Que pouvaient bien se dire le tout-puissant secr�taire d�Etat am�ricain �imp�rialiste� et le ministre alg�rien des Affaires �trang�res dont la capitale, � l��poque, assumait sa qualit� de �Mecque des r�volutionnaires �, � une �poque o� la guerre froide atteignait son paroxysme ? C�est ce que r�v�lent les documents d�classifi�s par la CIA en 2006, faisant partie des 92 000 pi�ces mises en ligne la semaine pass�e par le site Wikileaks. Les 15 pages publi�es et class�es �Secret� par les services am�ricains, restituent les minutes d�une rencontre entre les deux ministres des Affaires �trang�res dans la capitale fran�aise. Les sujets abord�s sont, dans l�ordre, la Conf�rence internationale sur l�ordre �conomique mondial (cheval de bataille de Houari Boumedi�ne � l��poque), l�Angola encore sous occupation portugaise, le Moyen-Orient et, in�vitablement, le Sahara occidental (Sahara espagnol, selon la terminologie am�ricaine). La conversation a lieu dans la r�sidence de l�ambassadeur am�ricain � Paris, un mercredi, le 17 d�cembre 1975, autour du petit-d�jeuner. C�t� alg�rien, Mohamed Bejaoui, alors ambassadeur en poste dans la capitale fran�aise, est pr�sent en qualit� d�assistant du ministre alg�rien des Affaires �trang�res, M. Bouteflika. C�t� am�ricain, sont pr�sents M. Sabbagh, interpr�te de Henry Kissinger, l�ambassadeur Jidda et Peter W. Rodman du �National Security Council des Etats-Unis (NSC). Abdelaziz Bouteflika, qui repr�sentait l�Alg�rie dans une conf�rence sur la coop�ration �conomique, tenue � Paris en ce d�cembre de l�ann�e 1975, une conf�rence qui serait le couronnement du fameux discours prononc� par feu Boumedi�ne devant l�assembl�e g�n�rale des Nations unies en 1974 et durant laquelle il a surtout plaid� pour un nouvel ordre �conomique mondial, plus juste soit-il, est re�u, en marge de cette conf�rence, par son homologue am�ricain pour une entrevue qui a dur� pr�s d�une heure et demie (de 8h05 � 9h25). Les deux diplomates se croiseront plus t�t dans le couloir donnant sur la salle � manger de la r�sidence de l�ambassadeur am�ricain � Paris, sise au 41, rue du Faubourg St. Honor�. �Enfant terrible !� lance, en fran�ais, le Dr Kissinger en direction du ministre alg�rien. Plus �g� que son interlocuteur de 14 ans, Kissinger, l�un des monstres sacr�s de la diplomatie mondiale, sait qu�il peut se permettre ce genre d���cart� au langage diplomatique. L�entr�e des photographes, venus immortaliser cette conviviale rencontre, interrompt la conversation pendant un moment et le groupe se dirige ensuite vers la salle � manger, pr�cise le r�dacteur du document qui en arrive m�me � restituer l�ambiance r�gnant autour de la table. �Quelles sont les questions les plus pressantes que nous devons discuter ?�, demande Kissinger. �Comme vous voulez�, r�pondra Bouteflika. Kissinger se tourne alors vers son interpr�te pour �voquer leur interlocuteur du jour �Lorsque je l�ai rencontr�, il �tait r�volutionnaire. Maintenant, c�est un diplomate r�volutionnaire�. �Il est n�cessaire parfois, durant une vie, de changer de parcours apr�s la fin de l��tape pr�c�dente �, r�plique Bouteflika. Kissinger demande alors � discuter d�abord de la conf�rence de Paris, sans fermer la porte aux autres sujets sur lesquels il souhaite conna�tre l�analyse des Alg�riens, tout en signifiant d�embl�e � son vis-�-vis que son gouvernement ne pourra pas faire grand-chose pour le r�glement du conflit au Sahara occidental. Evoquant la conf�rence en cours � Paris, Kissinger souhaite savoir si Bouteflika n�a pas trouv� son discours �un peu agressif�. �C��tait agressif, mais pas trop�, r�plique en riant le ministre alg�rien qui note, cependant, une ��volution� dans la position am�ricaine qui a, d�sormais, le m�rite d��tre plus �claire�. Kissinger : �Parlons du Sahara ! Vous devriez savoir que nous ne ferons pas de pression sur l�Espagne pour une solution particuli�re. En fait, nous essayons de dissuader le Roi (Hassan II), de marcher dedans�. Et de rigoler : �Avez-vous entendu ce que Moynihan* a dit ? Il a dit que si les Russes prennent la rel�ve au Sahara, il y aura aussit�t p�nurie de sable (rires). Franchement, nous voulons rester en dehors de ce probl�me. Ce n�est pas h�ro�que de s�y engager�. Bouteflika : �Si nous voulons aborder correctement le probl�me, nous sommes oblig�s de parler franchement. Ce probl�me du Sahara est un pr�c�dent dans le monde et c�est un probl�me important, y compris pour le Moyen-Orient�. �Pourquoi le Moyen- Orient ?�, interroge Kissinger. Bouteflika : �S�il y a un accord entre l�Egypte, la Syrie, la Jordanie et Isra�l, pensez-vous, pour autant, que les autres arabes vont abandonner les Palestiniens ? C�est le m�me probl�me. Vous ne pouvez pas abandonner le peuple sahraoui comme vous ne pouvez pas le faire pour celui de la Namibie. Nous avons le Maroc et la Mauritanie r�unis qui envisagent de le coloniser, alors qu�il y a d�cision de la Cour internationale de justice�. �C�est ambigu !�, tranche Kissinger. �Non, la Cour a examin� le probl�me dans ses d�tails et a tranch� pour une solutions pacifique�, ass�ne Bouteflika. Kissinger : �Je ne sais ce que pourrait signifier l�autod�termination pour le Sahara. Je le comprends pour les Palestiniens, mais c�est un probl�me un peu diff�rent �. �La population du Qatar n�est pas plus importante�, cite, en exemple, Bouteflika. �Mais, ils ont un Cheikh, un Etat ind�pendant�, ironise Kissinger. �Mais il peuvent �tre ind�pendants quand m�me. Etes vous d�j� all� � Duba� ?�, demande Bouteflika. �Non, le service charg� de ma protection pense que mon accueil va �tre tellement enthousiaste qu�ils ne me rel�cheront pas. (Rire)�, rigole le secr�taire d��tat. �Je pense que ni les uns ni les autres -ceux qui vous encouragent ou ceux vous d�couragent d�y aller- n�ont raison de le faire. Mais, je vous assure que ce sont des pays qui valent la peine d��tre vus�. Kissinger met fin � cette digression : �Qu�est-ce qui va se passer au Sahara ?�. Bouteflika : �Je voudrais savoir si vous proposez une solution parce que c�est important�. - �Quelle solution ?�. Bouteflika : �Il n�y en a qu�une de possible. C�est une question de principe. faut qu�il y ait r�f�rendum et l�Alg�rie en acceptera les r�sultats. Que les Sahraouis optent pour le Maroc, la Mauritanie, ou l�ind�pendance, il n�y aura aucun probl�me pour l�Alg�rie.� �Peut-on organiser le r�f�rendum pendant que les Marocains sont-l� ?�, lancera Kissinger. �Il faut seulement qu�il y ait des garanties. Il ne peut y avoir de r�f�rendum sous les ba�onnettes et on ne peut l�organiser sous la coupe des Espagnols parce qu�ils sont partis�, soulignera Bouteflika. Kissinger : �Les Mauritaniens aussi sont l�. Vont-ils le partager (le Sahara, Ndlr) entre eux, tous les deux ?�. Bouteflika : �Peut-�tre, mais le probl�me est plus compliqu� que �a et a plusieurs aspects. Un aspect politique, un aspect �conomique et un aspect ayant trait � la souverainet�. Il est exclu que le Maroc suivra la CIJ ou l�ONU. L�un des juges m�a dit que c�est une question de survie pour la monarchie. Il me l�a dit � la Haye�. La r�v�lation de discussions entre Bouteflika et un juge de la Cour fait r�agir le secr�taire d�Etat : �Citez-moi le nom d�une seule institution internationale que vous n�avez pas infiltr�e ?