement à son égard depuis ses années d'étudiant, connu sur la scène politique internationale depuis des lustres, devait à coup sûr prendre en main les destinées de l'Algérie indépendante. Il ne serait jamais venu à l'esprit de quelque Algérien que ce soit, que le destin de ce grand homme était définitivement scellé l'été 1961, écarté à jamais du destin du pays. La destitution de Ferhat Abbas de la présidence du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) s'apparenterait-elle à un coup d'Etat ? Selon le professeur Ali Mabroukine, il n'y a aucun doute. Il écrit en effet : « S'agissant du GPRA, on oublie de dire qu'iI fut le siège de nombreuses crises, dont l'élimination de Ferhat Abbas par Benyoucef Benkhedda en août 1961. » (L'Expression. Edition on line du 29 juin 2009). Quel mal a donc pris ceux qui décidèrent de destituer Ferhat Abbas de la présidence du GPRA et à un moment aussi crucial de la révolution algérienne, puisque le cessez-le- feu sera effectif le 19 mars 1962, soit sept mois plus tard ? Un homme aux capacités innombrables tel que Ferhat Abbas, qui avait fait le chemin, qui avait fait ses preuves, sillonnant la planète pour marteler le discours auprès des gouvernants du monde, les faisant adhérer les uns après les autres à la cause du peuple algérien, et cela non seulement depuis sa présidence du GPRA, mais aussi depuis la création de son parti l'UDMA (1946), accueilli en chef d'Etat par les Républiques et les cours royales du monde avec les honneurs dus à son nom et à son rang. L'homme était connu par le passé pour être une « tête brûlée » par rapport à ses articles célébrissimes écrits dans les années 1920, alors qu'il était étudiant, dans le journal L'Ikdam de l'Emir Khaled, petit-fils de l'Emir Abdelkader, et dans le Trait d'Union de Victor Spielmann, regroupés dans le non moins célébrissime Le Jeune Algérien (1931). Et plus tard, ses éditoriaux enflammés du journal L'Entente (1935-1942) de la fédération des élus du Constantinois où il était le rédacteur en chef d'envergure, ainsi que l'hebdomadaire Egalité qu'il a lui-même créé en 1944 et devenu La République algérienne en 1948 où il franchissait à chaque fois la ligne jaune, défendant son peuple avec ses tripes et s'en prenant à l'administration coloniale avec virulence. Ses condamnations à la prison à plusieurs reprises ne l'empêchait pas de récidiver. L'homme que l'année 1938 révéla en véritable baroudeur, prêt à se battre à mains nues pour répondre aux provocations coloniales, suite à l'enterrement du projet Violette, dans lequel l'élite algérienne avait mis tous ses espoirs afin d'obtenir une représentation parlementaire, et contre lequel les maires d'Algérie s'opposèrent et finirent par faire faire capoter le projet de l'espoir. L'homme du Manifeste (1944) et des AML (1943) qui eut le privilège de réunir autour de lui toutes les tendances politiques indigènes autour de l'idée d'autonomie via l'indépendance, afin d'éviter le bain de sang. L'homme auquel le 8 mai 1945 valut 11 mois de prison, tenu au secret, et qui ne dût la vie sauve à nous ne savons quelle bénédiction divine. L'homme qui, en 1948, se dit prêt pour la lutte armée, et dont il recula l'échéance tant il lui était insupportable de voir son peuple mourir. Mais il n'hésita pas à suivre les hommes de Novembre dans le combat suprême, convaincu que toute tentative d'égalité et de paix était vaine, le peuple algérien plus pauvre, plus ignorant, et plus brimé que jamais, devait désormais se battre pour sa liberté. Que s'était-il donc passé l'été 1961 qui a fait que cet homme illustre ait été destitué de la présidence du GPRA ? Qu'est-ce qui fait qu'aujourd'hui l'université d'Alger porte le nom du second président du GPRA, et que le premier président n'ait ne serait-ce qu'une rue à son nom dans la capitale ? Ces deux questions sont-elles liées ? Il est en tout cas clair que l'éviction de Ferhat Abbas dès 1961 des décisions suprêmes du devenir du pays devait priver l'Algérie d'un homme aguerri à la question politique et d'un homme de poigne qui se serait assis à la table des Accords d'Evian. Ce qui ne veut pas dire que ceux qui en firent parti étaient moindres, mais l'expérience de cet homme et sa connaissance poussée de l'adversaire auraient été un plus non négligeable. Ferhat Abbas à la tête du GPRA jusqu'en 1962, c'est une Algérie indépendante qui serait entrée de facto dans le monde moderne, sans rien perdre de sa personnalité. Et c'est un homme élu démocratiquement par son peuple qui aurait présidé à sa destinée. Tout cela, le monde dans son ensemble le savait. Tout comme il savait que destituer Ferhat Abbas de la présidence du GPRA, à quelques mois à peine de l'indépendance du pays, ne présageait rien de bon ; ce n'est pas tant parce que l'homme était irremplaçable (et il l'était effectivement) que parce qu'il était trop connu sur la scène politique internationale où il a tant œuvré, et l'Algérie qui accédait à son indépendance avait tout à gagner à le laisser poursuivre le travail. D'où ces questions qui coulent de source : qu'apportait donc de positif à la révolution algérienne de se priver de cette tête pensante ? En quoi conserver Ferhat Abbas à la présidence du GPRA jusqu'en 1962 aurait-il été un problème, puisqu'à l'été 1961 l'indépendance du pays était à portée de la main et qu'il y avait grandement contribué ? L'été 1961 fut à coup sûr l'été de tous les dangers, car l'Algérie indépendante aurait eu tout à gagner en conservant à son poste cet homme politique d'envergure. De lui et de ses compagnons, la jeunesse algérienne de l'indépendance aurait tiré la fierté d'être qui lui aurait permis de regarder avec sérénité l'avenir. L'auteur est : Docteur en communication