Par Ahmed Tessa Sophie a six ans, en 1re année primaire : un âge nullement approprié pour assimiler les apprentissages scolaires conçus sous l'angle didactique. Que répond-elle chaque soir à sa maman qui lui demande de réviser pour affronter — c'est le mot — les compositions du lendemain ? « Je n'en peux plus de ces ‘'ikhtibarate'' (compositions) .» Réponse pleine de sens : « Maman, je ne comprends rien à ce qui est écrit dans les livres et la maîtresse nous demande de les apprendre par cœur .» Quoi de plus honteux pour nous, les adultes, que cette accusation pleine d'innocence, mais fondée, à l'encontre d'une école algérienne hostile – pour ne pas dire ennemie — de l'enfance ? Si cette hostilité dure depuis des décennies, il n'en demeure pas moins qu'elle s'est aggravée depuis la réforme de 2002. Tout le monde s'accorde à dire que notre régime scolaire fait de nos enfants des « damnés du savoir ». Eux qui – en dehors des salles de classe — sont curieux et vifs d'esprit comme leurs pairs du monde entier. Oui ! Ils sont damnés par une logique pédagogique qui s'apparente à une torture psychologique, beaucoup plus qu'à une action formatrice de l'esprit, dédiée à l'éducation d'une fragile personnalité en plein développement. Un simple coup d'œil sur le poids du cartable d'un enfant de six ans doit nous alerter sur la scoliose mentale autant que physique. En ce mois de mars, Sofie, comme tous les élèves de son âge, doit se coltiner pas moins de 6 compositions dont 5 à l'écrit. Et dire que la 1re année est destinée au déchiffrage des lettres, voilà qu'on exige d'eux de rédiger. N'est-ce pas de la folie ? Que dire alors des contenus des leçons, véritable épouvantail ! En langue, en éducation civique, en histoire ou en éducation religieuse, nous retrouvons le même référent employé en overdose : celui du rituel religieux, et parfois du nationalisme qu'il faut mémoriser. N'est-ce pas que — pratiqué en temps de pluie, de neige ou de canicule — le cérémonial de la levée du drapeau au quotidien ne sert nullement à ancrer l'amour de la patrie mais à haïr ces longues minutes de torture. Dans son vécu scolaire, rien ne viendra faire rêver l'enfant, l'émerveiller, stimuler son intelligence émotionnelle. Dans ces manuels au contenu insipide, point de place à la beauté et à la magie de la nature, aux nobles sentiments humains, à ces scènes de la vie quotidienne, en ville ou en campagne. Et pourtant, la belle langue arabe se prête à merveille pour éveiller en eux le goût du beau, de l'esthétique et transmettre les valeurs humanistes. Non, la beauté n'est pas à l'ordre du jour. On ira faire violence à leur sensibilité comme c'est le cas de cette image d'un cadavre étalé en pleine rue – pour soi-disant les sensibiliser aux accidents de la route (page 54, livre 1re AP Ettarbia madania). Une page que les enfants détestent consulter, tellement ce spectacle les fait souffrir. « Tourne la page, je ne veux pas voir ça ! » s'écrie Sophie. Que dire d'une sourate de deux pages à apprendre par cœur par l'élève de six ans pour la restituer — par écrit s'il vous plaît ! — le jour de la composition ? Et ces textes jalonnant les livres de 1re Ap et dont le niveau lexical en arabe classique arrive à dérouter jusqu'aux fin lettrés que sont les enseignants et certains parents ? Idem pour les mathématiques. Des parents « portant la bosse des maths » (en arabe), nous avouent leur incapacité à résoudre les exercices et à comprendre les leçons du livre de 1re année primaire. Le comble ! Un vent de folie s'est-il emparé des concepteurs des programmes et des manuels scolaires? Est-ce volontaire de leur part ? En tant que pédagogues , ils sont censés être outillés pour comprendre la psychologie des enfants du cycle primaire. Et avoir maîtrisé l'art de s'élever au niveau des enfants pour accéder à leurs capacités de compréhension/assimilation : telle est la qualité première exigée de tout concepteur de programmes et de manuels. Et de tout enseignant du primaire. A l'évidence, dans les manuels dits de la réforme, on n'est pas loin des manuels des années 1980/1990 où les enfants apprenaient à laver un mort, voire pire, à connaître les supplices de la tombe… si par malheur ils/elles ne faisaient pas la prière. Quel est donc ce logiciel qui se niche dans la tête de nos pédagogues/idéologues ? Sont-ils mandatés pour une mission d'endoctrinement ou pour une mission d'éducation/instruction ? Et dire qu'on croyait le temps de l'endoctrinement révolu ! Incompréhensible est leur attitude qui perdure depuis des décennies. Sont-ils aveugles pour refuser de voir ce qui se cache derrière ce cartable « scoliosant » ? Cette corvée/torture imposée aux enfants aurait dû les pousser à réagir. A interroger l'emploi du temps, le nombre de matières, de manuels. Et passer au crible leurs contenus qui ne sont que l'émanation de programmes dont « l'obésité » pousse les élèves vers le surmenage. Aux âges sensibles du développement de l'enfant, il est impensable de passer outre les recommandations des sciences de l'éducation et des neurosciences, deux branches qui ont dopé les progrès de la pédagogie… sous d'autres cieux. Mais, ce souci des normes n'a jamais été à l'ordre du jour, malheureusement. Il se dit que tout ce qui vient de l'Occident est