�. Bouteflika, du tac au tac, : �Il en est de m�me pour les Etats-Unis�. Kissinger pr�f�re revenir � son affirmation initiale :�Je le r�p�te, nous n�avons aucun int�r�t l�-dedans �. Le ministre alg�rien revient � la charge : �Parlons ouvertement, �tes vous derri�re ce probl�me ?� ce qui, visiblement, agace Kissinger : �C�est plut�t vous qui �tes derri�re !� Bouteflika s�explique : �Nous estimons que votre position est des plus importantes. Votre presse : Newsweek, The New York Times�, a �t� tr�s objective dans son traitement de la question et nous estimons que les Etats-Unis pouvaient stopper la Marche verte. Ils �taient en mesure de la stopper ou de la favoriser �. �Ce n�est pas vrai !�, coupe Kissinger. Bouteflika persiste : � la France agit de mani�re grossi�re. Manque de d�licatesse, de subtilit�. Bourguiba, Senghor� qu�est-ce qui reste de son influence ? Bongo� aucune finesse, aucune imagination. �tes-vous dans cette situation ? Mais il ya les sentiments, et nous sommes tr�s affect�s par ce que nous consid�rons que votre position est anti-alg�rienne. � Kissinger : �Nous n�avons pas de position contre l�Alg�rie. La seule question �tait de savoir ce que �a risquait de nous co�ter. Pour emp�cher la marche verte, devions-nous rompre compl�tement nos relations avec le Maroc, lui imposer un embargo ?�. Bouteflika : �Vous pouviez le faire, vous pouviez lui couper l�aide �conomique et l�aide militaire. � Kissinger : �Mais, �a aurait pu ruiner nos relations avec le Maroc.� �Non, le roi du Maroc ne veut pas tomber dans les bras des Soviets�, r�pond Bouteflika. - �Mais, nous n�avons pas d�int�r�ts au Sahara�. - �Vous avez des int�r�ts en Espagne et au Maroc�. - �Et en Alg�rie !�. - �Et vous favorisez l�un d�entre ces pays�. - �Je ne pense pas que nous favorisons un camp sur l�autre. Nous essayons juste de rester loin du conflit�. - �Votre r�le ne peut �tre marginal ou d�pourvu d�int�r�ts parce que vous coop�rez militairement avec le Maroc. Donc, vous ne pouvez rester neutre entre le Maroc et l�Alg�rie. Je comprends plut�t que vous n��tes pas neutre ou que, du moins, vous favorisez le Maroc�. Kissinger prend alors son interpr�te � t�moin : �Tu traduis comment ? le ministre se plaint de quoi ? En quoi nous n�avons pas favoris� l�Alg�rie ? pour pouvoir nous aligner sur sa position, il faudrait renier compl�tement la n�tre�. �Peut-�tre qu�il serait plus simple de prendre le principe d�autod�termination comme point de d�part. Maintenant, nous avons affaire � un voisin qui a des fronti�res mobiles� avec la Mauritanie, avec le Niger et avec l�Alg�rie. Des fronti�res mobiles. Apr�s dix ans, nous venons d�accepter la Mauritanie dans la r�gion. Si le Maroc occupe ce pays avec un minimum de l�galit�, cela constituera un pr�c�dent grave. Et si, dans la r�gion, il y avait un tel pr�c�dent de violation des fronti�res, il y aura in�vitablement risque de conflit. Il n�est pas trop tard pour que vous aidiez � trouver une solution. Il faut un maximum de garanties pour l�organisation du r�f�rendum des Nations unies et l�Alg�rie acceptera le r�sultat. Ni la CIJ, ni l�ONU ne reconnaissent des droits au Maroc ou � la Mauritanie�. Kissinger se montre, enfin, un peu conciliant : �Laissez-moi r�fl�chir et je vous contacterai par le biais de notre ambassadeur� A propos, quand allez-vous nous d�signer un ambassadeur � Washington ?�. Bouteflika : �Effectivement, votre remarque est pertinente. Nous allons d�signer quelqu�un au d�but de l�ann�e. En fait, il est dans notre int�r�t de choisir quelqu�un qui a le profil appropri�. Et je vais r�gler le probl�me tr�s rapidement�. Kissinger rassure : �Je pourrais �tre plus utile s�il y a quelqu�un � Washington�. - �Je vais trouver quelqu�un qui a l�envergure suffisante pour ce poste�. - �Il sera bien re�u � Washington�. - �C�est en bonne voie, nous y r�fl�chissons, Dr Kissinger.� L�alg�rien se montre encore plus conciliant : �Nous avons tiss� de merveilleuses relations bas�es sur la coop�ration. Dans le domaine �conomique, elles sont formidables et nous ne l�oublierons jamais. Au plan politique, nous pourrions ne plus nous plaindre de la situation au Moyen-Orient�. - �Non, vous �tes tr�s coop�ratifs�, r�plique Kissinger. Bouteflika pousse alors l�offre alg�rienne un peu plus loin. �Si vous avez un probl�me avec Cuba, le Vietnam ou le Cambodge, nous vous aiderons avec plaisir. Discr�tement�� Kissinger appr�cie. �Nos hommes aux Nations unies ne comprennent souvent pas nos rapports, mais je reconnais que nous entretenons des relations tr�s positives que j�appr�cie beaucoup�. Bouteflika insiste : �Nous sommes de vrais amis. Nous n�avons rien � cacher et nous ne man�uvrons pas. Rien que ce geste, de s�attabler avec vous, comme votre convive, l�indique bel et bien.� �Exactement, laissez moi examiner la question du r�f�rendum, surtout s�il ne requiert pas un retrait avant le scrutin�, promet Kissinger. �Le retrait n�est pas une condition mais il faut aussi s�assurer qu�il y ait des garanties solides pour que le peuple sahraoui puisse d�cider librement. Vous savez qu�il pourrait y avoir des assassinats. Nous ne voulons laisser subsister aucun probl�me. G�nocide��. -�Au Sahara ?�, demande Kissinger. -�Affirmatif ! J�en suis certain. C�est un probl�me d�int�r�ts. Je ne comprends pas pourquoi les Mauritaniens veulent des fronti�res comme �a, tout comme je ne comprends pas pourquoi l�Alg�rie effraye autant.� - �Nous n�avons pas jou� un r�le tr�s actif parce que nous avons assez de probl�mes pour nous aventurer sur un autre front. Mais, je vais l�examiner, je vais m�y pencher�. - �J�ai l�impression que vous ne voulez pas d�un nouvel Etat dans la r�gion�. - �S�il se d�veloppe, nous l�accepterons, comme nous l�avons d�j� fait pour la Guin�e Bissau ou le Cap Vert�, promet Kissinger. - �Il rec�le d�immenses richesses et dans 10 � 12 ans, il deviendra le Kuwait de la r�gion�, affirme l�Alg�rien. - �Mais, nous ne nous y opposons pas. Nous n�avons pas un int�r�t particulier�. - �Il est important que l��quilibre de la r�gion soit maintenu. Je ne pense pas que vos int�r�ts s�accommodent du d�sordre�. - �Je suis d�accord avec vous�, certifie le secr�taire d�Etat. Le ministre alg�rien passe alors � autre chose et sonde son interlocuteur. �J��tais �tonn� de voir la France et la Tunisie travailler ensemble comme forces m�diterran�ennes. Avec les probl�mes du Moyen-Orient, de Chypre, et ceux qui existent au Maghreb, parler de la M�diterran�e rel�ve plut�t de l�optimisme�. Kissinger botte en touche : � En r�alit�, nous sommes inactifs dans cette r�gion et nous �vitons de prendre position pour un camp ou un autre. Nous ne vous avons pas aid�s, nous ne l�avons pas fait pour le Maroc non plus. Laissez moi r�fl�chir � ce que nous pouvons faire. Je n�aime pas faire des promesses que je ne pourrais pas tenir�. A l�initiative du secr�taire d�Etat am�ricain, la discussion tourne alors autour de la guerre en Angola et du Moyen- Orient.