néfaste. Autant se contenter de vieilles recettes pédagogiques d'un autre temps. Celles de zaouïa. Quitte à tordre le cou aux normes pédagogiques les plus élémentaires. C'est exactement comme si on imposait à nos chirurgiens-dentistes de s'en tenir aux pratiques charlatanesques des arracheurs de dents d'antan ; et ne pas s'ouvrir aux techniques modernes importées de pays développés. Il est révoltant de constater au sein d'un secteur névralgique ce refus de s'ouvrir aux progrès scientifiques. Il est vrai que les Arabes n'ont pas investi (via leur langue) dans les travaux de recherche en sciences de l'éducation et dans les neurosciences. Leur retard s'explique par leur refus d'enseigner la philosophie et les sciences psy ; et ce, pour des motifs pseudo-religieux. Et dire que leurs ancêtres en Andalousie n'avaient pas ce complexe. Ils ont alimenté le siècle des Lumières en Europe. Il est évident que les élèves de 1re et 2e AP sont en phase d'initiation pour assimiler les apprentissages instrumentaux (de base) : écrire, lire et calculer. Ce sont là trois activités très difficiles à appréhender pour un enfant de six ans. C'est à partir de cette « immaturité cérébrale » que la pédagogie de la 1re AP (programme, méthode, manuels, activités) doit être élaborée et considérée en tant que suite/consolidation des préapprentissages du préscolaire (de la grande section). C'est aussi pour cette raison que bien des pays ont différé à l'âge de 7 ans l'entrée en 1re année primaire. En Algérie, l'enfant de six ans est perçu comme un adulte en miniature. Aux yeux des concepteurs de programmes/manuels, il (l'élève) doit recevoir les mêmes ingrédients (que l'adulte). Des ingrédients indispensables à l'endoctrinement idéologique dont la société aura besoin pour faire triompher leur idéal fantasmé. La polémique sur la bismallah, la prière à l'école (une hérésie sur tous les plans) et l'invitation aux fillettes – obligation suggérée – de porter le hijab ne sont que des manifestations crues de cet endoctrinement via l'école. Mais il n'y a pas que le cycle primaire à souffrir de l'acharnement idéologique. Les crèches et les maternelles risquent de connaître le même sort. Les nouvelles sont loin d'être réjouissantes. Là aussi, la méconnaissance des exigences scientifiques mènera vers des dérives. On a appris que le ministère de la Solidarité nationale, tutelle des crèches et des écoles maternelles (de 0 à 6 ans), s'apprête à élaborer un programme unifié, ainsi qu'un cahier des charges. Cela est une bonne chose. Bien qu'en théorie et en toute logique, la prise en charge des 3 à 6 ans doit revenir au ministère de l'Education nationale. C'est en prévision de ce programme unifié qu'une structure en charge des enfants handicapés (sise à Constantine) a proposé un projet allant dans ce sens. Mais le document/projet porte de nombreuses zones d'ombre. Rédigé en arabe, il puise ses sources/références dans une bibliographie qui a de quoi laisser perplexe. Les auteurs du projet ont consulté dix ouvrages égyptiens et jordaniens dont le plus récent date de… 2002. Et un seul document algérien émanant du MEN… de 2008. Nous ne trouvons aucune trace d'ouvrages de psychologie moderne ou de neurosciences, deux spécialités sur lesquelles se base toute éducation préscolaire digne de ce nom. Ils (les rédacteurs) sont allés jusqu'à passer sous silence les travaux d'éminents spécialistes occidentaux qui ont formalisé l'éducation préscolaire. Cela aurait demandé des efforts pour dénicher et comprendre de tels ouvrages rédigés en langue étrangère. Et comme il fallait s'y attendre, la confusion de deux concepts saute aux yeux : les rédacteurs parlent d'enseignement (etta3lim) en lieu et place d'éducation/imprégnation. La rhétorique de l'ex-parti unique y est omniprésente : les constantes nationales, l'identité nationale. En abordant le point relatif à la langue de communication avec les enfants, on lit : « L'enseignement (sic !!) doit se faire en langue maternelle, à savoir la langue arabe et le tamazight .» On aura compris que dans l'esprit des auteurs, il s'agit de l'arabe classique non de l'arabe algérien. Exit la langue française, ne serait-ce que le bain linguistique pour préparer l'entrée au primaire ! La référence à la religion musulmane prend une grande place dans les préoccupations des promoteurs du projet, au détriment des exigences scientifiques. Comme si, à cet âge, tout comme au primaire, l'enfant pouvait comprendre le sens des longues sourates qu'on lui demande de mémoriser. A la lecture de ce document, on mesure tout le vide qui habite les secteurs en charge de la petite enfance. L'Algérie est-elle à ce point dépourvue de spécialistes en la matière ? Espérons seulement que cette proposition de projet recevra le sort qu'elle mérite, au vu des dérives dangereuses qu'elle véhicule. Une piste ? Organiser un colloque où ne participeront que les vrais spécialistes (des branches de la psychologie, des neurosciences, de la linguistique, pédiatrie, des éducateur(ices)/pédagogues). Eux/elles seul(es) savent l'urgence d'appliquer les normes scientifiques et pédagogiques dans le monde de la petite enfance. Et qu'on cesse d'organiser ces rencontres populistes qui culpabilisent les spécialistes et qui accouchent de monstruosités. A. T.